Une aide de l’État défaillante

Devant le ministère des finances, un Ukrainien demande « protection, stabilité et soutien » à la Roumanie, lors de la manifestation du 24 novembre 2023.

Face à l’afflux d’Ukrainiens, le gouvernement roumain a mis en place des aides pour qu’ils puissent se loger et se nourrir. Mais le premier programme – 50/20 – a été critiqué par nombre de réfugiés qui attendent toujours d’en voir les retombées.

Par Laura Blairet (texte et sons), Aya El Amri (vidéo) et Mathilde Lafargue (texte et photos)

Tenez votre promesse, versez l’argent ! » Plusieurs pancartes portent ce message. Celles-ci sont brandies par des Ukrainiennes qui manifestent devant le ministère des Finances publiques roumain. Vendredi 24 novembre 2023, une cinquantaine de personnes réclament ainsi au gouvernement  roumain de respecter son programme d’aides.

Depuis le début de la guerre, la Roumanie a mis en place un soutien économique financé par l’Union européenne. Mais beaucoup de réfugiés attendent encore le versement de la somme annoncée qui doit les aider à se loger et à manger.

Tatiana Sotnikova est originaire de Bakhmout. C’est elle qui a appelé au rassemblement, sur le groupe Telegram* que partagent certains Ukrainiens en Roumanie. C’est elle aussi qui s’affaire autour d’une pétition qu’elle fait signer aux participants. Comme un dernier recours. « Le gouvernement n’a pas pu nous recevoir malgré nos sollicitations, assure-t-elle dans un discours devant les manifestants. Alors je vous le demande : signez la pétition ! Nous la donnerons au ministère lundi, mais aussi au parlement. »

Tatiana est venue avec son fils, qui a une déficience visuelle. Pour eux, l’aide du gouvernement ukrainien est vitale. « J’espère de tout cœur que le programme va reprendre. Nous remplissons toutes les conditions et nous essayons de nous intégrer à la communauté roumaine. Nous sommes des gens tranquilles. »

Elle brandit la photo d’un bâtiment éventré. « C’est mon immeuble à Bakhmout, assure-t-elle. En début d’année, il a été détruit. » Et d’ajouter : « Peut-être que si je venais d’une autre ville, je ne serais pas aussi dépendante de l’aide. Mais là, je n’ai nulle part où rentrer. »

En fond sonore, des musiques ukrainiennes accompagnent les manifestants qui sont eux silencieux. Certaines paroles résonnent particulièrement, comme celles de У мене немає дому (Je n’ai pas de maison) d’Odyn v kanoe avec sa mélodie nostalgique et ses chœurs qui répètent « Ми люди такі » (« Nous sommes des êtres humains »).

Tatiana Sotnikova, qui a fuit en Roumanie, montre une photo de son immeuble en Ukraine, bombardé par l’armée russe.

Pour aider les Ukrainiens à se loger et à s’alimenter, le gouvernement roumain a créé le programme 50/20, grâce aux fonds débloqués par l’Union européenne. L’ordonnance du 7 mars 2022 prévoyait une compensation financière pour les Roumains qui accueillaient des réfugiés. Ils devaient recevoir, par jour et par personne, 50 lei* pour l’hébergement et 20 lei pour la nourriture.

« Beaucoup de propriétaires en ont profité en logeant plusieurs familles dans la même chambre », regrette Maricica Ciubara, conseillère à l’Unicef sur la question de l’accès à l’éducation des réfugiés. Elle ajoute : « Il y avait des erreurs, des fraudes, des scandales… Beaucoup n’ont pas reçu l’argent. »

Un média roumain indépendant, Context.ro, a enquêté sur le programme 50/20 et ses abus. Un article, publié le 13 novembre 2023, pointe le retard de versement de l’aide aux réfugiés de la part des autorités : « L’État roumain a oublié les réfugiés ukrainiens et ceux qui les ont accueillis : aide en souffrance depuis 2022, chaos bureaucratique et manque de transparence. »

Dans une autre enquête, Context.ro montre que le gouvernement roumain n’a pas utilisé l’argent européen pour soutenir les réfugiés mais pour acheter des masques et des combinaisons de protection, même après la fin de la pandémie de Covid-19. Le média indépendant a rencontré des réfugiés contraints de retourner en Ukraine à cause du blocage de ces fonds pendant des mois.

Des manifestantes signent une pétition pour se faire entendre, avec le parlement roumain dans leur dos.

Au niveau politique, deux partis minoritaires militent activement pour soutenir les Ukrainiens. Il s’agit de l’USR (l’Union sauvez la Roumanie), fondé en 2015, qui lutte contre la corruption, et du REPR (la représentation permanente de la Roumanie auprès du Conseil de l’Europe).

Aucun parti ne s’oppose à aider les réfugiés, hormis l’AUR (l’Alliance pour l’unité des Roumains), un parti conservateur minoritaire qui dit à haute voix être contre l’accueil des Ukrainiens. Diana Iovanovici Șoșoacă, personnalité connue pour ses réactions, incarne ce parti. Celle-ci expliquait en mars, sur Facebook, avoir déposé une proposition législative « visant à restituer à la Roumanie les territoires que l’Ukraine détient abusivement ». Elle qualifie l’Ukraine d’« État abusif et fasciste » dont l’« intention [est] d’éliminer physiquement ceux qui s’opposent aux politiques nazies de Kiev ». « Nous sommes devenus la cible numéro 1 des criminels ukrainiens », écrit-elle aussi.

Même si l’État a mis en place des programmes d’assistance, Maricica Ciubara souligne que la véritable volonté d’aider provient surtout des sociétés privées, des organisations internationales et des citoyens.

Deux femmes manifestent devant le ministère des finances roumain, le 24 novembre 2023.
L’une porte la pancarte du drapeau ukrainien (à gauche) et l’autre du drapeau roumain (à droite).

En mai 2023, le gouvernement roumain a lancé un nouveau programme d’aide. Celui-ci est centré sur l’intégration et remplace le précédent, qui répondait à l’urgence de la situation.

Cette fois-ci, les Ukrainiens doivent remplir plusieurs conditions, en plus d’être enregistrés sous le statut de protection temporaire. Chaque personne a le droit de toucher 600 lei pour se nourrir. Pour se loger, une personne seule perçoit 750 lei, tandis que les familles ont 2 000 lei. Pour recevoir cet argent, les réfugiés doivent être inscrits auprès d’une agence de recherche d’emploi ou travailler en Roumanie. Leurs enfants doivent être inscrits à l’école ou dans des centres éducatifs.

Après quatre mois d’aides, les bénéficiaires doivent être financièrement indépendants pour subvenir à leurs besoins alimentaires et prouver qu’ils ont un contrat de travail dans le pays (sauf pour quelques exceptions). « S’ils ne remplissent plus une condition, ils perdent l’aide et ce n’est pas possible de la redemander », précise Maricica Ciubara.

« Merci aux ONG. Vous êtes notre plus fort soutien », affiche une jeune femme ukrainienne sur sa pancarte (à gauche). Une autre manifestante (à droite) a inscrit sur la sienne : « Nous ne voulons plus de désinformation, le retard n’est pas de la nourriture. »
Olina est venue au rassemblement devant le ministère des finances publiques, le 24 novembre. « Nous sommes dépendants de l’aide humanitaire pour manger, explique-t-elle. Même pour les Ukrainiens qui travaillent ici, le salaire est parfois bas et passe entièrement dans le loyer. Et nous ne pouvons pas rentrer, c’est encore trop dangereux. »

D’autant plus qu’Olina a fui l’Ukraine avec ses trois enfants et sa mère. « Nous ne pouvons pas vivre à cinq dans une seule chambre tous ensemble. Nous avons besoin d’un appartement assez grand, ce qui coûte cher. » 

Malgré tout, elle se sent redevable au gouvernement roumain. 

Planifier leur vie en Roumanie. C’est ce que font de nombreux réfugiés désormais. La guerre s’enlise et les perspectives de retour à court terme s’épuisent. Pour rester, les Ukrainiens sont poussés à travailler dans des entreprises ou des établissements publics roumains. Car beaucoup continuaient à travailler pour leur ancien emploi ukrainien, en ligne. C’est le cas d’Olina. Qui a d’abord continué son métier de manager d’une école de langue. Désormais, elle est à la recherche d’un emploi stable dans son pays d’accueil.
Certaines Ukrainiennes voient dans ces programmes une forme d’assistanat et de dépendance au pays d’accueil. Elles préfèrent être libres de refuser les aides du gouvernement. Oksana Baldina fait partie de ces femmes qui continuent de travailler à distance, depuis Bucarest, et qui ne vivent pas sur l’aide de l’État roumain. Elle est journaliste, localisée au centre créé par RFI Ukraine en partenariat avec France Médias Monde et CFI, l’Agence française de développement médias.

C’est depuis ce hub, Yak VdomaComme à la maison »), qu’elle publie des interviews vidéos d’autres femmes qui ont fui la guerre, des « héroïnes », comme elle les appelle. Elle s’adresse à la fois à son peuple et aux étrangers. À travers ces récits, elle veut souligner la force des Ukrainiennes et en faire des figures d’espoir.