Photojournalisme

en crise d’identité

Photo : Anna Lefour/EPJT

Baisse des commandes, effondrement des taux de rémunérations, augmentation de la concurrence…, les photojournalistes sont les premiers touchés par la crise de la presse papier. Nombreux sont ceux qui ne peuvent plus vivre de la presse et qui s’engagent dans la photo dite « corporate » ou commerciale. S’ensuit un casse-tête : celui de leurs statuts.

Par Anna Lefour

Aujourd’hui, plus aucun photojournaliste ne travaille exclusivement pour la presse. » Tel est le constat fait par Jean-François Leroy, fondateur de Visa pour l’image, le festival du photojournalisme. A Tours, se tiennent les Assises du journalisme 2016. Autour de lui, les autres intervenants à la conférence « Le photojournalisme peut-il se réinventer ? » – tous photojournalistes ou acteurs du monde des médias – hochent la tête en signe d’assentiment.

Depuis une vingtaine d’années, la presse papier est en crise, crise accentuée par l’arrivée d’Internet. Aujourd’hui, les ventes sont en berne et les soutiens financiers s’amenuisent. Les éditeurs cherchent à rationaliser les coûts et la photographie est la première touchée. Les prix des photos ont baissé, les postes de photographe permanent se font rares et les commandes sont moins nombreuses.

Pour alerter le public de la difficile situation des photojournalistes, la Société civile des auteurs multimédia (Scam) a publié fin 2015 une enquête dirigée par Béatrice de Mondenard et intitulée Photojournalisme : une profession sacrifiée. Dans ce rapport,

photographes de presse, iconographes ou encore économistes spécialisés dans l’image constatent la paupérisation de la profession.

Des photojournalistes multitâches

Photo Alain Bachellier

Frédéric Stevens a débuté sa carrière en 1982. Il a connu l’âge d’or du photojournalisme qui a duré vingt ans, du début des années quatre-vingt à la fin des années quatre-vingt-dix. Durant cette période, les reporters-photographes pouvaient vivre uniquement de leur métier. Il a réalisé sa carrière à l’agence Sipa Press et a vu les conditions d’exercice de ce métiers se dégrader : « J’ai été victime d’un licenciement économique en 2011, témoigne-t-il. La descente a été assez violente, je n’ai pas eu le temps de m’y préparer. »

Les photojournalistes en CDI sont de plus en plus exclus des rédactions et des agences de presse. Leur nombre est passé de 721 en 2000 à 471 en 2014. Michel Diard, administrateur de la Scam et membre de la commission journalisme depuis 1991, considère que la situation est catastrophique : « Avant il y avait une réelle réflexion, une discussion entre rédacteur et photographe qui partaient ensemble sur un sujet. Maintenant, les rédactions travaillent avec des photographes freelances ou font faire les photos aux rédacteurs qui ne sont pas forcément qualifiés. »

L’ancien patron de la CGT des journalistes évoque également une autre cause de la crise des photographes de presse : l’importance des archives de photos et les microstocks. Grâce au numérique et au Web, les rédactions ont en effet un accès facile aux banques d’images qui ont proliféré et qui sont souvent utilisées pour d’illustrer les articles. Une solution bien moins coûteuse que de faire appel aux compétences d’un photojournaliste professionnel. Sebastião Salgado, célèbre photoreporter, résumait récemment la situation sur France Inter : « Aujourd’hui, on ne fait plus de photographie, on est passé à l’image. »

Alors, pour joindre les deux bouts, tous les marchés sont bons : photographies dites « corporate » pour des ONG, pour des entreprises, pour des agences de communication et parfois photographie sociale… Ce que confirme l’étude de la Scam : sur un échantillon de 2 600 photographes, 84 % de ceux qui ont répondu déclarent être positionnés sur plusieurs segments de la photographie (agence de presse, édition, exposition, etc.). A cause de cette diversification, ils sont contraints de jongler entre plusieurs statuts et de nombreux modes de paiement, pas toujours conciliables entre eux ou avec leur statut de journaliste.

Des lourdeurs administratives

Photo Laure Colmant

Car un photographe de presse est avant tout un journaliste. Grâce à la loi Cressard (voir encadré ci-dessous) de 1974, le seul statut légalement admis pour un reporter photographe est celui de salarié. Il doit donc être rémunéré en feuille de salaire et ce même lorsqu’il travaille à la pige. Cela lui permet de bénéficier des mêmes avantages sociaux que les autres salariés, comme la cotisation à la retraite, le treizième mois ou les congés payés.

Pour tout travail hors du secteur de la presse, le paiement se fait en droits d’auteur. Ce mode de rémunération est dévolu à la photographie corporate,  de mode ou bien à l’édition. C’est l’Association pour la gestion de la sécurité sociale des auteurs (Agessa), chargée de la protection sociale des auteurs, qui assure cette fonction. Créé en 1978, cette association loi de 1901 assure la protection sociale des écrivains (dont notamment les illustrateurs du livre, les auteurs de bande dessinées, etc.)

Cotisations à différentes caisses, précompte, sources de revenus multiples… la diversité des statuts des photoreporters engendre une grande complexité administrative. Il leur faut apprendre à gérer feuilles de piges et règlement en droits d’auteur, ce qui peut s’avérer compliquée. « Lorsqu’on est en freelance il faut savoir faire de la bonne photographie, mais aussi savoir se vendre, maîtriser ses différentes sources de revenus, entretenir son réseau, etc., témoigne le photojournaliste Simon Lambert. Ce ne sont pas toujours des choses que l’on apprend à l’école de photo. »

Simon est diplômé de l’EMI-CFD. Le parcours de formation au photojournalisme de L’école des métiers de l’information est réputé. Parmi les cours proposés : savoir appréhender et lire une image, maîtriser les logiciels photo ou gérer sa lumière… Mais rien sur la gestion. « Les étudiants ont des cours sur les statuts qui comprennent des notions comptables, explique Gilles Collignon, responsable de la filière photojournalisme-iconographie de l’école. Faire un cours exclusivement dédié à la comptabilité est assez compliqué car ce genre d’enseignement mérite d’être mis en pratique rapidement pour qu’il ne soit pas perdu. Et les stagiaires  n’entrent pas forcément tout de suite dans le circuit. »

Aujourd’hui, seules quelques formations, parmi lesquelles le diplôme universitaire (DU) de photojournalisme de Perpignan, promettent des cours plus complets sur la communication et la gestion.

L’importance des collectifs

Cet enseignement fait donc défaut à de nombreux photojournalistes freelances, surtout à ceux qui débutent. « C’est un métier solitaire », admet Cyril Chigot, photojournaliste basé à Tours depuis 2000. Pour pallier cela, il est devenu membre de l’association Divergence images. Elle permet à ceux qui en sont membres de stocker leurs photos sur un site « vitrine » accessible aux éditeurs. Mais, à l’inverse des agences de presse qui prélève un pourcentage sur la rémunération des photographes à la vente d’un cliché, l’association leur verse l’intégralité de la rémunération en échange d’une cotisation mensuelle.

Nombreux sont ceux à former des collectifs de photographes de presse. Leur but est alors de s’épauler, de monter des projets communs mais aussi d’avoir plus de visibilité. Ils peuvent également travailler en binôme avec des rédacteurs et ainsi avoir plus de poids auprès des rédactions.

De l’abus côté éditeurs

CC0 Public Domain

En plus des problèmes de gestion, les photojournalistes doivent faire face aux titres de presse qui flirtent avec l’illégalité. Ceux-ci n’hésitent pas, en effet, à proposer de les rémunérer en droits d’auteur. C’est interdit mais avantageux : quand le statut de salarié implique des charges patronales de 46 %, la rémunération en droits d’auteur, elle, n’est chargée qu’à 1,1 %. « Les grands titres rémunèrent les photographes le plus souvent en feuille de salaire lorsqu’ils le souhaitent, explique Frédéric Stevens. Mais les plus petits, qui ont moins de moyens, insistent souvent pour payer en droits d’auteurs. » Et s’il refuse, le photographe n’est plus rappelé pour une commande.

Cette pratique, Michel Diard l’associe à du chantage permanent : le paiement en Agessa est en effet difficile à refuser, surtout pour ceux qui débutent ou « lorsqu’on a besoin d’argent », comme l’admet Cyril Chigot. Elle présente pourtant de nombreux désavantages, car elle ne couvre ni l’assurance chômage ni les accidents du travail et ne permet pas de cotiser pour la retraite.

Simon Lambert a commencé le photojournalisme en 2010. Basé à Paris, on ne lui a jamais forcé la main pour être payé en droit d’auteurs mais il connaît « des confrères à qui c’est arrivé ». Il ajoute : « Une fois, j’ai dû batailler pour être payé en pige car je n’avais pas encore ma carte de presse. J’ai montré une de mes feuilles de salaire pour prouver que d’autres m’avait payé de cette manière et c’est passé. »

« Se lancer dans le photojournalisme en autoentreprise, c’est l’erreur absolue »

Simon Lambert

Posséder la carte de presse devient alors un argument de poids lors des négociations. Mais à cause de ­l’augmentation des paiements en Agessa, les ­photojournalistes peinent à l’obtenir ou à la ­renouveler. En effet, elle n’est délivrée que si plus de 50 % des revenus proviennent de la presse. Avec la diversification des activités des photojournalistes et les paiements en Agessa de la part des rédactions, cette condition d’attribution est de plus en plus difficile à remplir. Le nombre de photojournalistes encartés est en baisse constante depuis 2008 : en 2014, la Commission de la carte d’identité des journalistes professionnels (CCIJP) a attribué 36 355 cartes dont seulement 1 222 à des photojournalistes (voir ci-dessous l’interview de Jean-François Leroy).

Pour contourner le problème des piges et des paiements en droits d’auteurs, certains ont trouvé une autre solution : le statut d’autoentrepreneur, normalement réservé aux photographes professionnels. « Se lancer dans le photojournalisme en autoentreprise, c’est l’erreur absolue, s’indigne Simon Lambert. Déjà, c’est illégal. Ensuite, on gagne moins, on est mal assurés. Et surtout, les tarifs que proposent les photographes autoentrepreneurs sont plus bas que la norme. Pour moi, ils contribuent à l’écroulement du marché. » Heureusement, ce statut concerne une minorité de photojournalistes. Il est généralement utilisé par des photographes dont la photo de presse n’est qu’une activité ponctuelle.

« Les photographes ne s’aident pas »

Bien qu’il cautionne toutes les solutions qui permettent aux photographes de s’en sortir, Michel Diard pense qu’ils doivent réinvestir les rédactions et n’avoir qu’un seul statut : celui de permanent. Pour lui, « les pigistes ont une sensation de liberté, mais le fait d’être externe aux rédactions et le travail « corporate » peut présenter un risque de perte des réflexes professionnels et de déontologie ». Cyril Chigot n’est pas du tout de cet avis. Pour lui, tout est « une question d’éthique personnelle ». Lui, par exemple, ne fait pas de photographie pour des partis politiques.

Le rapport de la Scam propose une solution à la multiplicité des statuts : la création d’un statut unique pour tous les photographes de presse. Mais cette idée reste pour l’instant utopique. Comment contenter ceux qui veulent à tout prix garder leur seul titre de journaliste et ceux qui préfèreraient pouvoir travailler librement dans tous les secteurs de la photographie ?

« Il faudrait surtout commencer par agir contre la pression des éditeurs et être tous solidaires, commente Simon Lambert. Encore aujourd’hui les photographes ne s’aident pas. Il y a ceux qui cassent leurs prix et ceux qui acceptent d’être payés en Agessa, c’est aussi ça qui tue la profession. Nous devons nous accorder et être solidaires. » Un avis partagé par Cyril Chigot : « Il faut que nous trouvions ensemble des solutions qui prennent en compte les nouvelles formes de développement du photojournalisme, notamment sur le Web. »

Aux assises du journalisme 2016 à Tours, lors de la conférence sur l’avenir du photojournalisme, Béatrice de Mondenard (micro) a longuement exposé le rapport de la Scam. De g. à dr. : Wilfrid Esteve, photographe et directeur du studio Hans Lucas ; Michel Diard (Scam) ; Molly Benn, chargée de la communauté francophone sur Instagram ; Jean-François Leroy, directeur de Visa pour l’image ; Francis Kohn, directeur de la photographie à l’AFP et Pierre Morel, photojournaliste. Photo EPJT

Si certains voient la diversité des statuts comme un signe de déclin de la profession, d’autres considèrent que cela fait partie de son évolution. La situation des photoreporters est difficile, certes, mais la photo reste un atout de l’information et elle est considérée comme tel par le grand public. De nombreuses initiatives rencontrent des succès qui ne sont pas que d’estime.

Ainsi, Visa pour l’image, créé en 1989 par Jean-François Leroy, a reçu plus de 280 000 visiteurs en 2015. Lancé en 2014, le collectif Dysturb expose des photos de presse dans l’espace public avec succès. Le concept a en effet séduit le grand public et le collectif organise aujourd’hui des interventions dans les écoles et les universités. La presse papier n’a pas dit son dernier mot. La revue biannuelle 6 Mois, créée en 2011, a trouvé son public avec un tirage à 27 000 exemplaires. Polka, créé en 2007, se porte bien lui aussi avec 50 000 tirages mensuels. Sur le Web, le tout jeune site Les Jours fait aussi parler de lui. Lancé le 9 février 2016, ce pure player accorde une large place aux photos. De quoi encourager les photojournalistes qui, faute de pouvoir retrouver l’ « âge d’or », doivent inventer un nouveau modèle économique.

A lire aussi

Photojournalistes : constat et propositions. Rapport Ithaque du ministère de la Culture et de la Communication, Claude Vauclare et Rémi Debeauvais, 2010.
Etre photojournaliste aujourd’hui: Se former, produire et diffuser son travail, Fabiène Gay et Jacob Vial, janvier 2016, éditions Eyrolles.