Quand les médias nous parlent du climat
À l’approche de la conférence de Paris, les enjeux liés aux changements climatiques reviennent sur le devant de la scène. Comment traiter ce sujet complexe, global et transversal ? Dans les médias, cette question suscite le débat.
Une nappe de pétrole noire dégouline sur la page d’accueil du site Internet du Guardian, couverte par une nuage de tags où s’entremêlent noms et logos. En lettres orange, la légende : « Voici les entreprises les plus polluantes des secteurs du charbon, du gaz et du pétrole. » Et une question : « Contribuez-vous à les financer ? » Le 16 mars 2015, le quotidien britannique lance ainsi une campagne choc sur le changement climatique : « Keep it in the ground », laissez sous terre les énergies fossiles. Il appelle au désinvestissement massif dans ce secteur, en partenariat avec l’organisation non gouvernementale (ONG) 350.org. Deux cent mille personnes ont déjà signé la pétition. En avril, le groupe Guardian Media, propriétaire du journal, montre l’exemple : il retire ses actifs du secteur fossile.
Coup de pub ou nouvelle ligne éditoriale ? En tout cas, c’est une petite révolution dans le monde des médias. L’initiative fait parler d’elle. Et pour cause : elle intervient à quelques mois de la vingt et unième conférence des parties sur les changements climatiques (Cop 21). Fin novembre, la France accueillera en effet ce nouveau cycle de négociations organisé par les Nations unies. Les 195 pays participants devront aboutir à un accord universel et tenter de contenir en dessous de 2 °C l’augmentation de la température. Sinon, le réchauffement climatique risque de devenir incontrôlable, comme l’a souligné le Giec, Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat, dans son dernier rapport. Freiner l’exploitation des énergies fossiles fait partie des mesures à prendre, car leurs réserves représentent un immense stock de gaz à effet de serre.
Alan Rusbridger, rédacteur en chef du quotidien britannique depuis vingt ans, est l’homme par qui tout a commencé. Le 6 mars 2015, il poste un long billet sur le site Internet du Guardian. À six mois de la retraite, il confesse un seul regret. Celui de ne pas avoir donné davantage de place à une accablante question : « Comment le changement climatique va-t-il probablement causer des ravages incalculables et des tensions à l’espèce humaine, du vivant de nos enfants ? » Pour lui, les origines humaines du changement climatique font consensus. La bataille principale se joue maintenant sur le plan politique et économique : « Que peuvent faire les gouvernements pour réguler, ou sinon contrer les conséquences sûrement terrifiantes d’un réchauffement de plus de 2 °C d’ici la fin du siècle ? Comment pouvons-nous empêcher les États et les sociétés qui détiennent les principales réserves planétaires de charbon, de gaz et de pétrole d’être toujours autorisés à en extraire le maximum ? » Pétition, investigations, reportages… La rédaction s’est lancée corps et âme dans ce combat.
Dans les médias français, les lignes bougent aussi, mais plus timidement. Le 9 mai 2015, les énergies fossiles font la une dans l’édition week-end de Libération. « Forage, ô désespoir », titre le quotidien en ouverture d’un dossier de 8 pages consacrées au secteur fossile et à son impact sur le changement climatique. Dans son éditorial, David Carzon affirme : « Il est temps de prendre les bonnes décisions et d’arrêter cette course à la profondeur du forage que nous allons perdre collectivement. » Fin 2014, ce nouvel enjeu apparaissait déjà dans plusieurs articles du Monde qui pointait du doigt les subventions publiques aux énergies fossiles.
En s’attaquant de front à des intérêts économiques et politiques aussi puissants, l’initiative du Guardian interpelle. « Elle a le mérite de montrer ce qu’est un traitement journalistique politisé et d’ouvrir le débat », estime Jean-Baptiste Comby, maître de conférences en sociologie des médias à l’université Paris II. Le chercheur a analysé le processus de dépolitisation des questions environnementales. Celui-ci revêt trois dimensions : « La principale est l’individualisation des responsabilités : la question climatique est passée de la sphère publique à une affaire de comportements individuels, qui se joue dans le domaine privé. La seconde, c’est de considérer que tout le monde a le même niveau de responsabilité face au problème. La troisième est la déconflictualisation : faire de l’écologie un sujet non partisan, non idéologique que tout le monde peut récupérer. »
Cette dépolitisation clôt le débat public, puisque l’on considère que les solutions se trouvent ailleurs : au niveau technique, à l’échelle des individus. Dès lors, le traitement journalistique consiste à « sensibiliser en mettant en proximité et en quotidienneté le problème climatique », observe Jean-Baptiste Comby. Canicule, montée du niveau des océans, disparition d’espèces… Autant de sujets qui privilégient les conséquences du changement climatique, plutôt que ses causes.
Certains journalistes, qui pensent que ce traitement renforce le sentiment d’impuissance des citoyens, préfèrent parler des solutions. Ils pratiquent donc le journalisme d’impact, promu par l’ONG Reporters d’espoirs. Son objectif : mettre en avant des initiatives innovantes et constructives dans les domaines économiques, sociaux et environnementaux, pour donner envie d’agir au plus grand nombre.
Proposer des solutions concrètes au problème du changement climatique, c’est aussi le choix de France Info. En amont de la Cop 21, la radio a constitué un groupe d’experts : le comité climat de France Info décerne le « label #maplanète » à des actions et des événements proposés par les auditeurs. Jardin partagé, lutte contre le gaspillage alimentaire, politique zéro déchet à San Francisco… Les initiatives sélectionnées sont relayées à l’antenne et sur le site Internet de la station. Mais certaines laissent dubitatif. Comme celle sur les innovations technologiques dans le machinisme agricole. Bon pour la planète, le semoir de précision à grande vitesse ou le drone épandeur d’engrais ? Cela reste à prouver.
Parler des solutions ne fait pas l’unanimité. Surtout quand elles servent à masquer les problèmes. Dans un billet paru dans Terra Eco en mars 2015, Laure Noualhat, journaliste indépendante, dénonce des œuvres qui « font fi des blocages, ne décryptent pas les intérêts contradictoires et balaient le constat pour se concentrer sur les solutions ». Jean-Louis Caffier, journaliste spécialisé dans le développement durable, préfère nuancer : « Parler d’une solution, oui, mais à la lumière de ce qu’elle apporte. » Car si elle résout 1 % ou 50 % des difficultés, ce n’est pas pareil. Et souvent, cette donnée-là n’est pas fournie. Il faut aussi que le problème soit connu et compris, ce qu’aurait tendance à oublier un traitement uniquement axé sur les solutions. C’est là que le bât blesse. Dans une interview accordée à L’Express, Jean Jouzel, climatologue et membre du Giec, confirme : « Les enquêtes sur la perception du réchauffement montrent que les citoyens sont de plus en plus conscients de la réalité du phénomène, mais pas vraiment, en revanche, des causes de ce réchauffement. »