Baki Bogac et sa fille Ceren dans le studio familial de Famagouste.

Comment deux artistes, l’un Grec Chypriote, l’autre Turc Chypriote, qui ne se sont jamais rencontrés ont pu devenir « frères d’art » ? C’est l’histoire qu’a choisi Paphos, la capitale européenne de la culture 2017, pour prouver qu’à Chypre l’art peut rassembler les communautés.

Anne-Laure DE CHALUP (texte et photos)

« Mes sculptures sont comme ma chair et mes os. Quand je suis entré ici, je me suis immédiatement demandé : si j’avais dû abandonner mes enfants, comment l’aurais-je vécu ? » C’est ainsi que Baki Boğac se souvient de la première fois où il est entré dans ce studio abandonné et qu’il y a découvert les sculptures d’Andy Hadjiadamos,. Ce dernier, Grec chypriote, a été contraint de quitter sa maison après l’annexion turque de la partie nord de l’île, en 1974. Baki, lui, est turc chypriote. Mais aujourd’hui encore, quand il évoque cette découverte, l’immédiate connexion qu’il a ressentie, sa voix tremble. Il ne peut s’en en empêcher.

Il s’est alors lancé dans une quête : rendre les œuvres d’art à son homologue. « Si vous créez de l’empathie envers ce genre d’histoire et si vous êtes un être humain, il n’y a pas d’autre option que de sauver ces œuvres d’art et de les renvoyer à leur propriétaire », explique le sexagénaire.

Pour honorer la persévérance de l’artiste et prouver que l’art peut construire des ponts au delà des cultures, Paphos, la très symbolique capitale européenne de la culture 2017, accueille en ce moment une exposition, l’histoire de deux artistes divisés par une frontière artificielle, unis par la même conception politique de l’art.

« Nous souhaitions mettre en valeur l’histoire de ces lieux », raconte Gloria Doetzer, directrice de la programmation artistique de Paphos 2017. Une exposition commune des deux artistes leur est vite apparu comme une évidence. « Une sorte d’hommage et de remerciement à Baki Boğaç », résume Yiannis Sakellis, l’un des deux conservateurs de l’exposition.

Les chemins des deux artistes se sont croisés en 1976. À l’époque, Boğaç était employé par la commune. En charge du recensement des propriétés grecques chypriotes abandonnées, il découvre le studio d’Andy Hadjiadamos à Varosha.

l’histoire de Baki Boğaç a retenu l’attention de Georgia Doetzer, Comme un témoin du conflictuel passé de Chypre. Elle est consciente que, cette année, l’île doit se servir de la culture « non pas pour montrer la douleur de son passé mais pour présenter ce que nous avons en commun ». Les gens peuvent être « frères d’art », comme Yiannis Sakellis se plaît à le rappeler. Même s’ils appartiennent à des communautés différentes.

Hanté par Chypre

Cette connexion fraternelle est née des cendres de la guerre. En 1974, Baki Boğaç est étudiant en architecture à Istanbul, il observe son pays se fragmenter d’un œil étranger. Mais son attachement viscéral à son île natale le conduit à quitter la Turquie, en 1976, laissant derrière lui la promesse d’un brillant avenir pour revenir à Chypre. « Mon pays a besoin de moi », dit-il alors à ses professeurs qui lui offrent un poste de professeur assistant. « On m’a dit : tu es stupide », se rappelle-t-il l’œil rieur.

Quand il arrive à Famagouste, en République turque de Chypre du nord, non reconnue internationalement, l’architecte se rend compte des conséquences de la division, en particulier à Varosha, quartier fantôme, interdit d’accès. L’ancienne dynamique station balnéaire s’est transformée en véritable ville fantôme. La vie y semble comme figée.

Ceren Boğaç, la fille de l’artiste, se souvient avoir observé la décomposition de ces maisons abandonnées. « Chaque année avec mon frère, on regardait un arbre grandir dans l’une d’entre elles. Les rideaux tombaient en lambeaux, les meubles y pourrissaient. Les gens ont tout abandonné. Certains ont fui en plein petit déjeuner, vous pouvez voir les tasses, tout est encore là. »

Andy Hadjiadamos vivait à Varosha et, comme tous les Grecs chypriotes vivant au nord de l’île, il a dû partir du jour au lendemain. Il n’a pu emmener ni ses effets personnels ni ses œuvres d’art. Encore aujourd’hui, la question des déplacements forcés de population est une des plaies ouvertes de l’île.

Pour Ceren Boğaç, l’attachement aux lieux est quelque chose d’unique à Chypre. « Si vous demandez à un Famagoustien réfugié au sud ce qu’il désire le plus, la réponse sera toujours la même : il vous dira qu’il veut revenir à la maison. » Professeure d’architecture, elle confesse ne jamais se sentir chez elle et, pire, toujours craindre, à tout moment, que les anciens propriétaires reviennent réclamer leur bien. C’est une réalité ici.

Baki Boğaç admet sentir quelquefois la présence de ces fantômes du passé. Et il est vrai que son studio du centre-ville vénitien de Famagouste résonne d’un puissant écho. « Le lieu fut tour à tour une chapelle, une prison puis un débarras […] C’est moi qui l’ai achetée », narre l’artiste fièrement. Et bien qu’il ne travaille pas à Varosha, où il a découvert les sculptures, il confie que parfois, quand il travaille seul, il ressent comme la présence de l’esprit d’Andy Hadjiadamos. « Je travaille avec trop d’énergie, il doit être avec moi. »

Ce lien unique est difficile à comprendre, surtout quand on sait que l’artiste grec Chypriote est mort avant de pouvoir rencontrer son alter ego. Mais, commente Boğaç, les paroles ne sont pas forcément utiles : « Quand vous voulez raconter une histoire, vous utilisez des mots, commente . Mais vous pouvez tout aussi bien raconter une histoires avec des sculptures. J’ai compris l’histoire derrière les œuvres quand je les ai vues pour la première fois. Et j’ai su qu’il fallait que je les retourne à leur propriétaire ».

Un trésor à la cave

Comme « Risky Travels » – nom de l’exposition de Paphos 2017 – le suggère, rendre les œuvres à l’artiste n’était sans risque. Dans les années soixante-dix, traverser la frontière était formellement interdit. Le sculpteur turc chypriote n’a donc pas eu d’autre choix que de collecter tout ce qu’il pouvait et de le conserver dans sa cave pendant plus de dix ans. « Je ne savais rien d’Andy. J’ai juste deviné son nom d’après sa signature, se remémore-t-il. Et je savais qu’il était célèbre car j’avais vu son nom dans un catalogue d’art. » Mais alors, comment le retrouver et, surtout, comment le rencontrer au delà de la frontière interdite ?

La solution est venue d’outre-Atlantique, quand la première exposition conjointe d’artistes grecs chypriotes et turcs chypriotes est organisée en 1993 par le Centre américain de Nicosie. Au vernissage de « Brushstrokes across culture », Baki Boğac raconte : « Nous nous sommes tous d’abord observés pendant un long moment avant de discuter d’art et de, finalement, réaliser que nous parlions des mêmes choses. »

« Brushstrokes across culture » est pour Baki Boğaç la toute première occasion de parler de sa découverte et de demander de l’aide pour retrouver l’artiste. L’ambassadrice de la culture, touchée par le récit, mène l’enquête et retrouva finalement la famille d’Andy Hadjiadamos. Plus de vingt ans après, les œuvres d’art sont finalement renvoyées à Paphos, où la famille a ouvert un restaurant. « Ils ont cru que cela venait du paradis” raconte Boğaç, encore ému. En effet, le paquet est délivré sans aucune mention de l’expéditeur.

« Tout art est politique »

Croix chrétienne et croissant musulman, symboles d’un vivre ensemble rêvé.

À Chypre, probablement plus que nulle part ailleurs, l’art a un rôle à jouer pour rassembler les communautés. C’est l’une des raisons d’être de l’exposition conjointe voulue par Paphos 2017. « Nous voulons présenter les deux cultures comme une seule et même culture », explique Gloria Doetzer. Paphos 2017 veut permettre d’établir un dialogue à travers l’art. Pour illustrer son propos, la dynamique organisatrice pointe du doigt un table trônant au milieu du jardin, symboliquement faite à partir de messages des deux parties de l’île.

Finalement, Baki Boğac rencontre la famille Hadjiadamos en 2003, après l’ouverture des frontières à la population. « Ils sont tombés dans les bras les uns des autres et on commencé à pleurer, se souvient la fille de Baki Boğaç. IIs aiment mon père comme leur propre père. » Le symbole est fort, surtout pour le Turc chypriote dont l’art a toujours était très influencé par la notion du vivre ensemble. Il expose quelques unes des ses œuvres dans son sombre et froid studio. La plupart d’entre elles représentent son île et ses tourments.

« Ça, c’est une balance, comme celles utilisées par les bâtisseurs. Sans cet outil, vous ne pouvez rien construire, exactement comme à Chypre » explique-t-il. Une autre œuvre parle d’elle même : un croissant musulman associé à une croix chrétienne qui orne un pressoir en pierre et bois. D’une voix profondément inspirée, il explique que la sculpture symbolise le besoin de vivre ensemble des communautés de Chypre.

« L’une des choses les plus humaines qu’une personne puisse faire c’est l’art. Je raconte beaucoup au travers de mon travail », assure Baki Boğaç. Et, en attendant un possible accord politique, l’art est la solution choisie par l’Union européenne pour qui sait voir les communautés faire un pas l’une vers l’autre. « Ce dont nous avons besoin est une ouverture d’esprit », affirme Georgia Doetzer. Plein d’espoir pour le futur de son île, Baki Boğaç espère bien montrer l’exemple.