Les traces invisibles de la guerre
Confrontés de manière plus ou moins directe à la guerre, les réfugiés ukrainiens essaient de surmonter comme ils peuvent leurs traumatismes. Certains essaient aussi d’accompagner leurs compatriotes sur le plan psychologique. Portraits de trois d’entre eux.
Par Laura Blairet (texte et sons) et Mathilde Lafargue (texte et photos)
Ils sont pourtant maintenant loin des villes qu’ils ont fuit, en Roumanie. Mais leur mémoire auditive ravive chez eux des expériences traumatiques.
C’est grâce à cette scène-là que Dodo a pris conscience que les réfugiés avaient besoin d’un soutien psychologique. Lui qui a l’habitude d’apporter des soins de premiers secours, de donner à manger et des vêtements, saisit la nécessité d’accompagner les Ukrainiens sur le plan intime.
Il décide alors de faire appel à l’association Save the children (Salvati Copiii România). Depuis, l’ASVSU se coordonne avec pour prendre en charge sur tous les plans les personnes qui arrivent. Car l’urgence est aussi bien de répondre aux besoins vitaux que de traiter les traces psychologiques de la guerre.
Les réfugiés ont parfois été directement confrontés à la guerre. Le 24 février 2022, la capitale ukrainienne, Kyiv et plusieurs villes de l’Est et de la côte ont été attaquées par l’armée russe. C’est le cas d’Odessa, dont le port donne sur la mer Noire, au sud-ouest de l’Ukraine. Son aéroport, notamment, est la cible de bombardements.
Rustam, 39 ans, travaillait dans la tour de contrôle quand l’aéroport a été touché. « C’était effrayant et l’horreur à vivre. Je me souviens des débris et des hélicoptères de secours qui tournaient autour de nos têtes. Mon monde a été bouleversé. » L’explosion a été si forte qu’elle s’est entendue jusqu’à chez lui, où se trouvait sa femme.
Rustam comprend qu’il n’y a pas de temps à perdre : « Il fallait prendre une décision. » Cette décision, c’était partir. Avec femme et enfant, un fils qui a fêté ses 3 ans cette année. D’abord pour la Moldavie. « Mais on était toujours proches de l’Ukraine. On avait encore très peur. » Ils franchissent alors une nouvelle frontière et arrivent en Roumanie.
La famille s’installe à Bucarest. Très rapidement, elle se rapproche du Jesuit Refugee Service (JRS), une association religieuse qui apporte son aide aux réfugiés. La femme de Rustam y donne des cours d’art thérapie. Quand elle tombe enceinte, quelques mois plus tard, c’est lui qui prend le relais.
« Lorsque les gens ne sont pas en mesure de parler, ils peuvent toujours dessiner »
Rustam Askerov, professeur d’art thérapie
Ses cours se passent dans les bâtiments de JRS. Devant une tablée de participantes, Rustam explique en ukrainien les moindres gestes qu’il fait sur son tableau à trépied. L’audience réagit, discute, rit. Pendant deux heures, les Ukrainiennes vont dessiner, expliquer leurs créations ou réagir à des images abstraites.
C’est ainsi que Rustam espère soulager le traumatisme des participantes. « L’art est bon pour l’esprit et pour les émotions, explique-t-il. Lorsque les gens ne sont pas en mesure de parler, ils peuvent toujours dessiner. Il n’y a pas de différence pour le cerveau entre voir quelque chose et se le représenter mentalement. L’art thérapie permet de guérir sans avoir à parler. »
Rustam n’est pas un professionnel de la santé mentale. Mais il s’intéressait déjà en Ukraine aux techniques qui permettent d’apaiser l’esprit, comme l’hypnose. L’art est aussi une passion qu’il nourrit de longue date. Désormais, c’est son lot quotidien : en plus des cours pour JRS, il en prodigue en ligne. Toujours dans l’idée de soulager un maximum de personnes.
Rustam se sent bien à Bucarest et ne sait pas s’il retournera en Ukraine. « Je n’arrive pas à me projeter aussi loin. Ce qui compte pour moi, en ce moment, c’est le présent. De toute façon, qui sait s’il restera encore quelque chose de ce pays d’ici la fin de la guerre ? »
Comme les enfants dont elle prend soin, Lesia raconte avec émotion que certains sons lui rappellent ce qu’elle a connu en Ukraine.
Lesia Kirvas est la directrice du centre éducatif de Baneasa. En Ukraine, elle était institutrice. Et elle a essayé de le rester en Roumanie. Mais ça n’a pas fonctionné : les contraintes de l’éducation en ligne l’ont amené à quitter son emploi. Peut-être l’un des aspects qu’elle a le plus de mal à accepter, encore aujourd’hui.
Lesia s’occupe maintenant de petits Ukrainiens pendant qu’ils suivent leurs cours en ligne. Un métier à plusieurs casquettes. Elle les accompagne dans leurs leçons et leur fait faire des activités. Elle tente peu à peu de les éloigner de l’expérience traumatisante qu’ils ont vécu en Ukraine.
Parfois, un son ou un événement réveille les traumatisme chez ces enfants. Le rôle de Lesia est alors de les rassurer.
Son regard suit les moindres déplacements de sa fillette de 4 ans et demi, Milana. « Ma fille est le centre de mes journées », explique Hanna Untilova. Elle est arrivée à Bucarest en octobre 2022, après avoir laissé derrière elle Odessa. Sa priorité est maintenant d’apporter de la stabilité à sa fille au quotidien. Elle l’emmène à l’école maternelle, lui fait à manger, l’accompagne à des cours de danse et d’art-thérapie à l’association Zi de Bine.
Mais entre elles deux, confie Hanna, c’est certainement elle qui a le plus besoin d’aide psychologique. La jeune mère essaie de rester forte pour protéger sa fille. « Milana ne ressent pas la pression de la guerre, même si elle sait ce qui se passe en Ukraine et qu’on en parle toutes les deux. »
Sans sa famille à Bucarest, Hanna prend sur elle. « Je me sens responsable envers ma fille et ma mère de 68 ans. Elles ont besoin de mon aide. » Mais à force de se mettre entre parenthèses, elle se sent seule et parfois démunie : « C’est très difficile quand vous aidez. Vous essayez d’aider tout le monde et personne ne peut vous aider. Et vous n’avez nulle part où mettre vos émotions et vos sentiments. »
Dans sa vie d’avant, Hanna était responsable du centre d’appel d’un restaurant jusqu’à ce qu’elle devienne mère. Maintenant, elle suit des cours de roumain dans une association et recherche du travail. Elle se dit prête à saisir n’importe quelle opportunité.
Entre les aides de l’État et son mari ukrainien qui envoie de l’argent, Hannah se débrouille financièrement. Le futur est incertain mais si l’occasion se présente, c’est travailler dans le domaine de la photographie qui lui plairait particulièrement.
Pour le moment, la jeune femme de 32 ans ne se projette pas en Roumanie. « Je vois mon avenir en Ukraine », énonce-t-elle avec conviction. Le pays et la vie qu’elle a laissés derrière elle ne sont donc pas qu’une partie de son passé.