Terra Nova a jeté un pain (de cannabis) dans la mare avec un rapport dont Le Monde a publié les conclusions. Pour le think tank de gauche, moins de répression pourrait limiter la consommation et faire gagner quelque 2 milliards d’euros à l’Etat. Car malgré les politiques de répression, la consommation continue d’augmenter. Et l’hypocrisie de la situation se cultive. Comme dans ces jardineries spécialisées en hydroponie, officiellement destinées aux producteurs de légumes, mais dont la quasi totalité des clients sont des cultivateurs de cannabis. Enquête aux racines du « cannabusiness ».
Par Sébastien GUERCHE, Solène PERMANNE et Kevin VERGER
C’est une technique prometteuse. À tel point qu’elle est expérimentée par la Nasa dans le but de faire pousser des légumes pour les futures colonies, sur la Lune ou sur Mars. L’hydroponie permet une culture sans terre, moyennant quelques tuyaux, un circuit d’eau continu, une lampe chauffante, un pot rempli de substrats et de l’engrais bien dosé.
« À l’intérieur de chambres de culture, des radis, des laitues et des oignons poussent déjà en hydroponie dans du liquide enrichi en nutriments », explique l’agence spatiale américaine sur son site Web. Les astronautes ne sont pas les seuls à utiliser ce procédé. La tête dans les étoiles mais cette fois les pieds sur terre, les cultivateurs de cannabis s’en emparent aussi.
« Le phénomène concernerait 100 000 à 200 000 “cannabiculteurs”, quelle que soit la technique employée, pour une production annuelle d’une trentaine de tonnes. » C’est ce qu’indique un rapport d’information déposé au Sénat en juin 2011 par le sénateur Gilbert Barbier et la députée Françoise Branget. Nombre de ces autoproducteurs s’approvisionnent en matériel dans les growshops, des magasins vendant du matériel de jardinage d’intérieur (dit « indoor »), particulièrement adapté à la culture de marijuana.
Un jeu sur l’ambiguïté
Quand on entre dans ce genre d’établissement, certains détails ne trompent pas. On y trouve par exemple un engrais estampillé « Bio Weed » (mot désignant communément la « beuh » en anglais, soit la fleur sèche de cannabis). Avant de passer à la caisse, le client peut même se laisser tenter par des accessoires comme des « canettes-cachettes » à plusieurs dizaines d’euros. Leur contenance, qui ne permet pas d’accueillir des tomates, est destinée à dissimuler de l’herbe. Signe que ces boutiques ont bien conscience du dessein de leurs clients.
Parfois, les enseignes parlent d’elles-mêmes, comme celle du Mans (72) nommée THC (Tout pour l’hydroponie contrôlée), qui rappelle le nom du principe actif du cannabis (tétrahydrocannabinol). En 2009, le tribunal correctionnel a fait fermer ce growshop pour provocation à l’usage illicite de drogue et au trafic de stupéfiant.
Le site growmaps.fr recense exactement 324 de ces boutiques sur le territoire français, dont Culture Indoor, Indoor Gardens, Hydrozone ou Hydro & Culture. « Le growshop est une solution de facilité et de sécurité pour les cannabiculteurs, explique un vendeur qui, comme tous ses homologues, ne tient pas à ce que son nom et son enseigne soient mentionnés. On fait les commandes pour les clients et ils se déplacent lorsqu’elles sont arrivées. C’est plus rassurant pour eux que de commander sur internet. »
Un acheteur régulier confirme : « Sur la Toile, on peut facilement être tracé. La livraison à domicile, c’est effrayant. Dans les growshops, on peut payer en cash et être conseillé. » Des sites de e-commerce spécialisés, comme growshops.fr ou indoorgardens.fr, assurent pourtant une « livraison discrète » et un « emballage neutre ». Des précautions plutôt curieuses quand on est censé s’adresser à d’honnêtes cultivateurs.
Les forces de l’ordre ne sont pas dupes : « On sait que la plupart des clients des growshops sont des cannabiculteurs mais la vente de matériel est légale, indique Laurent Cornet, chef de la brigade de police des stupéfiants à Tours. Intervenir serait une atteinte au droit à l’exercice commercial. » Il ajoute : « Ce n’est pas la première fois qu’un produit est autorisé à la vente mais que certaines de ses utilisations sont proscrites. Les exemples sont multiples. »
Une comparaison revient souvent chez les gérants de growshops. « Certaines personnes roulent à 250 km/h avec des grosses voitures alors que ce n’est pas autorisé. On ne va pas pour autant voir Audi ou Porsche en leur disant “c’est de votre faute” », explique un vendeur. Un autre confirme : « On est aussi hypocrites que le système. On n’en parle pas mais la clientèle est ce qu’elle est et on le sait bien. »
Drôles de tomates…
Car, finalement, tout réside dans l’ambiguïté. La marque General Hydroponics Europe (GHE), omniprésente dans les rayons des growshops, sponsorise chaque année l’Expogrow. Cette foire, consacrée au cannabis, se tient à Irun, une ville sur la frontière franco-espagnole. Même constat pour le Technigrow, premier salon dédié au jardinage d’intérieur qui s’est tenu à Lyon, du 28 au 30 mars 2014. La manifestation était sponsorisée par Plagron, dont le slogan n’est autre que « pass it on » (« fais tourner », expression utilisée pour quémander le joint à son partenaire de fumette). La marque néerlandaise Canna joue, elle, sur le deuxième degré avec son nom et avec une campagne de communication intitulée ironiquement « J’aime la tomate ».
Est-ce à dire que ce fruit passionne particulièrement les jardiniers en quête de performance ? Non. Les vendeurs de growshops sont unanimes : 90 %, 95 %, 98 % de la clientèle sont des producteurs de cannabis. Même si cette drogue n’est jamais évoquée dans les magasins, on se comprend et les mots « tomates » ou « plants » sont autant de synonymes utilisés pour parler de « beuh ». La frontière avec la légalité est fine et les vendeurs le savent bien.
Les forces de l’ordre ne peuvent pas faire grand-chose. « Si le vendeur dispense des conseils, fait mine de s’interroger Laurent Cornet, là, on passe dans la complicité (et l’incitation à produire et à consommer, NDLR). Mais pour le prouver, ce n’est pas gagné. » À propos du peu de puristes qui utilisent l’hydroponie à des fins « saines », un vendeur s’amuse : « Ça ne vaut pas forcément le coup de dépenser 1 000 balles pour cultiver des tomates bio. On peut le faire quand même, mais sans chercher la rentabilité et en étant vraiment très passionné… »
Du côté des jardineries traditionnelles, on ne cherche pas à couper l’herbe sous le pied à ces petits concurrents que sont les growshops. Elles ont bien quelques accessoires éparpillés dans leur magasins : des sondes au rayon animalerie, quelques substrats comme des billes d’argile ici et là… Mais Paul, vendeur au Jardiland de l’agglomération tourangelle, préfère renvoyer « cette demande bien spécifique vers des magasins spécialisés ». Chez Truffaut, on concède qu’« une certaine demande commence à émerger ». L’enseigne ne peut pas, ou ne souhaite pas, y répondre.
Vers une dépénalisation ?
Le pôle Tendances récentes et nouvelles drogues (Trend) de l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT) constatait déjà, dans une étude de 2009, que « les cultures en hydroponie, sous lampe à sodium, ne sont plus rares et ne sont pas le fait de quelques expérimentateurs ». La technique se démocratise. D’autant que les contraintes urbaines poussent les citadins passionnés de jardinage à se tourner, eux aussi, vers ces nouvelles méthodes optimisées de culture. Un toit, une terrasse ou un balcon suffisent désormais à celui qui souhaite créer son potager urbain.
La ville de Grenoble a installé 250 mètres carrés de cultures hydroponiques sur un toit. « C’est un jardin qui a permis de récolter, en 2013, plus de 1,5 tonne de légumes, explique Yohan Hubert, directeur de l’Association française pour la culture hors-sol. L’installation a coûté 600 euros seulement car nous avons utilisé des produits recyclés. »
En expert, Wilfried*, producteur de cannabis tourangeau, indique que grâce à l’hydroponie, « les plantes poussent plus rapidement et ont souvent plus de goût ». Mais ce type de culture est « plus pointu, plus cher et prend beaucoup plus de temps ».
Christian Tharel, membre du Collectif d’information et de recherche cannabique (Circ) de Lyon l’affirme : « L’activité en toute légalité des growshops est sans équivoque. C’est une dépénalisation de fait. On ne la reconnaît pas mais on laisse tout sur le marché pour que les gens puissent produire et consommer. »
Reste que cette production, comme la consommation, sont toujours illégales. L’écologiste Esther Benbassa a déposé au Sénat un projet de loi visant à autoriser « l’usage contrôlé de cannabis », mais rien ne change. Aucune dépénalisation ni légalisation ne sont pour l’instant à l’ordre du jour. Le système français reste tel qu’il est. Sauf si le coup d’éclat de Terra Nova fait bouger les lignes. L’évolution du débat dans les jours à venir nous le dira.
(*) Le prénom a été modifié.
Dans son jardin secret
Au fond du couloir, deuxième porte à gauche, une pièce isolée. C’est ici qu’Alex, 23 ans, cultive des plants de marijuana.
Ses factures d’électricité ont doublé
Des soucis, il en a pourtant connu : « Familiaux, professionnels, financiers aussi. » Des problèmes d’argent qui l’ont conduit à cultiver. « À 10 euros le gramme environ, c’est rentable de planter. Je vends un peu quelque fois à des copains, pour payer l’électricité. » Ses factures ont doublé à cause des lampes qui éclairent les plants dans leur cachette.
Pour accéder à son jardin d’intérieur, il faut emprunter un couloir où des photos de familles sont accrochées, puis deuxième porte à gauche. La salle étroite est plongée dans le noir, les volets sont fermés. C’est ici qu’Alex cultive. Aujourd’hui, il ne reste qu’une petite chambre de culture. Le reste est déjà dans les cartons. Le jeune homme arrose les trois plants qui lui reste deux à trois fois par semaine. La prise électrique programmable s’occupe du reste. Lumière, ventilation : tout est automatique. Le cannabiculteur préfère quand même surveiller quotidiennement.
Deux cent cinquante grammes récoltés par an
La pièce s’éclaircit lorsqu’Alex ouvre l’armoire d’aluminum. « Le tissu réfléchissant augmente l’intensité lumineuse et améliore sa répartition, pour des rendements encore meilleurs », explique-t-il, pédagogue. A côté, on distingue une grosse boite qui contient une autre chambre de culture, de taille plus importante. Elle traîne dans la pièce, entre les affaires de motocross dont Alex se sert les week-ends, et les branches desséchées de ses premières pousses. Sans doute les garde-t-il par fierté et en souvenir des récoltes passées.
« J’ai déjà cultivé pas mal, environ 250 grammes par an, à raison de quatre récoltes chaque année », confie Alex. Suffisant pour sa consommation personnelle. Environ trois joints par jour aujourd’hui, alors qu’il en fumait une dizaine à une certaine période. Le jeune homme s’est « calmé », comme il dit. Depuis qu’il a obtenu son permis de conduire il y a quelques semaines.
Depuis qu’il a un travail aussi, faute de temps. À l’usine, il a trouvé trois collègues avec qui fumer en cachette dans une voiture pendant la pause déjeuner. L’un d’entre eux, la trentaine, est marié. La preuve, selon Alex, que le cannabis s’est banalisé et qu’il faut le légaliser. « La délinquance diminuerait et ça remplirait les caisses de l’État. » Un discours partagé par les associations comme Auto-support des usagers de drogue (Asud). Mais aussi, plus récemment, par Terra Nova, le Think tank de gauche. En complète opposition avec le gouvernement.
« La prohibition n’a pas démontré qu’elle protégeait le consommateur, ni pour sa santé, ni pour sa sécurité, ni pour la sécurité publique », expliquait Laurent Appel, membre d’Asud, dans une interview accordée à Sud-Ouest durant l’Expogrow. Pendant trois jours, cette foire annuelle du cannabis a accueilli une centaine d’exposants et 17 000 visiteurs, à Irun. Alex et ses copains se sont promis d’y aller un jour : « Là-bas, ça doit être de la folie. Le paradis sur terre. »
Les Cannabis social clubs, frondeurs en herbe
Si les cannabiculteurs jardinent généralement de façon privée et la plus discrète possible, un concept de production collective baptisé Cannabis social club (CSC) revendique le droit à l’autoculture. À l’initiative de ce projet en France, Dominique Broc, 45 ans. En 2009, il a créé un premier regroupement à Tours qui permettait à quinze personnes de se partager les frais et de produire 23 kilos de fleurs de chanvre par an. Les CSC regroupent des amis qui produisent et consomment de la marijuana pour leur usage personnel afin d’éviter le marché noir et les dérives qui lui sont liés, comme la mauvaise qualité des produits ou la violence que peut engendrer le trafic.
Militant, Dominique Broc a déposé le 4 mars 2013 le statut de la Fédération des cannabis social clubs à la préfecture de l’Indre-et-Loire, qui a validé sa création. Ce jour-là, une quinzaine de CSC se sont déclarés dans tout l’Hexagone. Mais l’activité de ces réseaux n’est pas du goût de tous. Le tribunal de grande instance de Tours a prononcé la dissolution du club en juin 2013, soit quelques mois seulement après sa reconnaissance officielle dans le Journal officiel.
Peu après, surtout, la condamnation de Dominique Broc à huit mois de prison avec sursis et 2 500 euros d’amende pour détention illicite de drogue, provocation à l’usage de stupéfiant et refus de prélèvement d’ADN. Le porte-parole emblématique des CSC avait été interpellé à son domicile, à Esvres-sur-Indre (37), où les gendarmes avaient trouvé 126 plants de chanvre et 26 grammes de cannabis, fruit d’une culture et d’un équipement de pointe vendu par des growshops.Il n’a pas été poursuivi pour production de cannabis.
Ce passionné de jardinage « indoor » souhaite continuer son combat pour la légalisation devant la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH). Prônant la désobéissance civile, Dominique Broc souhaite « y dénoncer la loi française inadaptée », alors que certains pays, comme l’Espagne et les Pays-Bas, ont légalisé les CSC. À travers ces coopératives, le militant pro-légalisation ne souhaite pas inviter les membres « à consommer, mais à consommer mieux et moins ». Un message que n’a pas entendu le procureur de Tours lors du procès : « La loi peut être discutée, dénoncée. Mais cela ne signifie pas pour autant que l’on peut s’autoriser à la violer sous prétexte qu’elle ne nous plaît pas. »