Avec 90 millions de visiteurs annuels, le Bazar est un endroit incontournable pour les touristes du monde entier. Entre les lampes multicolores et étals de loukoums, plus de 20 000 hommes y travaillent chaque jour. Plongée dans la vraie vie des vendeurs du Bazar.
Par Marine Sanclemente
« Par ici Angelina Jolie », « j’ai des trésors aussi beaux que vos yeux », « laissez-moi vous faire acheter tout ce dont vous n’avez pas besoin ». Il est 9 heures, le Grand Bazar vient d’ouvrir ses portes et les vendeurs rivalisent déjà de techniques pour capter l’attention des clients. Avec près de 4 000 boutiques sous le même toit, difficile en effet de sortir du lot.
Une heure après l’ouverture, Ramazan arrive enfin. Costume noir flambant neuf, mocassins à pompons roses et coiffure soignée, ce propriétaire d’une boutique de tapis semble avoir trouvé la clé du succès. « Les clients font confiance à mon visage d’ange, alors si je suis bien habillé en plus, tout est bon », s’amuse-t-il. À seulement 24 ans, il embauche déjà pas moins de trois vendeurs. « Cela me permet d’arriver et de partir quand je le souhaite, je sais qu’il y a toujours quelqu’un dans le magasin », raconte-t-il, installé dans son large fauteuil rococo. Pas de charge ni de taxe, il doit simplement payer la sécurité sociale de ses employés, s’élevant à 400 livres turques par mois, soit environ 130 euros, en plus de leur salaire.
Un restauration longue et trop chère
Une somme assez faible pour ce lieu qui brasse plusieurs millions de livres par jour. Mais depuis quelques temps, les affaires ne sont pas au beau fixe et les rues du plus grand marché couvert au monde sont encore vides. Faute aux attentats des derniers mois ou aux projets gouvernementaux ? Personne ne peut vraiment l’affirmer. Mais parmi les vendeurs, certains ont un avis bien tranché. « J’ai toujours soutenu les décisions du gouvernement de l’AKP (parti islamo-conservateur au pouvoir, NDLR) mais aujourd’hui, je suis extrêmement déçu », explique Emre, en nous montrant la rue vide devant sa boutique de vaisselle en céramique. Ce quadragénaire en colère fait référence au projet de rénovation initié par la municipalité en mai 2014 (voir encadré). Le Bazar subit actuellement une restauration complète qui doit prendre au moins dix ans et coûter plus de 40 millions de dollars selon les estimations. « Même si les travaux sont réalisés la nuit, cela perturbe beaucoup l’activité. Je ne peux pas me permettre de gagner aussi peu en haute saison, j’ai un loyer à payer », explique Burak, locataire d’une minuscule boutique de bijoux.
Un loyer, et pas des moindres. « Le Grand Bazar est l’un des plus anciens du monde et a toujours été très populaire. Cela explique logiquement pourquoi les loyers y sont beaucoup plus chers que dans les autres quartiers », démontre Cansel Turgut Yazıcı, directrice d’une agence immobilière située à proximité. Selon l’agence d’évaluation Eva Gayrimenkul Değerleme, la rue de Kalpakçılar, artère principale du marché, est en effet la rue la plus chère d’Istanbul. Le montant du mètre carré y avoisinerait les 3 500 dollars et les frais de location de boutiques auraient encore augmentés de 20% en 2015. Un tarif qui diffère selon l’emplacement au sein du marché. « Les boutiques placées dans les rues principales ou celles dans les coins coûtent plus cher car elles sont plus visibles, explique Ramazan. Un loyer peut aller de 5 000 à 15 000 livres par mois (de 1 670 à 4 700 euros) ». Lui a la chance d’être propriétaire et de ne pas payer de loyer exorbitant. Comme la majorité des jeunes qui sont ici, il a hérité la boutique de son père et de son oncle. Travaillant au Bazar depuis l’âge de 16 ans, « d’abord comme porteur de tapis, puis comme vendeur deux ans plus tard », Ramazan imagine bien faire ce métier toute sa vie.
Ce n’est pas le cas de Kenan, 28 ans, qui a reçu, en héritage, sept boutiques de famille. Malgré la tentation financière, « j’ai choisi de faire des études de médecine après mon service militaire pour prendre de la distance avec ce monde », confie-t-il. Il ne vient plus au Bazar qu’un seul jour par semaine et consacre le reste de son temps à la pharmacie qu’il vient d’acheter. Son cas n’est pas isolé et, loin des clichés, nombreux sont ceux qui ont fait de longues études, en Turquie ou à l’étranger. « J’ai fait une école de commerce en Angleterre où j’ai en plus appris le russe. Les connaissances linguistiques sont un atout de taille pour vendre ici, surtout avec certaines nationalités », se réjouit Emre
L’une des artères principales du Grand Bazar dans laquelle il est habituellement difficile de circuler.
Quand Aladin fait fortune
Les vendeurs sont unanimes : les Russes, Américains et Emirats sont leurs clients préférés. Si certains s’adonnent à l’art de la négociation pendant une journée, eux achètent sans même avoir demandé le prix à l’avance. « Je me doute que je ne fais pas une affaire, mais je ne vais pas perdre une heure pour négocier des chaussures alors qu’il y a tant de belles choses à voir dans la ville », s’amuse cette Américaine de 32 ans, escarpins vertigineux à la semelle rouge dans les mains.
Mais en matière de marchandises, le plus rentable est incontestablement le marché des tapis. Installé dans sa réserve à une dizaine de minutes du Bazar, Ramazan nous montre sa collection. « Ceux là sont en soie, ce sont les plus chers. J’ai également une pièce antique d’une grande rareté », dit-il avec fierté. Le jeune homme raconte que grandir dans ce milieu en Turquie est une source de respect : « Les tapis sont vraiment durs à vendre, tu es souvent considéré comme un commerçant très doué si tu vends bien. »
D’un client à l’autre, le prix varie selon sa volonté. « Il n’y a aucun prix fixe, tu dis ce que tu veux et ça peut aller jusqu’à 30 fois le prix d’achat avec certains. C’est pour cette raison que c’est un métier qui rapporte », ajoute Ramazan. Quand le salaire moyen en Turquie se situe entre 1500 et 1800 livres turques, lui gagne en moyenne 10 000 livres par mois en basse saison. Concernant la haute saison, il ne dira rien. « Les vendeurs ne peuvent pas dévoiler ce qu’ils gagnent par rapport au gouvernement. Il peut nous faire payer plus de taxes s’il connaît le montant exact », explique-t-il.
Ramazan pose dans sa réserve où sont stockés plus de 800 tapis.
La fin de journée approchant, on peut se demander si la Turquie est un pays doté d’êtres féminins, leur présence parmi les commerçants du Bazar étant inexistante. Lorsque l’on pose la question à deux vendeurs, la réponse coule de source : « Il n’y a pas de femmes ici car elles sont trop sensibles et fragiles pour travailler dans ce milieu masculin ». « D’autant plus qu’une femme ne peut pas travailler de 9 heures à 19 heures », renchérit tout naturellement le second, assis sur son tabouret.
Pour Ramazan, cela semble inenvisageable d’embaucher une vendeuse. Non pas par conviction personnelle, mais à cause du regard des autres vendeurs, notamment des plus âgés. Si l’on peut penser au premier abord que cela est en lien avec le quartier, très conservateur, la réponse n’est pas là. Au Bazar aux épices, seulement & kilomètre plus loin, des femmes sont aux premières loges depuis près d’un an. « Je ne suis pas convaincu que cela sera le cas au Grand Bazar, même dans dix ans, constate Ramazan. C’est dommage car une femme convaincante pourrait vous faire acheter n’importe quoi… Même un tapis hors de prix ! »
Le quartier de Fatih compte plusieurs siècles d’histoire
La rénovation du Bazar s’inscrit dans un cadre plus large. Le maire de la municipalité de Fatih, centre touristique de la ville, veut redonner au quartier son lustre d’autrefois. Un projet qui n’est pas au goût de tous les Stambouliotes.
« Nous espérons que des bienfaiteurs du monde entier investiront dans la restauration des sites historiques de notre merveilleux quartier », avait déclaré Mustafa Demir, maire de Fatih (AKP), à l’occasion du lancement d’un nouveau projet en mai 2014. Selon ce plan de rénovation, plus de 83 millions de dollars seront affectés au ravalement de 4 500 bâtiments présents dans ce district de la ville. Les premiers travaux ont commencé en avril avec la rénovation des toits du Bazar, usés par le temps et grandement abimés par le tournage du film James Bond en 2011.
Après trois visites à la municipalité et des dizaines de mails et d’appels téléphoniques, impossible de trouver quelqu’un qui acceptera de parler de ce projet. « Je suis navrée mais j’ai des consignes à respecter, je ne réponds pas aux journalistes étrangers », nous confie une secrétaire à l’accueil, dans un anglais très approximatif.
Une absence de réponse qui n’étonne pas Nilgün Kural, guide depuis -cinqvingt ans à Istanbul. « Il est normal que des rénovations soient faites sur des monuments qui ont plusieurs siècles. En revanche, certaines devraient être interdites car il s’agit simplement d’une destruction du patrimoine. Le maire en est conscient et ne va sûrement pas s’en vanter », déplore-t-elle. En cause, l’implantation de marques internationales et la construction de restaurants branchés et d’hôtels dans les caravansérails situés aux extrémités du Bazar. Construit en 1461 par Mehmed II et élargi au XVIe siècle sous les ordres de Soliman le Magnifique, le Bazar est l’un des symboles du succès commercial et de la puissance ottomane. Au fil des siècles, il a survécu aux tremblements de terre, incendies et attentats, mais le maire ne semble pas satisfait de la situation.
« Pourquoi les touristes viendraient-ils visiter des touristes ?
« Actuellement, l’endroit est désert après 19 heures. En ouvrant des hôtels, nous allons l’animer, tout en préservant bien évidemment sa structure actuelle et son esprit », affirmait Mustafa Demir lors d’une interview accordée au journal Hürriyet, le 4 mars dernier. Il semblerait pourtant que certaines des 3 825 échoppes actuelles seraient entièrement refaites, ou obligées de fermer car elles ne correspondraient plus aux attentes du lieu. « J’ai dû abandonner mon magasin de sacs à main car le gouvernement veut installer des boutiques de luxe, Chanel notamment. Nous avons donc reçu un délai pour mettre fin à la vente de contrefaçons », explique Ahmet. Si certains n’hésiteront pas à passer outre l’interdiction, lui dit avoir obéi pour éviter les problèmes. Les commerçants ne sont pas les seuls à être inquiets. Nombreux sont les Stambouliotes qui craignent la gentrification du centre-ville, synonyme d’éloignement pour tous ceux qui ne peuvent pas faire face à la hausse vertigineuse des prix des loyers.
Une situation jugée ridicule par Marie Jégo, correspondante pour Le Monde en Turquie : « Pourquoi les touristes viendraient-ils visiter des touristes ? », interroge-t-elle. Et si l’on parle de redonner au quartier de Fatih son lustre d’antan, « il ne faut pas oublier qu’il n’a jamais été un quartier très riche ni étincelant », précise la guide et de conclure : « Il s’agit simplement d’un paradoxe : on a un gouvernement qui se dit conservateur de l’héritage ottoman. Mais en réalité, ils détruisent tout. » M. S.