A Barcelone, à l’occasion des fêtes, des tours humaines de plusieurs étages s’érigent dans une rue de la ville. Les Castells, cette tradition catalane, connaissent aujourd’hui encore un grand succès. La pratique est même devenue un véritable symbole de la région reconnue au patrimoine immatériel de l’humanité par l’Unesco..
Par Clément Laré
Du haut de ses 7 ans, la fillette se lance dans l’ascension de la tour humaine. Avec une assurance déconcertante, ses petites mains s’agrippent aux membres de son équipe qui composent les étages inférieurs. Elle grimpe avec aisance jusqu’au sommet.
Les visages sont crispés, les membres tremblent. La douleur se lit dans les yeux des trois hommes à la base de la pyramide qui supportent le poids des cinq autres étages sur leurs épaules. Ils doivent tenir jusqu’à ce que la petite fille, pièce maîtresse de l’œuvre, franchisse le point le plus haut. Alors la tour pourra être démontée et leur peine soulagée.
Les regards des spectateurs se partagent entre admiration et inquiétude. La foule s’est petit à petit attroupée rue de la Portal de l’Angel de Barcelone, l’une des principales rues commerçantes du centre-ville. Autour des Castellers qui s’affairent se mêlent curieux et aficionados. Les touristes, arrivés ici par hasard, immortalisent la scène sur leur téléphone. Un groupe d’asiatiques écoutent avec attention leur guide leur donner les explications de cet étrange spectacle. Pendant ce temps les habitués commentent entre eux l’avancée de l’œuvre.
Une tradition vieille de plusieurs siècles
En ce 10 avril 2016, trois collas de castells (château), trois équipes, se sont rassemblées pour une démonstration à l’occasion de la diada de Can Jorba, une fête de quartier comme il en existe de nombreuses à Barcelone. Loin d’être des événements isolés, les démonstrations de castells sont encore extrêmement populaires dans toute la Catalogne.
La tradition remonte pourtant à loin, si loin qu’on en connait mal l’origine. « On ne sait pas vraiment quand les castellers ont commencé. On dit que ce serait au XVIIe siècle. Depuis le temps que je viens, j’ai l’impression de suivre les castells depuis leur début », raconte avec malice Irene, du haut de ses 82 ans.
Au fur et à mesure des années, les tours humaines ont aussi bien gagné toute la région que le cœur des Catalans. Si la popularité des castells a quelque peu décliné durant la dictature franquiste, les années quatre-vingt ont marqué un regain de popularité pour cette drôle d’activité.
Aujourd’hui, les castells sont plus que jamais présents dans la vie culturelle catalane. Les trois équipes présentes ce jour ne sont qu’un petit bout des 79 que compte la région selon la Coordination des équipes castelleres de Catalogne. « Certaines démonstrations sont même retransmises sur la télé catalane, explique Irene. Et croyez moi je n’en loupe pas une. » Le castell traverse même les frontières. En 2010, à la grande fierté de tous les Catalans, les castells ont été reconnus patrimoine culturel immatériel par l’Unesco (voir encadré ci-dessous).
Les Castells sont forts en symbolique : ils représentent l’idée que l’union fait la force.
Une technique bien rodée
Autour du « chateau » qui se construit, les autres équipes attendent leur tour. Certains s’étirent. D’autres aident leurs coéquipiers à fixer leur faixa, un long de bout de tissu noir enroulé en ceinture par-dessus leur pantalon blanc et leur chemise aux couleurs de l’équipe. A coté d’eux, les quatre membres de l’orchestre attendent patiemment en préparant tambours et grallas, un instrument à vent traditionnel. C’est en musique que se construit un castell.
Premièrement, l’équipe forme une base, composée du plus grand nombre de participants. Puis, montent debout sur les épaules des porteurs, ceux qui forment un premier étage. Le nombre de castellers qui en fait partie dépend de la figure, tout comme le nombre d’étages qui vont ensuite se former. Si le chef d’équipe estime la base assez solide, il donne son feu vert. « C’est à ce moment là qu’on entre en scène, explique Jaume, un quadragénaire en charge du tambour. La musique, ça veut dire que la tour peut se construire. » Pour que la figure soit réussie, il faut que la dernière personne, souvent l’enfant le plus léger, passe par-dessus le dernier étage. Si l’équipe parvient ensuite à démonter la tour sans la faire tomber, c’est gagné.
« Des chutes, il y en a quelques fois », reconnaît Pablo, un casteller d’une trentaine d’années en aidant un des enfants de l’équipe à fixer son casque. Les casques sont devenus obligatoires pour tous les mineurs qui participent en 2006, suite à un accident qui avait causé la mort d’une fillette de 12 ans. « On s’entraine régulièrement, une fois par semaine, afin de bien maitriser les différentes figures. »
Une pratique qui séduit toutes les générations
Dans les rangs des équipes règne une ambiance familiale. Les plus âgés tentent de calmer les enfants qui courent partout, tout excités à l’idée d’aller crapahuter jusqu’en haut de la tour. Les jeunes adultes plaisantent entre eux pendant qu’un groupe d’adolescents fume des cigarettes en attendant son tour d’entrer en action.
Les castelles ne font pas partis des traditions qui se perdent au fur et à mesure que les générations passent. Les jeunes y restent très attachés. La preuve est qu’il existe même dix équipes universitaires. « Dès la première fois que mon père m’a emmené voir une démonstration, j’ai su que je voulais en faire, explique Sara, la vingtaine. On est beaucoup à commencer très jeune, puis par passion, on poursuit. »
Les castellers assument ce mélange de générations où tout le monde est le bienvenu. « Les Castells est une activité où chacun peut participer, que tu sois grand ou petit, potelé ou fin, un homme ou une femme, jeune ou moins jeune… Tout le monde a son rôle à jouer dans l’équipe », explique Marina, 19 ans.
Un véritable symbole de l’identité catalane
Les Castells sont un véritable symbole de l’identité catalane. Tellement qu’ils ont été récupérés à des fins plus politiques dans les manifestations pour l’indépendance de la région. Ainsi, en juin 2014, des Castells s’étaient formés dans huit villes d’Europe, acte symbolique afin de mettre en lumière la demande de référendum. Des castells s’érigent d’ailleurs régulièrement dans les différentes manifestations. « Leur symbolique est forte, explique Eulalie Bobes, professeur à Barcelone. C’est l’idée que l’union fait la force, qu’un peuple qui s’unit peut atteindre des sommets. »
Une récupération politique que les castellers relativisent. « Il y a toujours des gens pour tout politiser, explique Marina. Les castells, c’est simplement la tradition d’un peuple depuis des centaines d’années. Ce n’est pas notre orientation politique qui nous fait devenir castellers, c’est notre passion. »
Cette passion, elle se lit dans les yeux des castellers au moment où la foule lâche une salve d’applaudissements. La fillette a brandi sa petite main vers le ciel en passant par-dessus le dernier étage. Les étages se défont sans aniccroche jusqu’au dernier. La petite fille a déjà regagné les bras de son père, un brin de fierté dans ses yeux.
Les Castells ont été inscrits sur la liste du patrimoine culturel immatériel de l’Humanité de l’Unesco le 16 novembre 2010. Le projet a été porté par une commission baptisée castells Patrimoine de l’Humanité, composée d’associations de castellers mais aussi du gouvernement de Catalogne. Les castells deviennent ainsi la première tradition purement catalane inscrite sur la liste. L’Espagne, elle, compte neuf autres entrées, dont certaines partagées avec d’autres pays.
Par cette liste, l’Unesco entend mettre en lumière les traditions, pratiques sociales et savoir-faire du monde. Si cette distinction n’apporte ni aide financière ou matérielle auxcastellers, elle est avant tout une reconnaissance internationale de l’importance culturelle de la pratique.