Depuis plusieurs années, Corey Fleischer s’est donné comme mission d’effacer les tags haineux à Montréal et dans le monde. (Photo : DR)

« Un, deux, trois quatre… cinq et six. Nous sommes venus ici pour en effacer six ! » Corey Fleischer compte les croix gammées taguées sur un mur en bois en face d’une école, aux abords d’un chemin de terre peu fréquenté. Il prend quelques photos, s’en va en direction de son camion et en ressort armé d’un pistolet haute pression. Depuis plusieurs années, il parcourt Montréal pour effacer gratuitement tous les tags haineux de la ville afin « d’en éradiquer la haine ». En moins de cinq minutes, les six croix gammées sont effacées. Trente minutes plus tard, il effacera une insulte homophobe taguée sur une poubelle du parking d’un centre commercial.

Par Aubin LARATTE

À 36 ans, Corey Fleischer a enfin trouvé sa voie. Après un parcours sinueux. Il suit d’abord des études en Women’s studies (le rôle des femmes dans la société), qui ne l’emballent pas et qu’il termine le plus vite possible. Puis il crée une entreprise de nettoyage à haute pression. « Je lavais surtout des bâtiments et des véhicules », explique-t-il. Il n’aime pas ça, mais continue : « Il faut bien manger, payer le loyer… Vivre quoi. » http://www.youtube.com/watch?v=3D3y7E7rFxs

« J’ai effacé cette croix gammée »

Un jour, il se balade dans le centre-ville de Montréal et voit une croix gammée sur un bloc de béton. « Je suis juif, mais pas tellement pratiquant », explique-t-il. Il ne va à la synagogue que lors de grands événements familiaux. Mais ce graffiti le marque : pendant plusieurs jours, il y pense jour et nuit. « Un jour, je travaillais chez un client, raconte-t-il. Je me suis dit que je ne pouvais pas rester sans rien faire. Donc, je suis parti sans avoir terminé mon boulot, je suis retourné devant ce bloc de béton et j’ai effacé cette croix gammée. » C’est le début d’une longue série. L’envie d’effacer tous les tags haineux le prend. « Le sentiment est indescriptible, confie-t-il. Tu en effaces un et tu as envie d’en effacer plein d’autres. » Ce qu’il fait. D’abord sur son temps libre. Progressivement, son temps libre mord sur son temps de travail. Ses parents le prennent alors pour un fou. Son père ne comprend toujours pas pourquoi son fils gaspille son argent et son temps. Qu’importe. Corey Fleischer commence à être connu. On l’informe de la présence de croix gammées, d’insultes homophobes, xénophobes, ou islamophobes aux quatre coins de la ville. Toutes passent au Kärcher. Il crée un mouvement mondial, Erasing Hate, pour que les gens à travers le monde fasse de même. Avec l’espoir de supprimer de l’espace public la haine.

Corey Fleischer fait face à tout type de tag haineux, dont ceux de nationalistes québécois. (Photo : DR)

Une extrême-droite préoccupante au Québec

Car c’est un fait : la haine se déverse plus facilement aujourd’hui. Sur Internet, les insultes deviennent torrents. Les populistes progressent partout en Occident. Au Québec, les groupuscules d’extrême-droite rassemblent désormais des centaines de personnes lors de manifestations. Herman Deparice-Okomba est directeur du Centre de prévention de la radicalisation menant vers la violence de Montréal. Il s’occupe aussi de la radicalisation à l’extrême-droite, une, « extrême-droite devenue préoccupante ». Quelques mois avant l’attaque d’une mosquée à Québec par un militant de cette mouvance, attaque qui a fait cinq morts, Herman avait alerté les autorités. « Avant, il s’agissait d’un discours de couloir, analyse-t-il. Depuis un an, au fil de la progression de Trump, ce discours de haine sort et s’impose dans l’espace public. »

« Les politiciens ont décidé de nous diviser pour récupérer des voix »

Haroun Zenouni

L’attentat de Québec a été comme un choc pour la communauté musulmane québécoise. « Il était facile, pour tout musulman, de se reconnaître dans ceux qui sont morts », explique Haroun Bouazzi, président de l’Association des musulmans et des arabes pour la laïcité au Québec. Environ 3 % de la population est musulmane au Québec. Moins de 20 % vont régulièrement à la mosquée. « Nous, notre crainte, c’est d’être mal perçus, dit-il. Comme tout le monde, nous lisons les sondages. » Pour lui, les partis politiques classiques du Québec sont responsables de la montée de l’extrême-droite. Le Parti québécois en tête. « Au lieu de nous réunir, les politiciens ont décidé de nous diviser pour récupérer des voix », poursuit-il. Il pointe plusieurs débats qui ont eu lieu ces dernières années, notamment celui d’une charte de la laïcité proposée par le Parti québécois ou le débat autour du burkini au Québec quand il faisait rage en France. Lors d’un rassemblement à Montréal, au lendemain de l’attentat de Québec, une intervenante à la tribune avait fait siffler les politiques qu’elle considérait comme les principaux responsables de la situation.

Les juifs, eux, sont installés depuis plusieurs siècles au Québec. « On ne souffre pas de racisme comme d’autres », reconnaît David Ouellette, vice-président du Centre consultatif des relations juives et israéliennes à Montréal. Ces dernières années, le nombre de juifs migrants de l’Europe, et notamment de France, pour s’installer au Québec est en augmentation. « Aujourd’hui, ce dont on s’inquiète, c’est la diabolisation de l’état d’Israël, explique-t-il. Il y a un antisionisme lié au conflit israélo-palestinien. » Concernant les croix gammées que Corey Feischer efface quotidiennement à Montréal, David Ouellette a sa théorie : « Leurs auteurs ne sont pas antisémites, il s’agit plus d’une provocation adolescente qu’autre chose. »

La langue, premier argument de racisme ?

Dans la communauté LGBT (lesbiennes, gay, bi et trans), on ressent aussi cette montée de l’extrême-droite et de la haine. Marie-Pier Boivers, directrice générale du Conseil québécois LGBT s’inquiète de la montée de la haine, « mais elle n’est pour le moment pas dirigée vers nous, expose-t-elle. C’est malheureux, mais elle est davantage tournée vers les musulmans ». La communauté observe malgré tout la haine qui se déverse toujours plus facilement grâce à Internet. « Depuis l’attentat d’Orlando, on voit quand même un changement. On sent que la haine à notre encontre monte graduellement. On se sent comme dans un autre monde : je n’ai pas peur, mais je suis en colère… Et il y a quand même une part de déni. »

Guy Lachapelle, professeur de sciences politiques à l’université Concordia, spécialiste de la politique québécoise, réfute une montée de l’extrême-droite semblable à ce qu’on peut voir en Europe. « La question des minorités est même un argument de campagne pour les partis politiques, explique-t-il. Le seul point de rejet qu’on peut retrouver assez largement au Québec, c’est la langue. » Le Québec, et ses 9 millions d’habitants, se trouve au cœur d’un pays qui s’étend sur quatre fuseaux horaires et qui compte 35 millions d’habitants. Le français, sa langue officielle, est alors considéré par beaucoup en danger. « Le problème, selon les Québécois, ce n’est pas les étrangers. Ce sont ceux qui sont ici et qui essaient de s’intégrer sans parler français, explique Guy Lachapelle. C’est là qu’est la survie du pays. »

En attendant, l’anglophone Corey Fleischer a, lui, pour projet de payer, avec sa fondation, des gens à travers le monde pour qu’ils effacent à leur tour les graffitis haineux.