Promis ! demain, j’m’y mets

Texte et photos Elodie Cerqueira

En matière d’éducation aux médias, les pouvoirs publics, conscients de l’urgence, ne semblent pas prêts à déployer les moyens humains et budgétaires nécessaires. Si les initiatives se multiplient, elles ne suffisent pas à répondre à la demande mais permettent à l’État de se défausser.

L’EMI ça me fait peur. C’est un gros monstre. J’aurais besoin d’un vrai référentiel. Mais c’est flou, on ne sait pas par quel bout l’approcher. Alors, à deux, dans un lycée de 1 200 élèves, on fait comment ? » Patricia Deysse, professeure documentaliste au lycée Rabelais de Chinon (Indre-et-Loire) ne cache pas son désarroi.

Le 13 mai 2019, elle participe à une formation à l’éducation aux médias et à l’information (EMI), organisée par Karen Prévost-Sorbe, coordinatrice académique (Orléans-Tours) du Clémi (Centre pour l’éducation aux médias et à l’information), et l’École publique de journalisme de Tours (EPJT). Ils sont plus d’une trentaine d’enseignants de la région Centre-Val-de-Loire, toute discipline confondue, à venir chercher un éclairage sur ce « monstre » qu’ils doivent appréhender. Selon la coordinatrice, « depuis 2015, il y a une urgence de faire de l’EMI du primaire au lycée ». La vague d’attentats qui marque cette année funeste aura été un point de non-retour.
Pourtant, cela fait des décennies que l’État est conscient de l’importance d’éduquer aux médias au sein de l’école. Le 28 septembre 1976, le ministre de l’Éducation nationale, René Haby, écrit dans sa lettre intitulée « Utilisation de la presse à l’école » : « La volonté d’ouvrir l’école aux réalités du monde moderne implique d’adjoindre à l’utilisation des instruments pédagogiques traditionnels celle de la presse […] L’utilisation de la presse en classe ne devrait normalement pas avoir d’incidence budgétaire. »
Jean-Michel Blanquer, actuel ministre de l’Éducation nationale, confirme ces propos. Dans son éditorial de la brochure du Clémi, Éduquer aux médias ça s’apprend, édition 2012, il écrit : « L’éducation aux médias est au service des fonctions les plus profondes de l’école, celles de la transmission des savoirs. »
Directeur général de l’enseignement scolaire à l’époque, il est aujourd’hui moins loquace sur les questions et les réponses de l’EMI, laissant plus volontiers la parole à son confrère, Franck Riester, ministre de la Culture.

Ce dernier, lors de son discours aux Assises du journalisme de Tours, en mars 2019, déclare que sa « troisième priorité est de développer l’éducation aux médias et à l’information (…) et de donner au citoyen les moyens de se réapproprier l’information, la liberté de se forger sa propre opinion ». Il défend la place des médias dans la société menacés dans un contexte de défiance sans précédent et se prononce régulièrement sur l’urgence de l’EMI au sein de l’école.

Devant cette volonté affichée, la question est de savoir quels sont les moyens d’application mis en œuvre. Les professionnels sont unanimes, l’EMI doit être enseignée dès l’entrée à l’école. C’est donc au ministère de l’Éducation nationale qu’incombe la mise en place concrète de l’EMI dans le cursus pédagogique des enseignants et des élèves et d’y consacrer le budget nécessaire.
Or, personne n’est capable de chiffrer précisément l’investissement qu’elle représente parce que diluée dans un ensemble de mesures, d’actions, de réformes en tout genre. Et ni les enseignants ni les élèves ne semblent satisfaits de sa mise en place, quand ils savent qu’elle existe.
On peut légitimement se demander s’il n’y a pas, là, une grande hypocrisie de la part du gouvernement actuel de faire croire à une volonté d’agir tout en sabotant l’ouvrage. Sollicités, les ministres précités n’ont pas voulu répondre. Alors, ces réponses, il faut les trouver sur le terrain, auprès des vrais acteurs de l’EMI : les formateurs, les enseignants, les élèves, les journalistes, les experts.
Crée en 1983, sous l’impulsion de Jacques Gonnet, professeur à l’université de la Sorbonne Nouvelle, spécialiste de l’EMI, le Clemi est l’institution en charge de l’éducation aux médias dans l’ensemble du système éducatif. Cet opérateur public, sous la tutelle du ministère de l’Éducation nationale, est dirigé par Serge Barbet, un ancien journaliste.
Entouré de 23 permanents, sa priorité « porte sur la formation de formateurs, de gens capables d’intervenir de manière pertinente dans le cursus initial et continu des enseignants », explique-t-il. Si intervenir à la source n’est plus contesté désormais, qu’en est-il des 800 000 enseignants actifs qu’il faut former ?
Il répond qu’il y a une partie éducative qui repose sur le bénévolat, conscient que l’EMI est un grand chantier et que le Clémi croule sous la demande. La question des moyens s’impose : « C’est dans les académies que l’effectif devrait être gonflé. Dans certaines, le rôle du coordinateur n’est pas suffisamment assis. Il y a des recteurs exemplaires et d’autres qui n’ont pas encore compris. » Selon lui, les politiques ne peuvent plus se dérober devant la demande forte des sociétés civiles.

Pourtant, le gouvernement ne statue toujours pas sur l’EMI. On ne sait pas si c’est une discipline à part entière ou une discipline transversale. De fait, rien n’est véritablement défini permettant ainsi au problème et ses solutions de se dissoudre. Divina Frau-Meigs, professeure à l’université de Sorbonne Nouvelle, sociologue des médias, connaît bien la problématique puisqu’elle a été directrice du Clemi de mars 2014 à novembre 2015.  « J’en ai pris la direction pour le faire monter au numérique en prenant en compte la data. On ne m’a pas donné le budget pour le faire. C’est une des raisons pour lesquelles j’ai démissioné », regrette-t-telle. Surtout, elle s’insurge contre les politiques à qui elle reproche le manque de courage.

D’évidence, malgré les nombreuses actions mises en place par cet opérateur, les moyens déployés ne sont pas suffisants. L’EMI peine à trouver sa juste place. L’éducation aux médias repose aujourd’hui essentiellement sur des projets bénévoles et individuels. Rose-Marie Farinella est la figure de proue de ce mouvement volontaire de professionnels et de pédagogues. Enseignante à Taninges (Haute-Savoie), elle a été plusieurs fois primée (5 prix nationaux, européens et internationaux) pour des réalisations en EMI qu’elle a menées de 2014 à 2018, au sein de son école élémentaire, à sa seule initiative.

Cette ancienne journaliste s’est reconvertie, il y a près de vingt-cinq ans. Elle regrette « qu’on n’ait pas donné suffisamment d’importance à l’EMI. On pourrait faire un effort beaucoup plus important. Cela devrait être inscrit dans le référentiel des instituts de formations des maîtres depuis longtemps ». Un fossé s’est creusé entre les enseignants sensibles à la question de l’éducation aux médias et ceux qui ne comprennent pas son importance.

Rattraper des décennies d’errance sur le sujet semble un défi bien difficile à surmonter. La réforme du lycée prévoit l’enseignement obligatoire des sciences numériques et de la technologie (SNT) qui permet d’aborder l’EMI. Mais les enseignants ne sont pas prêts à sa mise en place.

Une fois de plus, force est de constater que l’État compte sur les ressources individuelles et disparates des pédagogues. Ce qui soulève une autre problématique, celle des inégalités. Les établissements n’ont pas de budget défini pour l’EMI et ne peuvent pas tous répondre au même titre aux besoins et aux attentes des élèves. Les lycéens revendiquent également ce manque de ressources puisque tous n’ont pas accès aux mêmes contenus.

Giovanni Siarras, élu au conseil académique de vie lycéenne dans son établissement Charles-Péguy à Orléans (Loiret), déplore de n’avoir pas reçu d’éducation aux médias : « Les initiatives ne font pas tout. Il faut aussi qu’à l’échelle nationale on nous donne des moyens, des directives. » Cet élève de terminale milite pour pouvoir se rendre dans les lycées et les collèges de son académie et sensibiliser ses camarades à l’engagement. Fort de son expérience, il fait partie de l’association Avenir lycéen, créée à la suite du mouvement des étudiants de décembre 2018.

Ces jeunes ont conscience également de l’importance d’acquérir un esprit critique au sein de leur scolarité pour devenir des citoyens responsables. Alexia Desdevises, lycéenne en première à Bordeaux, constate quotidiennement les disparités entre les établissements et les enseignants eux-mêmes. Au collège, elle a eu la chance d’être initiée à l’éducation aux médias, en quatrième, notamment grâce à sa professeure de français. Ce fut le moteur de son engagement.

Elle fait partie du bureau de l’association et dédie ses actions à l’EMI car elle constate « le manque de cette éducation dans toutes les disciplines » et souhaite que l’EMI soit définitivement ancrée dans l’école, dès l’élémentaire. Selon les résultats de l’enquête réalisée en 2018 par le Conseil national d’évaluation du système scolaire (CNESCO), « seuls 52 % des élèves de troisième déclarent que le sujet des médias a été abordé en cours d’enseignement moral et civique (EMC) durant leurs années collèges ». Par ailleurs, cette enquête fait aussi mention des inégalités sociales, puisque la défiance à l’égard des médias augmente dans les milieux défavorisés.

Ces résultats sont confirmés par les journalistes qui effectuent des résidences dans les quartiers dits « sensibles ». Il s’agit, pour ces professionnels, d’effectuer des missions de plusieurs semaines, ou moins, au sein d’établissements scolaires afin d’y mener des actions d’EMI. Ces résidences sont financées par les direction régionale des affaires culturelles (Drac) si leur projet est retenu. La tâche est ardue devant un public méfiant et complètement étranger à la question des médias, de l’information et du développement de l’esprit critique.
En dehors du cadre de la résidence, les journalistes sont souvent sollicités par des établissements scolaires pour animer des actions d’EMI et ainsi soutenir ou former les enseignants. Mais le service public a rarement les moyens de financer leurs déplacements et leur temps de travail. Les ateliers doivent être menés sur le long terme pour être profitables aux élèves et à leurs professeurs. « C’est un accompagnement dans le temps et venir juste une fois, ça ne sert strictement à rien, si ce n’est faire cocher aux établissements la case EMI sur la plaquette d’accueil », s’exaspère Élodie Hervé, journaliste indépendante, impliquée dans divers projets d’EMI.
Cela représente donc un investissement auquel l’école ne peut faire face, a fortiori dans les établissements ruraux éloignés. Si des professionnels des médias et de l’éducation s’emparent à leur mesure de l’EMI, ces actions sont trop dispersées pour répondre aux besoins de tous les élèves.

Pourtant l’urgence est là. Les attentats de 2015 et la déferlante de fake news sur les réseaux sociaux qui a suivi sont symptomatiques d’une société fragilisée et d’un équilibre démocratique menacé. Najat Vallaud-Belkacem, ministre de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche lors de ces événements, avait annoncé que le ministère renforcerait les moyens pour qu’en 2015 chaque collège et chaque lycée crée son propre média (journal, radio, plateforme collaborative).

L’objectif n’est pas atteint et les moyens toujours insuffisants. D’un gouvernement à l’autre, les discours ne changent pas. Donner une priorité à l’EMI est indiscutable. Sauf que le débat est toujours de l’identifier, de la qualifier. Les pédagogues et les professionnels de l’éducation s’accordent à dire qu’il ne faut pas en faire une discipline à part entière au risque de voir de nouveaux clivages émerger. Mieux vaut plutôt garder sa dimension transdisciplinaire. De fait, les besoins sont d’autant plus difficiles à quantifier.

Au fil du temps, les incohérences entre le discours politique et la réalité du terrain semblent perdurer. Les progrès numériques prennent de court les pouvoirs en place qui ne semblent pas réussir à s’adapter. La mal-information envenime la société et instaure un climat délétère. Il est urgent de former les citoyens à l’esprit critique pour les rendre plus responsables de leurs usages des réseaux sociaux et qu’ils conscientisent les conséquences de la mauvaise utilisation de ces nouveaux médias.

Cela ne se fera pas sans l’EMI. Les mesures annoncées par le gouvernement doivent être concrètement appliquées. L’enjeu est d’autant plus important dans un contexte électoral. La loi relative à la lutte contre la manipulation de l’information, votée le 28 décembre 2018, devrait protéger les Français des dérives. Même si les fact-checkeurs, professionnels de la vérification de l’information, veillent au grain.