La Turquie est le jardin d’Eden où la pelouse est une moustache ! Les imberbes en quête de poils sous le nez viennent à Istanbul, parfois même de l’étranger, s’en faire greffer une.
Par Solène Permanne
« Tu n’as pas la phobie des poils j’espère ! » lance Süle Olmez, la chirurgienne. « Frisés, lisses, épais, doux… », renchérit une infirmière. Ce matin-là, l’humeur est à la taquinerie à la clinique de greffes pilaires Ibrahimhairturkey. Ici, la moustache est une affaire de femmes. Les huit membres de l’équipe, exclusivement féminine, troquent jeans slims et escarpins contre blouses rouges et crocs roses. Et à 8h30, la salle d’opération a (pour l’instant) tout l’air d’un institut de beauté : maquillage, coiffure, potins… Un selfie directement posté sur Instagram et elles sont fin prêtes à accueillir un touriste un peu particulier…
Mohammed B. a fait le voyage depuis le royaume d’Arabie Saoudite, pour celui des poils : Istanbul. Il en repartira avec une nouvelle moustache. Original, pas pour autant isolé. Il existe plus de 250 cabinets d’implantation pilaire à Istanbul. Au total, ils garniraient le crâne, la barbe ou la moustache de plus de 40.000 hommes chaque année, dont beaucoup d’étrangers. Un marché estimé à plus de 100 millions de dollars. Un véritable tourisme pilaire est en vogue dans la mégalopole turque.
La première étape du périple de Mohammed B. ne consiste donc pas à flâner dans les ruelles du Grand Bazar, à naviguer sur le Bosphore ou à découvrir la mythique Sainte-Sophie. Mais en une prise de sang. Une procédure obligatoire avant la chirurgie : « Il y a deux semaines, nous avons dû annuler une opération. Le patient souffrait du virus du sida. Le plus dur a été de le lui annoncer », raconte Chainaz, une infirmière.
Un homme sans moustache est comme une maison sans balcon
Mohammed B. arrive dans sa chambre d’opération, des résultats rassurants mais une mine déconcertée : « C’est un peu stressant ! » L’homme de 37 ans a pourtant l’habitude de l’odeur de désinfectant, des murs blancs et des lumières jaunâtres. Ce Syrien d’origine travaille lui-même dans une clinique en Arabie Saoudite, où il est réfugié. Son métier est d’ailleurs la raison qui l’a conduit à cette opération : « On vit dans un monde où l’apparence est importante. Je suis médecin et l’hôpital dans lequel je travaille propose ce genre de chirurgies, explique-t-il. En fait, je ressentais une pression. Au travail, tout le monde me disait “Pourquoi tu ne le fais pas ? » »
Il saute finalement le pas et choisit Istanbul pour l’addition peu salée de son menu maxi best of : cheveux supplément moustache. Il débourse 1500 euros pour le tout alors qu’on lui demande près de 10 000 euros en France pour une chirurgie effectuée avec la même technique, appelée « FUE » (Follicular Unit Extraction). « Sous anesthésie locale, on prélève une à une les unités folliculaires à l’arrière de la tête pour les greffer ensuite dans la zone concernée », explique la chirurgienne, qui entre justement en action.
Rasage, traçage au feutre des délimitations, anesthésie locale, puis opération… Un travail minutieux commence : tandis que Süle Olmez prélève les cheveux du patient, sa collègue Merve Gül les compte un à un et les range cent par cent avec dextérité et concentration. Pas question d’avoir un poil dans la main. Au total, l’opération dure sept heures. Les patients doivent ensuite attendre un an pour constater le résultat final, le temps que les poils repoussent.
« C’est long, je suis déjà impatient de voir ma nouvelle tête ! », plaisante Ziad D. – opéré la veille – avant de croquer sa tartine grillée. L’hôtel Bosfora – bâtiment moderne et architecture design – a ouvert ses portes il y a un an. Voisins de 500 mètres, Ibrahimhairturkey et le Bosfora travaillent en partenariat. Cliniques et hôtels stambouliotes élaborent des packages pour les touristes comprenant chirurgie, logement et visites, et ce avec une prise en charge souvent dès l’aéroport. Un partenariat qui offre des avantages précieux pour les agents hôteliers : « Nous avons du monde toute l’année puisque les clients ne font pas spécialement ce genre d’opérations sur des périodes de vacances nationales », explique Dzenana Husejnagic, la manager du Bosfora.
Soliman le Moustachu
« Ces clients représentent 50 % de notre clientèle, poursuit-elle. La grosse majorité vient du Moyen-Orient, notamment du Qatar, d’Arabie Saoudite, d’Oman ou des Emirats-Arabes-Unis. » Le reflet sûrement du succès dans de nombreux pays arabes des séries turques dans lesquelles les acteurs apparaissent la chevelure brillante et la moustache soyeuse. La communication est donc désormais assurée aussi en langue arabe, via réseaux sociaux et brochures. Des services d’interprètes sont proposés.
Ce concept s’inscrit dans une stratégie plus large et encouragée par le gouvernement depuis 2010, celle du tourisme médical. « Nous appelons les touristes arabes les « clients à fort potentiel » car ils voyagent souvent en famille tandis que les Européens qui viennent pour une opération sont souvent seuls. Et si les touristes arabes ont apprécié l’hôtel, on sait qu’ils reviendront », se réjouit la manager.
L’hôtel peut aussi se targuer d’un autre avantage : sa proximité avec la clinique qui l’emporte largement sur sa situation dans le quartier peu touristique du Besiktas. « Si j’étais venu en vacances à Istanbul j’aurais plutôt choisi un hôtel à Sultanahmet », confie Ziad D, avant de partir pour une journée de visites dans le dit quartier, le plus touristique de la ville.
Reine moustache peut se rassurer, la pilosité a encore de beaux jours devant elle en Turquie. Elle est depuis longtemps symbole d’honneur et de virilité. Et régnait déjà sous l’empire Ottoman : de nombreux sultans l’arboraient, dont le célèbre Soliman le Magnifique. Un vieux dicton populaire affirme même qu’« un homme sans moustache est comme une maison sans balcon ».
« La moustache ajoute un charme supplémentaire, confirme Elif, étudiante en droit de 23 ans. Dans ma famille, mon frère, mon oncle, mon père et mon grand-père sont moustachus. Et mon petit-ami aussi ! Quand je l’ai rencontré, j’ai tout de suite pensé que ça lui donnait un air de Volkan Demirel. » Le dit footballeur turc a pourtant récemment, troqué sa moustache contre une barbe hipster… « C’est la tendance en ce moment, s’amuse Yunus, un barbier installé dans le quartier jeune et animé de Besiktas. Je crois que les nouvelles générations trouvent la moustache de plus en plus démodée. » Si la moustache est encore de rigueur à Istanbul, la barbe hipster pourrait donc bientôt lui couper l’herbe sous le nez…
La moustache fait l’homme
Outre l’aspect esthétique, la moustache a conservé un symbole dans l’imaginaire politique et religieux turc. Une tradition qui remonte à l’empire Ottoman, pendant la période de modernisation des « Tanzimat ». Partisans et adversaires des réformes étaient reconnaissables à leurs poils : barbes et moustaches pour les défenseurs des réformes, visage rasé pour les adversaires.
La moustache « Ulkucu »
La moustache typiquement portée par les nationalistes, notamment du parti MHP. Longue, elle se divise en son milieu et ses extrémités se prolongent sur les deux côtés de la bouche. Ses deux brins forment ainsi des sortes de « crocs » de loups, faisant directement référence à l’appellation courante au groupe d’ultras-nationalistes : les « Loups Gris ». D’autres voient en cette moustache le M de « Milliyetçi » (nationaliste). Pour d’autres, cette moustache, avec les deux sourcils, reproduiraient les trois croissants de lune présents sur le drapeau du parti MHP.
La « Badem biyik »
Ou moustache en amande, symbolise le religieux conservateur. Peignée et coupée à partir des ailes du nez, elle ne couvre pas la lèvre supérieure et ne tombe pas sur les côtés. Mince et stricte, elle est notamment portée par le président actuel Recep Tayyip Erdoğan et l’était également par son prédécesseur, le chef d’Etat Adbullah Gül. Dans l’Islam, la pilosité faciale fait partie de la beauté et de la plénitude de l’apparence masculine et se doit donc d’être bien taillée.
Le style morse
Une moustache épaisse et broussailleuse style « morse » symbolise les défenseurs de la pensée gauchiste. Elle couvre seulement la lèvre supérieure et serait inspirée de la moustache du défunt chef soviétique communiste Staline. Ce style est aussi l’apanage des kurdes. Leur moustache très fournie, parfois bien au-delà de la lèvre inférieure, revêtirait un aspect revendicatif. Elle est notamment portée par le leader kurde actuel Abdullah Öcalan. S. P.