“L’émergence est très inégalitaire”
« L’Afrique connaît un enrichissement certain. On voit dans les villes l’impact de la modernisation. » Sylvie Brunel. Lagune d’Abidjan. Photo DR
Dans quel est contexte local apparaissent les médias tournés vers l’Afrique ? Sylvie Brunel, économiste et géographe spécialiste des questions de développement, ne s’inscrit pas dans la tendance afro-optimiste. Elle ne nie pas l’émergence de l’Afrique, mais elle en nuance les aspects.
Recueilli par Justine Cantrel
Peut-on parler de l’Afrique en tant qu’entité ?
L’Afrique est composée de 54 pays qui forment autant de civilisations, de langues et de cultures différentes. Mais c’est une entité géopolitique. C’est elle-même qui se positionne en tant que telle, par exemple en créant l’Union africaine. Pourtant, elle ne manifeste aucune solidarité, aucune capacité d’agir globalement. Elle a des tas de choses à apprendre au reste du monde, possède des ressources, de l’inventivité… Si les Africains étaient solidaires, ils seraient très puissants.
Dans votre ouvrage L’Afrique est-elle si bien partie ? vous nuancez l’émergence du continent, affirmant qu’il n’a « jamais été plus inégal ».
Quels changements concrets a-t-on néanmoins observé ?
L’Afrique connaît un enrichissement certain. On voit dans les villes l’impact de la modernisation. On constate aussi un refus d’autoritarisme des dirigeants africains. Des mouvements citoyens naissent parmi les classes plutôt éduquées, les jeunes. Les mouvements arabes, par exemple. Le marché intérieur émerge : les populations sont avides de biens culturels et de consommation. Mais tout cela avive les frustrations car l’émergence est très inégalitaire. Il faut garder à l’esprit que ce continent, bien qu’émergent, reste celui de l’immense pauvreté. La modernisation touche la population informée, celle qui possède un téléphone mobile, qui va dans les cybercafés. Le numérique a de plus en plus de succès.
« Il y a une aspiration de la jeunesse africaine à une information pas totalement inféodée aux gouvernements des pays africains. »
Pensez-vous que la digitalisation creuse les inégalités ?
Bien sûr. Très peu de pays sont vraiment équipés. Tout le monde n’a pas de Smartphone. Souvent, les téléphones sont anciens. Ils fonctionnent avec des cartes prépayées. Le réseau n’est pas toujours disponible, surtout à l’intérieur du territoire. Il est très difficile d’avoir une connexion de bonne qualité sur le long terme. Donc, potentiellement, l’accès aux sources d’information n’est ouvert qu’à une minorité. On n’arrête pas de faire miroiter l’Afrique sur le cloud (espace de stockage sur un réseau, NDLR), alors qu’il y a des endroits sans électricité, où on ne peut pas charger son téléphone ni même avoir de lumière la nuit.
Comment expliquer l’intérêt croissant des médias français pour le public africain ?
Il y a une aspiration de la jeunesse africaine à une information pas totalement inféodée aux gouvernements des pays africains. Ces derniers font tout pour contrôler l’information, par exemple lors des élections. Avoir une voix venue de l’extérieur, c’est la démocratisation. Ce sont eux qui dénoncent la plupart des scandales. En Afrique, il existe une infinité de médias mais ils sont souvent issus du même groupe de personnes, des anciens de Jeune Afrique pour la plupart. La création de sites consacrés à l’Afrique par Le Monde ou Le Point s’explique par le fait qu’ils ont pris conscience de l’avidité de la classe moyenne francophone quant à l’information. Et que cela suppose la création d’un marché publicitaire prometteur.
En s’appuyant sur cette classe moyenne, les médias creusent-ils les inégalités ?
On ne va pas les accuser de surfer sur ce phénomène. Mais ils accentuent l’écart. On peut pointer le fait qu’ils délivrent l’information dans une langue non pratiquée par le peuple. Il y a en Afrique une infinité de langues. C’est d’ailleurs pour cette raison que les pays ont adopté une autre langue nationale, souvent celle du colonisateur. Les médias ne peuvent pas diffuser dans les langues d’usage car elles sont trop fractionnées. Mais quand vous diffusez en langue française, vous touchez relativement peu de personnes. Si on prend en compte le taux d’analphabétisme des pauvres, des habitants des campagnes et leur capacité à comprendre le français, on se rend compte que ces médias ne touchent que la jeunesse des classes moyennes éduquées et cosmopolites.
« Il y a tellement de fonds à mobiliser pour réussir à scolariser correctement les jeunes. On nous parle d’ordinateurs, mais donnez-leur déjà un crayon ! »
Avez-vous observé un changement de regard sur le continent ?
L’affichage se veut résolument afro-optimiste. Personne, sauf en privé, ne reconnaît les germes de dysfonctionnement du continent : la violence, la rancœur, l’oubli de certains territoires intérieurs… Il est de bon ton de mettre en avant les « success stories » africaines. C’est ce sur quoi misent les nouveaux médias : ils se font l’écho de ce qui marche en Afrique. Dans les années quatre-vingt-dix, on n’arrêtait pas de parler de guerres, c’était le continent de la désespérance. Je préfère ouvrir un journal et voir le portrait d’une jeune entrepreneuse sénégalaise, d’un homme d’affaires ivoirien. Si on met en avant ce qui fonctionne, les gens changent leur regard et on donne confiance aux investisseurs et à la population.
Ne pensez-vous pas que la culture et l’éducation, via les médias, peut aider à estomper ces inégalités ?
Bien sûr, mais il faut des moyens. Dans les écoles, les classes sont surchargées. Parfois, il n’y a même pas de toilettes ni d’eau potable. Potentiellement, on peut faire de grandes choses mais, concrètement, il faut d’abord surmonter des obstacles. Il y a tellement de fonds à mobiliser pour réussir à scolariser correctement les jeunes. On nous parle d’ordinateurs, mais donnez-leur déjà un crayon !
Quelles solutions voyez-vous pour développer l’Afrique ?
La solution serait que les dirigeants voient d’abord l’intérêt général. Il faut mettre en place le développement pour toutes les strates de la population. La fuite de l’aide publique avive la colère des jeunes. Ils ont l’impression que le monde entier essaie d’aider l’Afrique mais que l’argent n’est pas toujours bien employé. Les pays intègres obtiennent de très bons résultats. La jeunesse donne confiance en l’avenir car elle vaut le coup d’investir. En 2050, un quart des jeunes du monde seront en Afrique. Mais la jeunesse est un chaudron bouillonnant, c’est aussi elle qui fait les révolutions.