Solidarité, échange, rencontres… belle idée que la consommation collaborative. Une alternative à notre société consumériste, le plan B dans une économie en crise. Mieux manger, se déplacer à moindre frais…, les projets séduisent. A tel point que le secteur devient un vaste fourre-tout dans lequel cohabitent grosses entreprises, associations, consommateurs et militants. Le collaboratif est un terreau dans lequel germent des dérives en tout genre.
Un dossier réalisé par Thomas LABORDE, Hugo LANOË et Camille SELLIER
Dans l’économie collaborative coexistent associations militantes et grosses entreprises.
Infographie : Hugo LANOË
Gratuité, lien social… et profit
L’essor d’Internet nous transforme en « prosommateur », un citoyen à la fois consommateur et producteur. Telle est une des idées prédominantes de La Nouvelle Société du coût marginal zéro de Jeremy Rifkin, économiste et essayiste américain. Il y décrypte l’ère Internet et ses effets sur la société. Une planète connectée où les individus et les plus petites structures seraient capables de remplacer les multinationales, en produisant eux-mêmes une partie des biens. L’avènement du collaboratif annoncerait alors la fin du capitalisme. Thèse audacieuse. L’époque n’est plus à la lutte contre la société de consommation. Au contraire. Il s’agit en fait d’être un « consomm’acteur », qui consomme intelligent et minimise ses frais. Rien qui remette en question le modèle capitaliste. En 2004, Casey Fenton, un jeune Américain voyageur et visionnaire, cofonde l’association à but non lucratif Couchsurfing. Sur le modèle d’un réseau social, chacun peut contacter l’autre pour « surfer son canapé » temporairement lors d’un voyage. La plate-forme est entièrement gratuite. Le mot d’ordre : système alternatif et solidarité.
Sociétés par actions et multinationales
Dix ans plus tard, ces deux plates-formes pionnières sont toujours les figures de proue de la consommation collaborative. Ce sont aussi des entreprises générant un chiffre d’affaires – non communiqué – de plusieurs centaines de millions d’euros. La première, Couchsurfing, est devenue une société par actions. Le changement de statut a largement enrichi les deux fondateurs. La seconde, Blablacar, est une multinationale implantée dans plus de 10 pays. L’esprit alternatif des débuts est enterré. Et cette évolution s’est évidemment accompagnées d’importantes modifications : les prestations offertes par les deux sites sont désormais payantes. « C’est de l’économie, pas du social. Le secteur se développe et connaît une concurrence grandissante. Il faut donc être compétitif et rentable », commente Edouard Dumortier, fondateur de Ilokyou qui propose locations et services entre particuliers. Pour le moment, le site est gratuit. Mais son créateur envisage d’instaurer une commission de 15 % sur les transactions effectuées.
Sur Couchsurfing.fr, pour avoir un profil d’utilisateur « vérifié », c’est-à-dire être digne de confiance en tant qu’hôte ou invité, il faut payer 25 dollars (22 euros). Sur Blablacar, chaque transaction fait l’objet d’une commission. En fonction de la date de réservation, du trajet, celle-ci évolue. Comme chez n’importe quel voyagiste. Imaginez. Ayant réservé le trajet vingt-quatre heures à l’avance, vous payez le prix requis par le conducteur plus 17,2 % de frais. Votre voisin, plus prévoyant, a réservé soixante-douze heures plus tôt. Ses frais ne s’élèvent qu’à 10,5 %. Concrètement, un trajet à 25 euros vous coûtera 29,30 euros. Votre compagnon de route, lui, ne paiera que 28 euros. Exactement comme à la SNCF.
L’économie du partage, un marché comme un autre
Arthur de Graves, du réseau OuiShare dédié à l’économie collaborative, explique : « Il ne faut pas polariser sur le gratuit ou le payant. Le fait que le service ait une valeur, c’est normal. » Et la valeur grandissante du service de Blablacar serait justifiée par la démocratisation du covoiturage. Kévin Deniau, responsable presse de l’entreprise, justifie : « Il a fallu être sûr d’être à la hauteur, et mettre les utilisateurs en confiance. Pouvoir surveiller les abus aussi. Pour cela, il faut embaucher du monde, ce qui a un coût. » Des entreprises comme les autres qui opèrent des levées de fond et mettent en place de véritables stratégies. Quelle place, alors, pour les projets militants restés proches de l’esprit des débuts ? Le plus gros, le mieux financé, semble toujours l’emporter. « C’est l’ordre naturel des choses », répond Philippe Moati, économiste à l’Observatoire société et consommation, loin de l’idéalisme de Jeremy Rifkin. Blablacar détient 95 % du marché du covoiturage. Difficile pour des petites plates-formes comme Covoiturage-libre.fr – pourtant gratuite et proche de l’esprit collaboratif de la première heure – de rivaliser avec les géants qui construisent un marketing abusif. L’application mobile, Uber, met en relation des particuliers et des chauffeurs professionnels. Et se revendique comme acteur du collaboratif, alors qu’il n’en est rien : via cette application, vous commandez un taxi qui n’a pas eu à payer sa licence. Un marché, rien de plus.
Chez les usagers, l’esprit n’est plus au rendez-vous
Mais il n’y a pas que les entreprises qui dérivent. Si ces dernières se sont éloignées des valeurs de l’économie du partage, l’utilisateur s’en est sensiblement écarté aussi. « Le lien social passe au second plan, souligne Philippe Moati. Il s’agit avant tout de faire un bénéfice économique. » A l’arrière des voitures, les passagers se comportent comme des usagers de la SNCF, casque sur les oreilles et mutisme total. L’esprit covoiturage n’est plus au rendez-vous. Certains conducteurs n’hésitent plus à prendre jusqu’à huit personnes dans un véhicule du type Transporter et à effectuer le même trajet plusieurs fois par jour pour faire du profit. Cela dit, pour les personnes gravement touchées par la crise, c’est aussi une nouvelle façon de survivre. Ces pratiques posent donc le problème de la régulation. En juin 2013, le Sénat a adopté une définition légale du covoiturage. L’objectif était d’en préciser la notion et de limiter les abus. Le système est ainsi défini comme le strict partage des frais de voyages sans bénéfice. Une goutte d’eau dans l’océan puisque les autres formes de consommation collaboratives doivent encore être réglementées. Le cas d’Airbnb nourrit une polémique qui est représentative des vides juridiques existants. Les hôteliers mis à mal par la concurrence de la plate-forme s’agacent. Ils ne sont pas les seuls mécontents. La mairie de Paris dénonce cette pratique qui diminuerait l’offre locative, notamment dans certains quartiers. Elle est donc partie en guerre contre les meublés touristiques et en contrôle entre 400 et 500 par an. Seules les résidences principales ont le droit d’être louées et pour des durées qui ne durent pas quatre mois par an.
Des filiales dans les paradis fiscaux
Mais revenons à Airbnb. Malgré des prix exorbitants – 117 euros la nuit pour un petit studio près de Montmartre – les touristes préfèrent le plus souvent le confort d’un appartement à celui d’une chambre d’hôtel impersonnelle. De plus, peu de particuliers déclarent les revenus générés par la location de leur logement. Félix H., 28 ans et utilisateur de Airbnb depuis deux ans, ne se ment pas : « Il n’y a rien de collaboratif chez Airbnb. J’y suis avant tout pour des raisons économiques. » L’éthique n’est plus non plus vraiment au programme. En juillet 2014, une enquête de BFM Business a révélé que la société ouvrait des filiales. Devinez où ? Dans plusieurs paradis fiscaux aux États-Unis et en Europe. L’objectif ? Payer le moins d’impôts possible évidemment. Malin, pour une entreprise dont le chiffre d’affaires annuel est estimé à 884 millions d’euros. Par sa maîtrise des rouages fiscaux, la plate-forme, s’est transformée en empire financier en capitalisant sur les biens immobiliers de chacun.
Pour aller plus loin :
« Global partage ». Documentaire Canal + réalisé par Dimitri Grimblat. « La consommation collaborative ». Emission Service Public sur France Inter par Guillaume Erner.
Le manque à gagner des banques
Depuis quelque mois, les banques suivent le filon collaboratif. Le financement participatif propose une alternative au prêt bancaire dont elles ne veulent pas être exclues.
De la Ruche à l’Amap, un battement d’aile
Le point commun entre une petite maison de Saint-Pierre des Corps, à côté de Tours et une grande ferme de la campagne tourangelle ? Le circuit court ! Visite croisée.
Le principe du produit local pas toujours respecté
L’inverse de la Ruche qui réunit ceux qui veulent consommer plus responsable mais sans contraintes. Le site se présente comme un supermarché en ligne où tout est produit près de chez vous. Presque tout. Le principe du local n’est pas toujours respecté. Chaque article vendu fait l’objet d’une commission : 10 % pour le responsable de ruche, 10 % pour la société. Un pourcentage et un système de commandes qui poussent les producteurs à augmenter leurs prix d’une part, à jouer le jeu de l’offre et de la demande d’autre part. Chez Monique, ils mettent la main à la pâte. Les commandes sont déjà triées. Miel, vin, lapin, volaille, fromage, jus, fruits et légumes. Il y a de tout. Chaque produit est présenté par celui qui l’a produit. Amap et Ruches proposent deux visions qui finalement ne divergent pas tant que cela. Deux fonctionnements qui se regardent et se tournent parfois le dos. Monique se pose enfin. Elle conclue sur un ton qui lui ressemble : « Ce serait con qu’il n’y ait qu’un seul système. »