En à peine deux ans, Alex Dorval est passé de « pas grand-chose » à gérant de l’établissement le plus symbolique de la Mauricie. Présent dans tous les guides touristiques Le Temps d’une pinte est le lieu qui a placé Trois-Rivières sur la carte mondiale de la bière. Alex, lui, au départ avait juste une idée et a su bénéficier d’un contexte très favorable.
Par Thomas Rideau
Bref, Alex Dorval aime la bière et la musique, comme la quasi-totalité des gens de son âge. Quand il joue pour ses proches et ses amis lors de « concerts à emporter », la bière coule à flots et rempli son rôle de ciment social. Des liens se créent. Sans le savoir, Alex Dorval rencontre ses futurs associés, notamment Laurent Lagagnière aujourd’hui cuisinier au Temps d’une Pinte.
Parce que dans ces années deux mille, a lieu « une révolution, pas juste un effet de mode », précise-t-il : c’est la naissances des microbrasseries. En quinze ans, elles émergent partout : à Jonquière, Longueuil, Victoriaville, Shawinigan… « On en avait un peu marre de la budweiser j’imagine » sourit Alex Dorval.
Pau à peu, « les soirées de créations musicales se sont transformées en dégustations de boissons houblonnées. Avec mes amis, on commandait des bières du Québec, mais aussi du monde entier, c’est là, avec le temps, que je me suis rendu compte que je ne m’y connaissais pas trop mal », se souvient Alex.
Son quotidien se résume encore à d’interminables séances d’écoute quasi scientifique de cold wave et d’alternative. Il lit aussi beaucoup, sur la bière évidemment, sur sa fabrication. Les coureurs des Boires, sur la route des grands crus, est son livre de chevet.
Mais voilà, aimer la bière et savoir gratter des accords ne suffisent pas à vivre. Alex n’en est que trop conscient : « Je ne savais pas trop quoi faire de ma vie à ce moment précis. C’est joli d’écrire son quotidien. De vivre un peu en marge. Mais… Il est arrivé un moment où j’ai voulu arrêter de flotter. Je me suis pris en mains et je me suis mis à écrire mon propre destin. »
Savoir s’entourer
Il faut dire qu’il a su trouver un projet et surtout convaincre les personnes de le suivre. C’est d’abord en retournant au Cégep, pour prendre un cours qu’il rencontre un futur associé. Son ancien professeur en « démarrage d’entreprise », Alain Rivard se souvient de lui comme d’un étudiant passionné et au savoir encyclopédique sur la bière : « J’ai d’abord été son tuteur pendant toute une session, il m’envoyait ses plans marketing : ils étaient incroyablement fouillés, il y avait tout, la totalité de son projet… mais c’était illisible, il partait dans tous les sens, il fallait canaliser tout ça.
Quelques mois plus tard, le Cégep de Trois-Rivières appelle Alain Rivard pour le remettre en contactavec Alex Dorval. Tenace, le jeune homme a avancé dans son projet. « J’ai embarqué avec lui finalement. Je l’ai aidé à monter son établissement. On s’est vu de nombreuses fois, et forcément une relation amicale s’est développée. »
Finalement, les deux compagnons vont réussir à amasser 1,4 million de dollars canadiens (920 000 euros). Au moment du lancement du projet, Alex Dorval propose à Alain Rivard une place d’associé. L’ancien professeur accepte et met dès lors son expertise financière au service de l’établissement.
Une chose ressort lorsqu’on parle aux associés du Temps d’une pinte : la culture de la bière quasi surnaturelle d’Alex Dorval. Gustavo Navares, le longiligne maitre-brasseur argentin, recruté par le biais du réseau « Montrealers » et désormais associé, s’en amuse : « Il s’y connait mieux que la plupart des brasseurs que j’ai fréquentés. Et pourtant, il n’a jamais touché à un kit de brassage de sa vie. Il me pousse à faire des choses avec le brassage que je n’aurais jamais eu l’idée de réaliser. C’est ça Alex, un côté artistique fort, au service de nos créations, contrebalancé par un bon sens des affaires. »
Ce sens des affaires justement, c’est une surprise pour à peu près tout le monde. « Je suis autodidacte. J’ai lu un peu mais j’ai surtout appris sur le tas le métier de restaurateur, de gérant, de brasseur et finalement de manager », murmure Alex, bonnet vissé sur la tête.
Le matin à 9 heures, le Temps d’une Pinte se réveille doucement. L’aspect boisé et chaleureux de l’établissement tranche avec les flocons qui s’abattent dans la rue derrière les vitres. « Je crois que les gens aiment bien l’agencement de l’endroit, souvent, ils disent que c’est authentique, mais je crois que ça ne veut rien dire », sourit le jeune patron le nez dans son café (torréfié sur place). Si Alex met surtout en avant la collaboration comme la clé de la réussite du projet, Alain Rivard est plus tranchant. « C’est un gars brillant. De toute l’équipe, c’est lui qui voit le plus loin. Il sait apprendre en regardant et se cale sur les professionnels qu’il a pu côtoyer dans le passé. » Moins humble que le jeune entrepreneur, le directeur financier précise même qu’« Alex a eu l’intelligence de bien s’entourer ».
La musique n’est pas oubliée
Depuis que son établissement est en ouvert, dire qu’Alex Dorval est une personne engagée s’apparente à un joli euphémisme. Il est logiquement membre de plusieurs associations de restaurateurs comme la «Table d’agrotourisme gourmand ou siège au conseil d’administration de la SDC de Trois-Rivières (société développement commercial). Avec ces différentes activités, il fait preuve d’un joli opportunisme pragmatique. Il a aussi créé le label MIAM (le meilleur de l’industrie de l’agro en Mauricie) qu’il n’hésite d’ailleurs pas à décerner à certains des plats proposés au Temps d’une Pinte.
Mais il s’engage également au niveau culturel. Son passé de musicien ne le quitte pas. Son établissement est toujours en pointe pour organiser ou accueillir des événements. Notamment lors du Festival international de poésie de Trois-Rivières, Le Temps d’une Pinte, partenaire, a mis en place des rencontres entre poètes et spectateurs. Il accueille également plusieurs concerts pour le Festival de blues de Trois-Rivières et participe à la mise en place de l’important Festivoix, le festival de musique de la région.
Dès qu’il le peut, Alex Dorval invite des formations musicales à venir se produire dans son établissement (« à peu près dix par an »). Il essaie de donner le plus possible de « temps de micro » à de jeunes groupes dans lesquels il se reconnaît et avec qui il aurait très bien pu collaborer il y a à peine quelques années.
C’est ainsi que s’est créé un lieu de dégustation pour une clientèle aisée et finalement peu estudiantine dans cette ville où le premier employeur est pourtant l’université. Mais qu’importe : Alex a parfaitement ciblé un public salarié plutôt aisé. Le genre d’endroit où la chroniqueuse culture Patricia Powers de Radio-Canada vient souvent déguster le « meilleur tartare du Québec » accompagné d’une wastringue, la bière préférée d’Alex Dorval.
Après avoir joué les Cure partout en Mauricie et sillonné la région, le jeune homme est finalement devenu le symbole de celle-ci avec son établissement.
La science au service des microbrasseries
C’est en 1986 qu’a ouvert la première microbrasserie du Québec : Le Lion d’Or, à Sherbrooke. Si leur nombre a longtemps stagné autour de trois puis de quatre, leur offre a explosé ces cinq dernières années. Un phénomène sans doute pas étranger aux progrès techniques réalisés dans le domaine du brassage.
« Lorsque nous avons ouvert en 1996, nous étions des Gaulois. Il n’y avait que quatre microbrasseries au Québec », se souvient Pierre Lafontaine, le gérant de « l’autre » microbrasserie de Trois-Rivières, le Gambrinus. Et depuis, que de chemin parcouru… Il est dur de savoir d’où est partie cette mode ou « cette révolution ! » comme le reprend sans faillir Frederick Tremblay, président de l’association des microbrasseurs du Québec.
Une offre houblonnée améliorée.
Christophe Bourracher, président de l’association Sherbroue (anglicisme et jeu de mot entre la ville de Sherbrooke et la mousse) explique que le succès des microbrasseries est largement lié à la qualité des produits proposés et au changement d’habitudes des consommateurs : « Il y a eu un effet boule de neige, explique-t-il. On a commencé par brasser nos propres bières et, soudain, les bières bouteilles industriels n’étaient plus seules sur le marché. Les gens ont apprécié, l’offre et la demande se sont affolées et nous voilà désormais rendus avec 150 microbrasseurs. »
Il y a un aspect scientifique non négligeable dans l’émergence de ces établissements. Sherbroue, comme une dizaine d’autres associations québécoises, a pour mission de « créer la bière parfaite ». Les membres sont souvent des étudiants ou d’anciens étudiants en génie ou en chimie. « On fait des essais, on tente des évolutions au niveau des recettes, il y a toujours des données à faire fluctuer au niveau chimique », précise Christophe Bourracher. Pour lui, c’est dans la qualité de ces nouvelles bières que réside le succès des microbrasseries.
C’est à Sherbrooke justement que la première microbrasserie du Québec a ouvert. Et dès son apparition, un professeur de biologie de l’université locale, Michel Gauthier, a été chargé d’optimiser le goût de la bière.
« C’est vrai que la science joue un rôle dans l’essor des microbrasseries, rebondit Gustavo Navares, le brasseur du Temps d’une Pinte. Par exemple, grâce à la technologie, on peut modifier la température, l’air, le taux d’azote et ça nous permet de brasser comme en Europe et d’offrir de nouvelles saveurs aux amateurs. » Science, recherche et nouvelles demandes sont les ingrédients de la recette du succès de ces nouveaux établissements. T. R.