Créatrice de la marque Dice Kayek, Ece Ege a fait de sa passion pour l’art un métier. Aujourd’hui reconnue pour ses collections dans le monde entier, elle n’oublie pas pour autant sa première source d’inspiration, la ville d’Istanbul.

par Marine Sanclemente

À 2856 kilomètres du Saint-Germain-des-Près qu’elle aime tant, nous retrouvons Ece Ege dans le quartier d’affaires de Levent. Le « Manhattan d’Istanbul » comme l’appellent les Turcs. Port de tête altier et chevelure impeccablement brushée, Ece Ege est élégamment assise sur le canapé de son luxueux appartement. Le calme règne.

Pourtant, à quelques kilomètres seulement, la 6e édition de la Fashion Week stambouliote bat son plein. Celle qui se revendique comme la pionnière de la mode turque ne semble étonnamment pas très concernée. « Alors, que s’est il passé ? J’ai reçu plein d’invitations mais j’avais prévenu que je ne serai pas présente. » Pour Ece Ege, Istanbul n’a pas vocation à devenir une capitale de la mode et ne sera jamais à la hauteur de villes comme Paris, Milan, Londres, ou encore New York. « On fait des Fashion Week partout maintenant, c’est ridicule. Qui va aller en Ethiopie ou au Kenya pour acheter des vêtements Haute Couture ? »

Si Ece Ege tient à être considérée comme une « vraie parisienne », c’est à Bursa, une ville du Nord-ouest de l’Anatolie qu’elle est née, en 1963. Entre montagnes et volcans, la styliste raconte y avoir eu une enfance de privilégiée. « Nous allions skier chaque week-end l’hiver et dès le retour des beaux jours, tous nos amis et voisins venaient dans notre maison de vacances pour s’amuser et se baigner. » Des années heureuses, accompagnées d’un parcours scolaire brillant.

« Il faut être une working-girl à 100%. C’est impossible de concilier un métier qui vous prend 28 heures sur 24 avec une vie de famille »

Jean François Soler, l’attaché de presse d’Ece Ege

Passionnée d’art depuis toute jeune, Ece Ege souhaite poursuivre dans cette voie pour ses études. La mode est encore loin, ce qui la fait vibrer, c’est la gemmologie. « Je passais déjà mon temps libre à dessiner des bijoux ». Ne parvenant pas à intégrer un cursus spécialisé, elle se tourne vers le stylisme et s’envole alors pour Paris, grâce au soutien de ses parents. « Ma maman a passé les premiers mois avec moi à Paris, le temps que je m’habitue à ma nouvelle vie, raconte-t-elle. C’était une mère très protectrice. »

L’empire Dice Kayek

En 1987, l’étudiante turque est diplômée de la prestigieuse école de mode Esmod. Plus déterminée que jamais, elle décide de rester dans son nouveau pays pour lancer sa marque à Paris. « Je savais qu’il fallait que je reste dans la capitale si je voulais faire de la mode mon métier. Tout se passe à Paris, et ce encore aujourd’hui ».

Cinq ans plus tard, elle fonde avec Dilara Akay, une camarade de classe, Dice Kayek, une société. « Tout est une question d’équipe dans les affaires, je ne ferai rien toute seule », affirme-t-elle. Elles commencent les collections et produisent alors uniquement des chemisiers en popeline. « Petit à petit, c’est devenu un métier sérieux. »

Quelques mois plus tard, son associée quitte le navire et Ayse Ege, la sœur d’Ece, rejoint l’équipe. Dans ce milieu impitoyable, nombreux sont ceux qui décrochent. « Il faut être une working-girl à 100%. C’est impossible de concilier un métier qui vous prend 28 heures sur 24 avec une vie de famille », confie Jean François Soler, l’attaché de presse d’Ece Ege. Sans mari ni enfants, les déplacements professionnels à l’étranger font aussi partie du quotidien de la styliste. Une chance pour elle, et surtout un moyen de trouver son inspiration. « Dès que je suis dans un café ou en terrasse dans une ville différente, je scanne tout le monde malgré moi, c’est inexplicable. » Les gens qui passent, leur caractère, l’air du temps…

Istanbul, une ville à part

Mais ce qu’elle aime par-dessus tout, c’est raconter Istanbul. « Une ville qui mérite d’être vue autrement », précise Ayse Ege. En 2009, lassée de créer des collections commerciales, « pas du tout excitantes », la créatrice prend le risque de se lancer dans la Haute Couture. Ece Ege rêve alors d’un projet spécial, exclusif, où chaque pièce représenterait une caractéristique d’Istanbul. La collection Istanbul Contrast était née. Sa passion pour l’art prend alors le dessus : elle veut faire de ses créations des pièces de musée, qui seront exposées mais jamais portées ni vendues.

« Quand j’ai vu cette collection pour la première fois, j’ai été stupéfié, raconte Franck, le directeur artistique de la marque. Il fallait absolument que tout le monde puisse voir ces pièces incroyables ». Tenant absolument à être au cœur des évènements de la Fashion Week, les deux sœurs voulaient un endroit d’exception, à la hauteur de la collection. « J’ai appelé le directeur du Ritz, Ömer Açar. Il est turc alors j’ai pensé qu’il pourrait nous aider. Nous n’avions rien à perdre », s’amuse Ayse Ege. Enthousiasmé par le projet, il leur laisse le Ritz Bar à disposition gracieusement pendant une semaine.

« Se sentir apprécié vous permet de ne pas céder dans ce milieu très difficile »

Ece Ege

Un lieu mythique, une scénographie magique et des invités de qualité : « C’était plus profond, plus intellectuel. Mes créations étaient admirées autrement et cela m’a donné personnellement beaucoup de plaisir », se remémore Ece Ege. Après le Ritz, tout va très vite pour Dice Kayek. Les expositions s’enchaînent : musée des Arts décoratifs de Paris, Amsterdam Museum, Victorian Albert Museum de Londres… Et surtout, le musée d’art contemporain Istanbul Modern, tant espéré pour celle qui a tiré son inspiration de la ville.

En 2013, c’est la consécration. Ece Ege remporte le Jameel Price, qui récompense les artistes contemporains s’inspirant de la culture islamique. « Nous étions plus de 400 artistes en compétition, c’était complètement inattendu. » Un signe de reconnaissance dont elle est extrêmement fière, et qui lui donne le courage de tenir. « Se sentir apprécié vous permet de ne pas céder dans ce milieu très difficile ». Depuis, les pièces tournent dans le monde entier. Prochain arrêt au Qatar pour le dernier voyage de la collection.

Pour Inès Leonarduzzi, consultante mode, le succès de cette collection est indissociable des origines de la créatrice. « Elle souffle un air nouveau dans le monde de la mode et bénéficie indéniablement de l’image exotique que la Turquie peut avoir à l’étranger. » Un sujet délicat qu’Ece Ege prend très à cœur. Elle affirme que sa culture n’est pas un atout, ni un argument marketing. « Ma nationalité m’a aidée pour ce prix. C’est tout. »

L’enseignement de la mode en Turquie

Après Beyrouth, Pékin et Tokyo, la prestigieuse école de mode Esmod s’est implantée à Istanbul depuis septembre 2011. Un choix pas anodin.

Si beaucoup ont tendance à l’oublier, la Turquie a toujours eu une culture très riche au niveau de l’artisanat et du textile. Que ce soit à Byzance ou Selçuk, plusieurs civilisations ont laissé de grandes richesses sur les terres, sans parler de l’héritage de l’Empire Ottoman.
« Il faut tirer les avantages de ces richesses naturelles et les développer. L’ouverture d’Esmod en Turquie permet de former des étudiants ayant la capacité de répondre aux besoins des professionnels du textile de ce pays », explique Nadine Massoud Bernheim, la directrice. Jusqu’à lors, aucune école ne formait au stylisme et à la création en Turquie. « C’est pour cette simple raison que je suis partie m’installer à Paris, je n’avais pas d’avenir dans mon pays », renchérit Ece Ege. Et elle n’est pas la seule dans ce cas.

Hakaan Tildirim, Gönül Paksoy, Bora Aksu, Hüseyin Caglayan… Ces créateurs turcs, devenus célèbres pour leurs collections, ont tous étudiés à Londres, Paris ou New York. Nombreux d’ailleurs sont ceux qui se déplaceront pour enseigner aux étudiants stambouliotes les techniques de création et les processus de réalisation. Pour Anne Viallon, directrice du réseau International de l’école, il est essentiel de rappeler que les cours délivrés sont exactement les mêmes que ceux enseignés dans les 21 autres Esmod autour du globe. « Nous encourageons d’ailleurs les étudiants étrangers à venir à Istanbul car la multi-culturalité fait la force ». Un espoir auquel Ece Ege, nommée directrice artistique de l’école, ne croît pas. « Un jeune qui démarre en Turquie n’a aucune chance s’il n’est pas soutenu par un grand nom ou si son meilleur ami est le fils d’une personne publique, déplore-t-elle. Malheureusement vous n’êtes plus jugé sur votre talent dans ce secteur très fermé aujourd’hui. Le coup de crayon et la créativité comptent pour un dixième. Le réseau, les copinages et l’argent font le reste. »

M. S.