Marie Kirschen fait partie de la relève de la presse LGBT. Après avoir dirigé le site tetue.com jusqu’à sa disparition en mai 2013, elle fonde Well Well Well, publication lesbienne d’un nouveau genre.
Recueilli par Nicolas Baranowski
Photo Marie Kirschen
Qu’est-ce qui vous a poussé à créer une nouvelle publication alors que de nombreuses publications LGBT étaient en difficulté ?
Marie Kirschen. En 2014, il y avait un gros manque de visibilité des lesbiennes dans l’espace médiatique. La presse mainstream nous ignore complètement. On a pu le voir pendant les débats sur la PMA. Alors que cela concernait surtout les femmes, c’était des hommes qui étaient interviewés. Têtu qui avait voulu être le magazine des gays et des lesbiennes était en fait très
masculin. Garçon magazine qui s’est vendu comme magazine LGBT s’adresse au final exclusivement aux hommes. Au même moment, les seules publications lebiennes disparaissaient. Muse & Out, anciennement La Dixième Muse a cessé de paraître en juillet 2013 et Jeanne Magazine n’avait pas encore été créé. Le paysage stagnait un petit peu. C’est pour cela que nous avons voulu créer Well Well Well.
Aujourd’hui, quel bilan tirez-vous de ces deux premières années à la tête du magazine ?
M. K. Le numéro 3 de Well Well Well arrive bientôt. Nous n’avons pas encore de date mais ce sera sans doute après l’été. À la base, ce devait être un semestriel, mais nous tendons plus vers l’annuel. Nous n’avons pas assez de temps dans l’équipe pour produire assez de contenu pour un Well Well Well tous les six mois. Nous travaillons toutes à côté. Tout s’est fait sur un coup de tête. Nous n’avions pas prévu que le mag soit rentable. Nous avons lancé une campagne de financement participatif pour pouvoir payer l’impression du premier numéro. Les recettes de sa vente devaient payer les suivants.
Le sommaire du premier numéro de Well Well Well.
Le financement a d’ailleurs été très vite. Vous avez atteint votre objectif de 10 000 euros en seulement deux semaines. Vous y attendiez-vous ?
M. K. Pas du tout ! Et heureusement que nous avons rapidement dépassé ce que nous demandions. Nous avions complètement sous-évalué notre budget. On nous a dit que c’est une erreur récurrente de ceux qui font appel au crowdfuning pour la première fois. Au final, nous avons atteint plus de 17 000 euros. Cela montre bien le besoin que pouvaient ressentir les lectrices à ce moment. Il n’existait plus de publication lesbienne. Nous avons imprimé 3 000 exemplaires de ce premier numéro. Je trouvais ça énorme et je ne pensais jamais pouvoir tout écouler. Mais ils se sont tous vendus.
Mais, comme vous le dites dans votre premier édito, il est difficile de plaire à tout le monde. Quel lectorat avez-vous choisi de cibler ?
M. K. C’est impossible de s’adresser à toutes. Tout le monde est différent. La presse hétéro n’y arrive pas, la presse LGBT non plus. Notre cible, ce sont les lesbiennes. Comme je l’ai écrit dans l’édito, nous avons fait le choix d’écrire avant tout sur ce qui nous plaisait pour le partager avec les lectrices. Il y a beaucoup de femmes qui rêvent d’un Grazia ou d’un Elle homosexuel. Nous ne serons jamais sur ce créneau, comme il n’y aura sans doute jamais d’interview d’Énora Malagré qui est pourtant ouvertement bisexuelle. En y réfléchissant c’est vrai que nous sommes est un peu « intello ».
On critique souvent la presse LGBT pour son manque de diversité. Est-ce que c’est quelque chose qui vous préoccupe ?
M. K. Nous essayons au maximum de prendre cela en compte : nous parlons de femmes de toutes les origines, de toutes les tailles… Par exemple, après nous être rendues compte qu’un portfolio comportait uniquement des femmes blanches, nous avons demandé à la photographe de revenir pour le recommencer parce que ça n’allait pas pour Well Well Well.
Vous travaillez aussi dans des médias généralistes. Vous êtes passé par Libération et vous êtes maintenant journaliste à Buzzfeed. Est-ce compliqué de concilier ce travail avec une activité engagée comme rédactrice en chef de Well Well Well ?
M. K. Je ne considère pas que mon activité soit militante, je ne suis pas à l’Inter-LGBT. Je ne fais que mon métier, en étant spécialisée sur les questions LGBT. Mais c’est vrai que quand je travaillais à Têtu et qu’on m’a proposé un CDI, j’ai réfléchi. Têtu sur un CV, ça n’est pas neutre. Ça peut être vu comme militant. Au moment du débat pour le mariage pour tous, Slate a publié un article disant que les journalistes homosexuels ne pouvaient pas écrire sur les sujets LGBT parce qu’ils étaient trop concernés et donc pas assez objectifs. J’étais en colère en lisant ça à l’époque. C’est difficile de faire comprendre que même en étant LGBT, on peut rédiger quelque chose de professionnel. C’est juste une spécialité comme une autre. Ce n’est pas un acte militant.
Dans le deuxième numéro, une interview de Soko, actrice et chanteuse.
Slate est pourtant vu comme « gay friendly ». Libération et Buzzfeed aussi. Les journalistes LGBT doivent tout de même faire face à une certaine homophobie au sein de ces rédactions ?
M. K. À Buzzfeed, je n’ai jamais eu de problème de ce genre. Je ne suis pas restée assez longtemps à Libération pour savoir. Mais bien sûr, il y a des dérapages. On a pu le voir récemment avec le traitement de l’affaire Serge Aurier. Les rédacteurs de Libé expliquaient que « tafiole » dans ce contexte, ce n’était pas homophobe. Là encore, j’étais vraiment en colère en lisant ça. c’est vrai qu’on se fâche plus vite en voyant un dérapage dans Libé que dans Le Figaro. On attend plus d’une publication « gay friendly ».
Il y aurait donc des médias mainstream homophobes et transphobes?
M. K. Je ne pense pas qu’on puisse dire ça. Je dirais juste qu’ils ne connaissent pas grand chose au sujet et qu’ils ne veulent pas en savoir plus. Il ne veulent pas non plus écouter les journalistes LGBT parce que leur avis serait biaisé. J’ai été militante à l’association des journalistes LGBT. Je sais que Buzzfeed utilise le guide qu’a écrit l’association pour traiter les sujets LGBT. Je sais aussi qu’à l’Express par exemple, ils ont refusé. Il ne voulaient pas qu’on leur dicte ce qu’ils doivent écrire. Ils n’ont visiblement pas compris à quoi servait ce guide.
Pour son second numéro, le magazine rétablit des règles de grammaire égalitaire qui existaient avant le XVIIe siècle.
Pourtant, la presse généraliste s’intéresse de plus en plus aux sujets LGBT. La presse spécialisée ne risque-t-elle pas de disparaître au profit d’une presse traditionnelle plus « éclairée » ?
M. K. Cela fait plaisir de les voir écrire sur ce sujet. Surtout dans les médias anglophones comme Buzzfeed et le Huffington Post où on retrouve des productions de qualité. Mais je ne pense pas qu’ils volent des lecteurs aux publications LGBT. En tant que lectrice je ne me suis jamais dit que j’allais arrêter de lire Têtu parce que la presse mainstream commençait à s’intéresser aux sujet LGBT. On en aura toujours besoin.