Avec un euroscepticisme en augmentation et des crises européennes qui s’enchaînent, comment faire aimer l’Europe et est-ce même pertinent ? En Allemagne, à Dortmund, l’Europaschule propose des échanges Erasmus dès le collège et enseigne aux élèves, du CM2 à la terminale, le fonctionnement de l’union européenne. Une démarche à contre-courant, qui en apparence porte ses fruits.
Par Anne Damiani
« En quoi puis-je t’aider ?
– Je n’ai pas compris ce chapitre.
– Ne t’en fais pas, tu as encore quatre jours avant l’examen, tu peux y arriver. »
Dan Anca pour rassurer son élève. Leon, élève de douzième année (l’avant dernière avant l’examen de fin de cycle, appelé Abitur), n’est en effet pas très serein en feuilletant son livre de mathématiques. Le contrôle portera sur la géométrie dans l’espace, les vecteurs. « On peut les additionner, les soustraire et les multiplier avec les scalaires. Puis on peut s’en servir pour définir un plan », résume le professeur. L’ambiance dans la classe est plutôt détendue, les lycéens, par groupe de deux ou trois, s’entraînent avec des exercices tout en discutant, et l’enseignant déambule entre les rangs afin d’apporter ponctuellement son aide.
Rien ne semble distinguer ce cours de mathématiques d’un autre cours dans un autre lycée. Et pourtant, Leon et ses camarades fréquentent l’Europaschule de Dortmund, en Rhénanie du Nord-Westphalie, une Gesamtschule (école globale qui regroupe les filières générales, techniques et professionnelles) dont la particularité est de proposer davantage de langues étrangères et des échanges avec d’autres écoles d’Europe. À moins d’un mois du référendum en Angleterre sur le retrait ou non de l’Union européenne, communément appelé « Brexit », et deux mois après le score inédit d’Alternative für Deutschland (AfD), l’extrême droite allemande et particulièrement eurosceptique, dans trois autres Länder, ces initiatives pro-européennes peuvent paraître pour le moins à contre-courant, si ce n’est un non-sens, diront certains.
Transmission de valeurs
Et pourtant, comme 540 autres écoles de ce type en Allemagne, dont 185 rien qu’en Rhénanie du Nord-Westphalie, l’Europaschule de Dortmund valorise cette communauté. Selon Statista, le portail en ligne de statistiques, l’Allemagne compte au total 1778 Gesamtschulen. Les Europaschulen représentent donc 30 % de ces écoles globales. Mais ce chiffre ne prend pas en compte les 8477 Gymnasien, Haupt- et Realschulen indépendants, ce qui relativise la proportion.
Outre l’enseignement du fonctionnement des institutions européennes plusieurs langues –l’anglais l’espagnol, le latin, le français et le néerlandais-, l’établissement propose des échanges linguistiques et d’autres projets en contact avec des écoles étrangères partenaires, ainsi que la possibilité de faire un stage à l’étranger. « En allant vivre dans des familles à l’étranger puis en accueillant ensuite un élève européen chez soi, les élèves apprennent que la communication est possible, on peut se comprendre et apprendre à se connaître entre Européens », affirme Eva Willeke-Brune, professeur d’anglais et responsable des échanges Erasmus. L’institution développe aussi d’autres valeurs : elle a reçu la distinction « Fair Trade School » en 2013 et fait partie du « Réseau des écoles sans Racisme » („Schule ohne Rassismus – Schule mit Courage“) depuis juin 2015.
Car le corps enseignant a vraiment à cœur de développer certaines valeurs, notamment la citoyenneté et le sentiment d’appartenance à l’Union européenne, à l’instar du professeur de sciences sociales, Sebastian Tendick : « Les élèves ne connaissent pas les institutions européennes et en ont souvent une mauvaise image, car l’omniprésence de l’économie et ses problèmes ont fait oublié les bonnes idées de départ. Il est donc important de les éduquer, de leur apporter des connaissances, mais aussi les valeurs fondamentales telles que la paix, la liberté », analyse-t-il. Plus tôt dans la journée, durant son cours sur les valeurs, il n’a par exemple pas hésité à évoquer le mouvement d’extrême droite, islamophobe et eurosceptique Pegida avec les élèves, qui n’ont pas hésité à donner leur avis et à participer.
Une démarche personnelle
Située à l’est de la ville, à côté du cimetière principal, l’Europaschule est un peu isolée, au milieu de maisons résidentielles et de la verdure. Les élèves de 12e année ont commencé à 7h45 ce matin, avec les cours de sciences sociales. Puis ils ont enchaîné avec deux heures de pédagogie. Au premier étage, en salle C111, seul le bruit de la craie frottant sur le tableau vert se fait entendre dans cette petite salle en briques brunes et aux encadrements de fenêtres et de porte gris-bleu. Tanja Seeländer, la professeur de pédagogie aux faux airs de Karin Viard, incitent ses élèves à réfléchir sur l’importance du jeu dans l’apprentissage des enfants. La matière étant au choix, seuls 13 élèves dont seulement deux garçons sont présents. Léontine Brunaux, une grande brune de 18 ans, en fait partie (voir vidéo). Allemande par son père et française par sa mère, venir ici était une évidence pour elle : « J’étais dans un autre Gymnasium avant, mais j’ai rapidement changé car je cherchais cet aspect européen. »
Un constat plutôt dur, qu’explique Maria Schupet, professeur de français et d’anglais nouvellement arrivée : « L’éducation est une des solutions pour faire aimer l’Europe, mais les parents ont également un rôle à jouer. C’est une prise de conscience, il faut comprendre que l’on vit dans un contexte globalisé. Il faut promouvoir les échanges pour favoriser la tolérance, et combattre ainsi la tension et la haine ambiante. »
« Bon week-end à tous et à mardi », conclut le professeur d’allemand, essayant de couvrir de sa voix la sonnerie qui retentit. Les élèves se hâtent vers la sortie pour rentrer chez eux. Bref, une journée de cours normale. Car après tout, si l’enseignement à l’Europaschule est semblable à une autre école, l’engagement européen n’engage que soi.
« C’est important de savoir comment l’Europe fonctionne »
la réunion des alumni
Après dix-huit ans d’existence, l’Europaschule a enfin organisé sa première réunion d’anciens élèves, le 20 mai dernier. L’occasion pour eux de se revoir, mais aussi de dresser un bilan de leurs années collège et lycée.
Vendredi soir, 20 heures. Du monde afflue vers l’Europaschule, des personnes qui ont l’air un peu trop âgées pour fréquenter l’établissement. Et pour cause, c’est la toute première réunion des alumni. Tout sourire, Carsten Scheer, professeur d’économie domestique, accueille ses anciens élèves avec une accolade.
Au programme, discours du proviseur Jörg Girrulat dans la cantine, puis barbecue dans la cour. 500 anciens ont répondu à l’invitation, et des petits groupes se forment, incluant par-ci par-là les professeurs. La musique bat son plein, les odeurs de saucisse et de pizza embaument les lieux et les bières s’entrechoquent. L’ambiance est plutôt détendue.
Car au-delà des souvenirs de jeunesse et des retrouvailles, beaucoup ne tarissent pas d’éloges sur l’école et en sont plutôt fiers. Notamment Jenny, 23 ans, qui est aujourd’hui assistante sociale et côtoie au quotidien des migrants. « Je trouve que c’est important d’apprendre comment l’Europe fonctionne et de souder la communauté européenne. Cela me sert tous les jours dans mon travail. Beaucoup d’élèves veulent venir ici pour les échanges européens et l’apprentissage des langues », souligne-t-elle. Elle a d’ailleurs une vraie opinion sur l’Europe et la question des migrants : « La politique actuelle va à l’encontre du principe fondateur de solidarité. Les Européens ne sont pas les seuls à avoir des droits. Nous appartenons à une communauté mondiale. »
Idem pour Henna, 28 ans, qui a été diplômé de la Realschule en 2004. Il se considère pro-européen et reconnaît que l’école a joué un rôle important lorsqu’il s’est forgé une opinion car elle lui a permis d’être ouvert d’esprit. Mais il est un peu déçu de l’évolution de l’école. « À mon époque, quand l‘école a été créée, nous avions bien plus de liens avec l’Europe, des contacts, des projets, dans les matières. Ma jeune sœur y est entrée plus tard et aujourd’hui, l’école n’a d’européen que le nom. C’est dommage », regrette-t-il.
Et ce n’est pas Tina* et Tobias*, 23 et 24 ans, qui diront le contraire. Tous deux, bien que ravis des échanges qu’ils ont pu effectuer à l’étranger, déplorent « le mauvais niveau des professeurs » et affirment que cette appellation européenne et la réputation de l’école sont « surfaites ». Un bilan en demi-teinte donc, où seul le bienfait des échanges fait consensus. A. D.
(*) Les noms ont été changés