Dans les entrepôts de stockage des D3E, les déchets s’amoncellent dans des bacs en plastique, attendant d’être détruits. Photo : Eva Deniel.

A Noël, les pieds des sapins reçoivent leur lot de téléphones portables, de tablettes, d’ordinateurs. Mais qu’advient-il de ces objets quand ils sont devenus obsolètes ou qu’ils ne fonctionnent plus ? Le recyclage des déchets électriques et électroniques est un marché lucratif en pleine expansion. Les méthodes s’opposent et les acteurs se multiplient. La destruction et le reconditionnement sont les principales alternatives proposées.

Par Eva DENIEL, Shanel PETIT, Thomas RIDEAU

 

Par centaines ils s’entassent dans les bacs en plastique des usines de collecte, parfois dans l’attente d’une seconde vie, souvent pour y rester plusieurs années. Amassés en vrac, ces ordinateurs, téléphones portables, écrans de ­télévision et autres appareils ne paient pas de mine mais représentent des milliers d’euros. A l’heure du numérique, les équipements électriques et électroniques (EEE) sont surproduits et leur durée de vie ne cesse de raccourcir. Un constat alarmant souligné par l’ONU dans le rapport du 15 décembre 2013. Cette surproduction engendre chaque année des ­dizaines de millions de tonnes de déchets électriques et électroniques (D3E). D’ici 2017, la montagne de nos détritus engendrée chaque année devrait peser 65,4 millions de tonnes.

Depuis 2006, une filière de gestion œuvre en France à la ­régulation des D3E. Quatre structures majeures, Éco-systèmes, ERP, Ecologic et Recylum, veillent à ce que les objectifs de recyclage et les règles de tri soient respectés. Des éco-organismes en partie ­financés par les consommateurs via l’éco-contribution. Ce qui a le don d’agacer Martine, enseignante à la retraite, chemisette bleue et ­lunettes rouges. Pour son GPS flambant neuf dans le charriot, elle vient de payer une éco-contribution de 4 centimes. Une somme qu’elle n’estime pas devoir payer : « Même si c’est une ­petite somme, je paie pour une chose qui ne me concerne pas. Je viens de l’acheter ce GPS. Pour le moment, son recyclage, il est loin. » Peut-être pas si loin que cela. Il rejoindra un jour la montagne des déchets. Alors autant comprendre comment le système fonctionne.

Les éco-organismes sont censés contrôler l’action des distributeurs en termes de collecte des déchets. Problème : de nombreuses grandes enseignes de magasins comptent parmi leurs actionnaires. Autrement dit, les vendeurs d’EEE occupent une position idéale pour favoriser le recyclage de ces équipements, au détriment de leur revalorisation (voir ci-contre). C’est là le paradoxe des éco-organismes qui « n’incitent pas à vendre moins de produits, soulève Laura Caniot, responsable du développement au Centre national d’information indépendante (Cniid). Ce n’est qu’une image, mais il faudrait apprendre à rincer une tasse plutôt qu’à mettre en place un système de recyclage de gobelets en plastique. »

Ramener ses D3E en magasin… mais pas tous

Mais la vraie question est de savoir ce que deviennent les déchets une fois récupérés. Frédéric Bordage, chercheur dans le domaine du ­numérique et de l’écologie, accuse les distributeurs : « Lorsque les D3E sont récupérés par les magasins, ils ne sont pas réutilisés mais ­dé­truits. » Depuis le décret du 19 août 2014, les enseignes d’une surface supérieure à 400 mètres carrés sont tenues de reprendre gratuitement les petits D3E (téléphones portables, GPS, consoles de jeux, etc.) sans obligation d’achat. Les autres appliquent la règle du « un pour un » et ne les ­reprennent que s’ils ont été achetés chez eux. Ils seront ensuite collectés par les camions des éco-organismes.

Dans les magasins où les consommateurs peuvent ramener leur ­matériel usagé, le devenir des D3E est loin d’être clair. Chez Darty et à Auchan, partenaires d’Éco-­systèmes, le consommateur n’a qu’à « déposer son équipement dans le charriot, on s’occupe du reste », ­assurent des vendeurs de la zone commerciale de Tours Nord, bien rodés. Chez Cultura, les déchets, on n’en veut pas : « On ne s’occupe pas de ce genre de service. » Même son de cloche chez Norauto. La loi semble échapper y compris aux salariés. L’un d’eux désigne avec désinvolture la « benne à ordures dehors (qui) devrait faire l’affaire ».

Depuis ses bureaux parisiens, Éco-systèmes prétend pourtant veiller à la réutilisation des déchets électriques et électroniques. « Nous travaillons avec l’économie sociale et solidaire, qui remet en vente 2 % du total des D3E collectés », se défend ­Véronique Poirier, membre du ­comité de direction de l’éco-organisme. Qui ajoute un argument ­purement marchand mais peu convaincant : « Un matériel usé ou pas assez récent ne se vendra pas. » Le marché de l’occasion est pourtant loin d’être sélectif, selon Jean-Lionel Laccourreye, directeur d’un syndicat en faveur de la seconde vie des D3E. « L’occasion est un secteur porteur qui rencontre une ­importante demande. »

Ce qu’on dit et ce qu’on fait

Certaines grandes surfaces vont loin dans le non respect de la loi. Ce qui agace les brokers, ces revendeurs de matériel à la sauvette. Comme Sonni K., qui ­dénonce son ancien employeur, un centre Leclerc du Maine-et-Loire : « Recycler est une perte de temps pour les grandes surfaces. Quand elles peuvent se l’épargner, elles le font. » La trentaine, voûté et maladroit, il n’arrête pas de triturer un téléphone portable flambant neuf. « J’ai vu des employés jeter du matériel électrique à la benne. Il y a ce que l’on dit au client et il y a ce que l’on fait. »

Parce que le processus est contraignant, les D3E ne sont en réalité pas plus recyclés que si les clients les jetaient au milieu de leurs ordures ménagères. Même si les distributeurs reçoivent, selon Éco-systèmes, des soutiens financiers proportionnels au nombre de déchets collectés. « Derrière le prétendu geste pour l’environnement, leur clavier d’ordinateur va se ­retrouver broyé avec des boîtes de conserve et des poupées Barbie ». Pour l’ancien vendeur, reconverti dans la revente clandestine de téléphones portables, cette façon de faire est une perte sèche.

La réutilisation, une bonne occasion

Ils sont nombreux, comme Sonni K., à avoir flairé le bon filon. Sur internet, les brokers amateurs tentent d’arrondir leurs fins de mois de façon plus ou moins légale. Ainsi, il n’est pas rare de voir fleurir des offres intrigantes, « voire suspectes », comme le laisse entendre Frédéric Bordage. C’est le cas de celles de Steve59850 qui met en vente, sur le site de ­e-commerce eBay, sept ordinateurs portables, tous hors d’état de marche, pour quelques dizaines d’euros seulement. « Pour trouver autant de matériel, les brokers puisent souvent dans le parc informatique de l’entreprise où ils travaillent », explique Olivier Duhamel, gérant de SLG Recycling à Tours, sous-traitant d’un éco-organisme. Quelques pages plus loin, sur le même site, Bufu59430 vend treize disques durs. Dans l’annonce, il précise : « Disques durs qui claquent, ne tournent plus, non reconnus ni ­détectés ». Plusieurs fois contactés, ces revendeurs se sont montrés peu loquaces sur l’origine de leurs produits, avançant l’excuse du secret professionnel.

Les brokers sont des intermédiaires sur le marché des déchets électriques et électroniques. Photo : Eva Deniel/EPJT.

Olivier Duhamel en voit, lui aussi, des revendeurs particuliers de ­matériel électronique : « Lorsqu’on a des doutes sur la provenance du matériel, on n’hésite pas à demander des preuves d’achat aux gens. » Le vol dans les déchetteries et chez les acteurs de la filière du recyclage compte parmi les voies de ­ravitaillement des brokers amateurs. Il y a quelques années, SLG n’avait pas les moyens de lutter contre la revente d’objets volés. « Les gens nous ramenaient des ­déchets électroniques. On les payait en liquide. Ce n’était pas très fiable. » Aujourd’hui, la procédure est beaucoup plus régulée et on ne voit plus  ce genre de transactions. « La sécurité du site de l’entrepôt a été renforcée », assure Olivier Duhamel.

Peu de quantité mais forte rentabilité

Chez SLG Recycling, ces déchets électriques ne représentent qu’une tonne ou deux sur un total de 1500 tonnes de déchets traitées chaque année. Leur prise en charge est l’une des activités les plus rentables de l’entreprise de stockage. Le directeur navigue entre les différentes bennes remplies de câbles et de cartes mères en tout genre. « On collecte nous-mêmes les déchets dans les entreprises. Le traitement nous coûte 400 euros par tonne, on les revend ensuite à hauteur de 3000 euros. » De juteux bénéfices.

Les D3E sont revendus aux éco-organismes pour être détruits. Ils sont souvent composés de polluants extrêmement néfastes, qui perdurent dans la nature même après incinération. Leur recyclage soulève donc un autre problème, qu’on peut éviter avec le reconditionnement : l’impact écologique. Le réseau de traitement des déchets électriques et électroniques manque de transparence. Les nombreuses réglementations liées à la loi ne présentent pas le reconditionnement comme une priorité. C’est pourtant une filière créatrice d’emplois et surtout qui est moins polluante que le recyclage. Si elle est moins intéressante financièrement pour les éco-organismes, les entreprises de stockage et les brokers, elle est beaucoup moins nocive pour l’environnement. «Lorsqu’on recycle un objet, on n’en récupère jamais la totalité, dénonce Laura Caniot. C’est mauvais pour la planète mais aussi pour le consommateur. » Le très militant Frédéric Bordage s’insurge contre la pollution des sols. Il résume la situation d’une phrase lapidaire : « Le traitement des objets est si mal géré que nous sommes en train de manger nos ordinateurs. »

Aller plus loin

La filière des D3E de A à Z
La loi met les producteurs face à leurs responsabilités
Impact écologique des technologies de l’information et de la communication

Les D3E sont en augmentation exponentielle et leur traitement divise. Recyclage, destruction, réutilisation et stockage constituent les principaux moyens de traitement. Envie Touraine est une entreprise d’insertion sociale qui reconditionne les D3E. Le site de Saint-Pierre-des-Corps appartient au réseau Envie en France qui compte 49 entreprises sur tout le territoire français. Il gère exclusivement l’électroménager. À l’année, 137 000 tonnes de D3E sont collectées auprès des grandes surfaces. Envie Touraine récupère, à elle seule, 750 tonnes par an. Elle en reconditionne et en revend 20 %, le reste étant détruit par l’éco-organisme Eco-Systèmes.

L’Europe trébuche sur les déchets électriques et électroniques

L’Europe joue le rôle d’arbitre dans le traitement des déchets. Mais sa législation est parfois trop complexe. C’est ce que constate François Damerval ­qui décrypte pour nous les avancées de l’UE en matière de décisions et de réglementations.

 

 

François Damerval, secrétaire général du parti écologique Cap21 et ancien assistant parlementaire européen de ­Corinne Lepage pendant cinq ans. Photo DR

La législation européenne en matière de traitement des D3E est stricte. Elle s’applique aussi aux fabricants, mais ceux-ci ne la respectent pas. Où est la faille ?

François Damerval. La directive européenne de 2002 sur le devenir des D3E a été actualisée en 2014, et le sera de nouveau en 2015. Elle met désormais au premier plan la responsabilité des producteurs d’équipement électrique et électronique : quiconque produit un futur D3E doit désormais prendre en compte son réemploi, son ­recyclage, l’innovation et les progrès techniques. Sinon, il devra lui-même trouver une solution technique et économique pour le recycler. Et la facture sera pour sa pomme. C’est donc dans l’intérêt du producteur ­d’intégrer la reconversion des objets. Mieux vaut le faire au moment de la conception plutôt qu’à celui de sa destruction. Il faut savoir que l’Europe a désormais l’objectif ambitieux de recycler 65 % des déchets électriques et électroniques.

Les pays de l’Union européenne sont-ils tous égaux face à la production et le recyclage des D3E ?

F. D. Pas tout à fait. Le parlement européen a instauré une législation uniforme pour essayer d’harmoniser au maximum les pratiques des pays en termes de recyclage. On veut éviter que les plus influents modulent les normes en fonction de leurs propres intérêts. Par exemple, la Fnac, géant de la distribution, est fortement implantée en Italie. Là-bas, la loi est moins contraignante pour les distributeurs. L’Allemagne, au contraire, héberge une majorité de producteurs : de manière ­assez ­logique, son système les avantage. Si l’Europe ne jouait pas le rôle de législateur, voire parfois d’arbitre, nous irions tout droit vers d’importants conflits économiques entre les pays membres.

L’Europe peut-elle lutter de manière efficace contre les fraudes aux exportations des D3E ?

F. D. Au-delà de la directive de 2002, l’Europe a signé la convention de Bâle qui interdit l’export des déchets. Dans la réalité, cette convention n’est que peu respectée. Des mafias, comme en Italie par exemple, n’ont aucun scrupule à envoyer des cargos entiers de D3E vers l’Inde ou la Chine. L’Union européenne ne peut pas les juger, car les États membres ont toujours le dernier mot sur les initiatives ­européennes. C’est un système qui nous joue souvent des tours dans l’élaboration de lois efficaces.

Face à un tel système d’interdépendance, peut-on juger individuellement les responsables de ces débordements ?

F. D. A titre individuel, un pays membre, comme la France par exemple, a le droit d’exporter des déchets dans un autre pays membre. Elle doit cependant le justifier et restera responsable de leur recyclage aux yeux de la loi. Mais la législation européenne est très complexe à mettre en œuvre. Le recyclage doit-il être pris en charge par le pays qui a fourni les pièces principales du D3E, celui qui les a assemblées ou ­celui qui les a commercialisées ? La justice désigne le plus souvent l’assembleur mais parfois le distributeur. Tous les maillons de la chaîne de distribution et de production peuvent être ­jugés responsables s’il y a une dérive dans le circuit.

Quelle est la meilleure solution, le recyclage ou le reconditionnement ?

F. D. L’idée commune voudrait qu’il soit plus intelligent de réparer les produits plutôt que de les démanteler. Mais il ne faut pas tirer de conclusions hâtives. Concrètement, certains produits peuvent et doivent être reconditionnés tandis que d’autres ne gagneraient rien à l’être. Un exemple parlant est celui des décodeurs Canal + de dernière génération : ils sont le fruit de nombreuses années d’innovation. Reconditionner ces décodeurs serait un frein au progrès technique. En ­revanche, une cafetière basique ne risque pas d’évoluer de sitôt. Sur un produit comme celui-là, il est plus intéressant de faire l’effort la remise en état. Dans le ­domaine des déchets d’équipement électronique et électrique, il ne faut pas hésiter à faire du cas par cas et à regarder ce qui sera le plus bénéfique pour le consommateur. C’est sur ce point qu’il est primordial d’éditer les bonnes normes pour créer un marché d’avenir. Nous pourrions commencer par des choses simples, comme la question de l’obsolescence programmée dont il n’est jamais question au parlement. Malgré toutes les tentatives de législation, aucune loi n’est passée alors que cette question reste centrale dans la régulation de ces déchets qui ­envahissent la planète.

Pour aller plus loin

La tragédie électronique

Jouer au broker menteur

Joe Benson a été reconnu coupable par la justice anglaise d’avoir envoyé illégalement d’importantes quantités de déchets électriques et électroniques (D3E) en Afrique. Il a exporté 46 tonnes de déchets pour un total de 40 000 euros. Sa méthode était simple. Il laissait entendre que les matériaux étaient réparables alors qu’ils étaient irrécupérables. Il échappait ainsi aux coûts de dépollution et de recyclage, comme la loi européenne le prévoit. Il flouait en même temps ses clients. Des déchets dangereux ont été retrouvés dans des containers envoyés par le broker vers des ports africains.

Sur eBay, on retrouve de nombreux produits vendus par les brokers. Ils ne sont pas toujours exploitables. Capture d’écran

Une affaire exceptionnelle. C’est la première fois dans le monde de la justice pénale qu’un broker est condamné pour son activité. Le cas de Joe Benson pourrait marquer un moment charnière dans la lutte contre les fraudeurs écologiques. Il souligne en tout cas les différences entre un broker, comme Joe Benson, et un reconditionneur.

Les brokers revendent

En soi, être broker n’a rien d’illégal en France, malgré une législation très pointilleuse dans ce domaine. Au contact des entreprises, ils récupèrent les matériaux remplacés. Le problème, c’est que ces courtiers des déchetteries n’agissent pas toujours dans un cadre légal. Notamment les particuliers, pour qui les frontières de la loi sont plus floues et qui recherchent les déchets partout : parcs informatiques renouvelés, « salles de vente » ou décharges.

Le matériel récupéré est vendu au plus offrant. Dans le meilleur des cas, à un éco-organisme. Mais ces derniers ne sont pas des destinataires obligatoires. Souvent d’importantes quantités de déchets sot vendues via Internet. Frédérique Bordage, chercheur dans le numérique et l’écologie, est particulièrement sévère à leur égard : « Les brokers ne respectent jamais la loi. Les conséquences écologiques sont désastreuses. » Car en plus de « parasiter les circuits de recyclage légaux, ils participent à la surconsommation de biens ».

Les reconditionneurs réparent

Les reconditionneurs, eux, ont une démarche militante. Ils récupèrent le stock des entreprises pour remettre en état les matériaux, dont ils cherchent à prolonger la durée de vie. Leur mission : réduire au maximum les déchets. Le recyclage n’intervient qu’en dernier recours. Ils proposent à la revente les produits réceptionnés. Les déchets électroniques deviennent alors des objets d’occasion peu coûteux et accessibles à tous.

Depuis combien de temps avez-vous votre portable ?

Les Français changent en moyenne de téléphone portable tous les dix-huit mois, selon un sondage TNS-Sofres. Parmi eux, 42 % laissent leur matériel usagé dans un coin de leur maison, 27% le donnent à un proche et 6% le jettent. Seulement 9% des utilisateurs font l’effort du recyclage. Le reste préfère la revente. En boutique ou, comme le souligne Damien, conseiller chez un opérateur téléphonique : « sur Internet où le prix de revente est toujours plus élevé ».