A Detroit, Jack White, ancien chanteur des White Stripes, vient d’ouvrir Third Man Records, un magasin aux couleurs de son label spécialisé dans le vinyle. Dans sa ville natale, en pleine reconstruction, c’est tout un symbole.

Par Brice Bossavit (texte et photos)
Article initialement publié dans Libération du 27/02/16

L‘endroit a tout l’air d’une confiserie. Ou d’un mini parc d’attraction. A quelques blocs du centre-ville de Detroit, dans une large rue où s’alignent des petits commerces, Third Man Records attire l’œil. Lorsque l’on pousse la porte, c’est presque un mini-musée vintage de la musique qui s’offre à nous : la grande boutique aux murs jaunes et noirs, propose tour à tour de fouiller dans ses bacs à vinyles, d’enregistrer sa voix dans une cabine pour la figer sur 33-tours, ou de dépenser ses pennies dans un jukebox dont les chansons sont interprétées par des petits automates en pleine performance lors de notre visite.

Tandis que les musiciens miniatures s’exécutent, une tête bien connue des amateurs de rock, tout de noir vêtu, se penche sur le chanteur en plastique : « Merde! Il est censé mieux tenir son micro normalement! Il faut qu’on arrange ça » s’agace-t-il. Ce type c’est Jack White : en visite surprise dans la boutique ce jour-là, le chanteur/rockstar/guitar-hero des White Stripes – un des groupes de rock les plus influents des années 2000 – continue de garder un contrôle total sur son rêve devenu réalité. Un label de musique qui déclare sa flamme au vinyle.

« L’impression d’acheter plus qu’un simple disque »

Originaire de Detroit, Jack White créée Third Man Records en 2001 pour des raisons pratiques : l’explosion de son groupe, les White Stripes, le pousse à fonder une structure pour garder les droits sur sa musique. Huit ans plus tard, l’interprète de « Seven Nation Army » décide de franchir un cap, accompagné de deux associés, Ben Swank et Ben Blackwell, son neveu. « Jack nous a demandé de l’aide en 2009 : il voulait ressortir en vinyles les albums des Whites Stripes et avoir un lieu pour stocker ses instrument » se remémore Blackwell, enfoncé dans un canapé rouge du magasin de Detroit. « On a donc investi un entrepôt à Nashville dans le Tennessee. Au bout de quelques mois, tout s’est accéléré ».

Third Man Records se décide à signer un premier groupe. Puis un deuxième. Ouvre ensuite une boutique dans ses locaux de Nashville pour vendre les vinyle de ses artistes. Et organise des concerts pour les faire jouer dans le magasin. Comme l’assure Ben Blackwell,« il n’y a jamais eu de plan, rien de prévu à l’avance. On faisait tout au feeling, dans la suite logique des choses ».

Un développement sans calculs qui va très vite connaître le succès. En plus de l’aura de Jack White, véritable figure du rock moderne, les fantaisies de Third Man intriguent l’industrie musicale : à l’arrière de la boutique de Detroit, des vinyles bicolores, parfumés, ou transparents s’alignent sur les murs. Adepte des 33 tours aux caractéristiques originales en série limitée et au merchandising bien senti (platine, polaroids, et même une maison d’édition récemment) Third Man Records surfe sur le retour du vinyle tout en dépassant le cadre du simple label qui sort des disques. La disposition même de la boutique de Detroit dénote du disquaire habituel : en lieu et place des rangées de bacs à vinyles, on trouve presque plus de goodies et “d’à-côtés” funs aux couleurs du label (photomaton, jukebox, machines…) que de microsillons. D’où l’impression d’être dans une petite fête foraine du rock vintage. « Si quelque chose nous plaît, on va le faire. Musique ou pas musique. Pourquoi on aurait pas le droit d’aussi sortir des livres ou des appareils photos? Les gens ont d’ailleurs l’impression d’acheter plus qu’un simple disque quand ils ont un vinyle multicolore ou phosphorescent entre les mains, c’est ce qui explique sans doute notre succès » analyse Ben Blackwell.

« Lazaretto », le deuxième album de Jack White, est le disque vinyle le plus vendu de ces vingt-cinq dernières années.

Les chiffres lui donnent raison : en sept ans d’existence, Third Man Records compte plus de 350 sorties et 2,1 millions de vinyles vendus à travers le monde. Lazaretto, dernier album de Jack White, est même devenu le 33 tours le plus vendu dans le monde ces 20 dernières années avec plus de 210 000 ventes à ce jour. Un succès à contre-courant de la crise du disque d’autant plus surprenant qu’il concerne un label de musique indépendant basé dans le Tennessee.

« On a senti qu’on pouvait revenir »

Dans la froideur de l’hiver du Michigan, les Detroiters les plus motivés bravent la neige et garent leurs voitures autour de la boutique Third Man Records, afin de se rendre à la première soirée du magasin. Le thème : musique et poésie. Sur la scène installée au milieu de la boutique, des musiciens et des poètes locaux récitent des textes aux relents de whisky et de nuits sans sommeil tandis qu’un blues-man aux traits tirés se charge des intermèdes musicaux. Dans le public, c’est plutôt des souvenirs d’une autres époque que l’on se raconte : « C’est vraiment bien que Third Man Records et Jack White reviennent dans leur ville d’origine » s’enthousiasme Diane, la trentaine, blonde aux yeux bleus. « J’allais voir les White Stripes au début des années 2000 à Detroit tous les weekends dans le quartier. C’était juste un petit groupe local qui montait » se remémore-t-elle, en reposant sa bière. Sur le chemin du bar, on croise Zachary Weedon, guitariste au sein de plusieurs groupes du cru local. Même enthousiasme : « Jack White est né ici, c’est le plus gros artiste en ville de ces 15 dernières années. Même si il a bougé à Nashville, il est encore énormément respecté par tout le monde dans le coin ».

C’est en effet à quelques pâtés de maisons du magasin que Jack White a passé son enfance et fait ses débuts sur scène, au bar du Gold Dollar, aujourd’hui fermé. « C’était un endroit vraiment important à l’époque », se rappelle Dave Buick, ami de longue date de Jack White et co-gérant de la boutique de Detroit. « A la fin des années quatre-vingt-dix, les groupes arrivaient et testaient des trucs là-bas, personne ne nous emmerdait ». Il sourit : « C’est là que les White Stripes ont joué pour la première fois. Il devait y avoir dix personnes ce soir-là. »

The Syncopators est un jukebox du magasin. Il propose des titres du label Third Man, tandis que des petits automates s’animent.

Avec le succès mondial de l’album Elephant des White Stripes en 2003 (4 millions d’exemplaires vendus dans le monde) Jack White devient un visage que tout le monde connaît en ville. Ce qui ne s’accorde pas tellement avec sa nature discrète (il refusera poliment de répondre à nos questions lors de son passage au magasin). White va quitter sa ville natale en 2005 pour se mettre au vert dans la (plus calme) capitale de la musique country, Nashville. Sans jamais pourtant jamais oublier la Motor City. « On est très attaché à cette ville, affirme son neveu Ben Blackwell. Je continue de lire la presse locale de Detroit depuis Nashville! Dès que l’occasion de ramener Third Man Records là bas s’est présentée, on a foncé ».

Cette occasion, elle est arrivée par le récent renouveau d’une partie de Detroit : depuis trois ou quatre ans, le quartier de Midtown, à la frontière du centre-ville, est en plein boom. Une nouvelle population jeune et aisée s’installe peu à peu (non sans débats) et ouvre des galeries d’art, salons de thés, et boutiques branchés. « Il y a seulement 5 ans, la rue où l’on s’est installé n’était qu’un alignement de bâtiments délabrés. Aujourd’hui, c’est la rue la plus commerçante du quartier, explique Roe Peterhans, second co-gérant du magasin. « On a senti qu’on pouvait revenir ».

Au fond de la boutique, une grande vitre laisse à voir un grand hangar jaune, vide. Au moment où l’on passe devant, les patrons du magasin semblent avoir les yeux qui brillent : d’ici quelques mois, l’endroit accueillera huit presses à vinyles flambantes neuves. « C’est la prochaine grande étape dans l’histoire de Third Man Records, s’enthousiasme Ben Blackwell. On va pouvoir faire nos propres vinyles, sous les yeux des gens! ». La suite logique des choses.

Petit à petit, le label aux couleurs jaunes et noires commence à reprendre ses marques en ville. Ce vendredi soir sur le trottoir en face de l’UFO Factory, le bar rock du centre, une camionnette Third Man se gare. Elle vendra des vinyles toute la soirée dans la rue. A l’intérieur de l’UFO, Wolf Eyes, groupe local de noise-rock culte se prépare à monter sur la petite scène du bar. Leur dernier album a justement été signé sur le label de Jack White. « On se connaît depuis longtemps. Je bossais sur des chantiers de nuit avec Ben Blackwell quand on avait pas un rond dans les années 90 » raconte John Olson en loge, quelques minutes avant de monter sur scène avec ses deux congénères. En Mars, Wolf Eyes partira sur la route avec Timmy’s Organism, autre groupe de Detroit, dans le cadre d’une tournée Third Man Records à travers les Etats Unis. « Ils font bien les choses, ils ne débarquent pas comme des bourrins avec leurs grands souliers, mais apportent plutôt leur soutien aux groupes locaux. » Le retour de Third Man Records est vu comme une aubaine par la scène locale. Avant de sortir de sa loge, John Olson est pourtant pris d’un élan d’orgueil, typique de la Motor City. « Les musiciens de Detroit sont des gens intelligents, ils ont appris à se débrouiller touts seuls depuis longtemps. Mais si Third Man Records nous donne un coup de projecteur, ça nous intéresse ». 

PLAYLIST – Cinq artistes cultes du rock de Detroit

Detroit est connu pour sa musique : la soul, avec la Motown, l’electro avec la techno, mais aussi, le rock, avec de nombreux groupes ayant marqué leur époque. Même si il est difficile de résumer le genre, cinq artistes ont définitivement marqué les mémoires de l’histoire musicale de la ville et du rock tout entier.

MC5 (1964)

Motor City 5 est le premier grand succès du rock de Detroit : apparu au milieu des années 60, la musique agressive du groupe est considérée comme la principale influence du mouvement punk de la décennie suivante. Un groupe au succès retentissant à Detroit qui s’explique aussi par ses positions engagées contre l’establishment et pour plus d’égalité sociale, dans une ville au coeur de nombreuses tensions raciales à cette époque.

Iggy Pop & The Stooges (1967)

Sans doute le groupe de rock de Detroit le plus connu du grand public : le charisme de Iggy Pop, « L’Iguane », y est évidemment pour beaucoup. Performance démentielle, drogues, saxophone rugissant : l’excès sans limite et les riffs puissants du groupe formé à l’University Of Michigan ont amené les Stooges à rentrer dans la légende du rock à jamais.

Alice Cooper (1970)

Cinquante ans de carrière : c’est ce qu’a réussi à traverser Alice Cooper dans l’histoire du rock. Avec son imagerie angoissante, et ses références aux films d’horreur, la musique de celui que l’on considère comme le père du Heavy Metal a littéralement fait avancer l’histoire entière du genre. Alice Cooper, qui rendra d’ailleurs hommage en 2003 à la scéne musicale de sa ville, avec le titre « Detroit City ».

The Gories (1980)

Moins connus du grand public, les Gories font partie des premiers groupes à s’immiscer dans la brèche du garage rock américain. Le trio, issu de divers groupes de rock de la scène de Detroit, mélange le rockabilly, le rock n’roll et des sonorités plus rugueuses empruntées au punk qui lui ont forgé un son que l’on considère aujourd’hui encore à part.

The White Stripes (2000)

Après une décennie (un peu) plus timide dans les années 90, le rock de Detroit trouve son nouveau messie : Jack White. Accompagné de sa compagne Meg White à la batterie, son duo des White Stripes devient un nouvel element fondateur de l’histoire du rock moderne par l’efficacité et la simplicité de sa musique inspirée du blues et du garage. Depuis, les stades de foot du monde entier chantent encore leur tube « Seven Nation Army ». Sans toutefois savoir que leur auteur est un duo de garage rock de Detroit.