« Le positionnement de ­Facebook est économique avant d’être éditorial »

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Spécialiste du journalisme numérique, Nathalie Pignard-Cheynel met en garde contre le pouvoir croissant des réseaux sociaux dans les nouveaux circuits de l’information.

Recueilli par Corentin Lacoste

Nathalie Pignard-Cheynel est chercheuse à l’Observatoire du webjournalisme et professeure à l’Académie du journalisme et des médias de Neuchâtel (Suisse). Elle étudie notamment les mutations du journalisme en ligne.

En décembre dernier, Mark Zuckerberg (P-DG de Facebook) déclarait : « Nous n’écrivons pas les ­informations que les utilisateurs lisent sur notre plateforme. Mais nous sommes conscients que nous faisons bien plus que simplement les ­distribuer. » Comment interpréter cette annonce ?

Nathalie Pignard-Cheynel.Longtemps, les réseaux sociaux ont ­affirmé qu’ils n’étaient qu’une plateforme technique de diffusion et que, par définition, la technique est neutre. Avec le mouvement ­autour des fake news et les interrogations sur le fait qu’ils auraient pu favoriser l’élection de Donald Trump, ils ont dû prendre leurs responsabilités et reconnaître qu’ils jouaient un rôle éditorial. ­Malgré tout, ­Facebook repose sur des algorithmes, certes créés par des humains, qui restent très loin du travail du journaliste qui, lui, sélectionne et ­hiérarchise l’information. Les réseaux sociaux sont avant tout des entreprises avec un modèle basé sur l’audience. C’est un positionnement qui est donc économique avant même d’être

­éditorial. Ce ­qu’EdgeRank, l’algorithme de Facebook, va mettre en avant, ce sont donc les contenus qui vont produire le plus de clics ou de likes.

Avec Arnaud Mercier et Alan Ouakrat*, vous avez récemment montré que presque trois quarts des jeunes s’informaient grâce aux réseaux sociaux. ­Est-ce qu’à terme ce mode d’information pourrait devenir le nouveau média de masse ?

N. P.-C. Ces dernières années, nous avons vu un mouvement s’affirmer, faisant des réseaux sociaux une porte d’entrée de plus en plus importante pour l’information. Mais si nous regardons sur les dix dernières années, nous nous rendons compte que, avant eux, Google était lui aussi au centre de l’information sur Internet. À aucun moment, nous n’imaginions que sa suprématie serait mise en cause. Et si, d’ici deux ou trois ans, un autre type d’acteurs venait détrôner les réseaux ­sociaux ? C’est difficile à prévoir.

Pourtant des médias comme Brut, Explicite ou TF1 One reposent complètement sur ce modèle.

N. P.-C. Oui. Et, pour moi, ces médias posent justement la problématique de la dépendance exclusive à l’égard d’un système extérieur au leur. Ils ­doivent coller au plus près à des règles édictées par ces plateformes, sous peine de potentiellement ­courir à leur perte. On a encore peu de recul sur Facebook mais il suffit de voir ce qui s’est passé avec Google qui avait la même logique. ­Pendant longtemps, et dans de nombreux pays, le ­moteur de recherche dictait sa loi. Il ­suffit de regarder le cas des éditeurs belges qui se sont un jour ­rebellés et ont demandé des droits d’auteur pour leurs ­articles utilisés dans l’onglet « ­Actualités ». Google a fini par les en sortir mais, surtout, il les a déréférencés de son moteur de recherche classique. Conséquence : 30 à 40 % de perte d’audience. Au bout de deux jours, les éditeurs belges faisaient marche arrière. Il n’y a aucune ­régulation et cela peut devenir un jeu dangereux.

Les médias ne peuvent donc plus exister sans les réseaux sociaux ?

N. P.-C. Aujourd’hui, 80 % des Internautes sont sur Facebook donc c’est juste énorme. Cela devient difficile pour des médias de refuser les règles du jeu dès lors que quelques-uns les acceptent.

« Ce qui peut faire pencher la balance en faveur des médias c’est que ce sont eux qui produisent les contenus et qui assurent donc des likes et du clic »

Le système favoriserait les réseaux sociaux. Est-ce aussi vrai pour les retombées économiques ?

N. P.-C. Effectivement, même si les médias tentent ­d’imposer à Facebook un retour sur les bénéfices qu’il tire de la publicité et des clics sur leurs contenus. Récemment, l’entreprise californienne a ouvert une porte mais les rémunérations qu’elle verse sont ridicules et ne constituent pas un ­modèle économique en soi. Google et Facebook représente à eux seuls 68 % des dépenses publicitaires sur le web et ils ne sont pas du tout prêts à partager le gâteau. Ce qui peut toutefois faire pencher la balance en faveur des médias c’est que ce sont eux qui produisent les contenus et qui assurent donc des likes et du clic. Il faut que les médias fassent valoir qu’ils sont indispensables.

Malgré leur rôle éditorial grandissant, les réseaux sociaux restent encore fréquemment épinglés pour les fake news qu’ils diffusent. Il n’y a aucun contrôle de l’information ?

N. P.-C. Depuis l’élection présidentielle américaine, il y a beaucoup d’initiatives mises en place là-bas ou en Europe. Google a développé CrossCheck, ­Facebook a également lancé son propre ­outil. Pour chaque lien proposé, vous pouvez ­indiquer s’il s’agit d’une fausse information et, derrière, des personnes la vérifient et la suppriment si ­nécessaire. C’est une bonne chose mais le ­problème est qu’elles le font gratuitement parce que Facebook ne veut rien débourser. Les médias se trouvent donc encore dans un engrenage où ils se disent : « C’est dans notre intérêt que les fake news soient débusquées mais qui mieux que nous pour le faire ? Probablement pas grand monde. Donc on va s’en charger. »

L’arrivée en masse des médias sur les réseaux sociaux est-il synonyme d’un renouvellement de la pratique journalistique ?

N. P.-C. Les réseaux sociaux ont amené la discussion et le débat entre le public et les rédactions, et celles-ci doivent les intégrer dans leurs manières de faire. C’est d’autant plus important au vu de la défiance actuelle des citoyens à l’égard des médias. Il n’y a qu’à voir les surnoms odieux dont sont affublés les journalistes sur toute une frange des réseaux sociaux proche de la fachosphère. Il y a un ­climat très compliqué et c’est sans doute aux médias de faire ce travail de reconnexion avec les publics. De nouveaux médias, comme Brut par exemple, renouvellent la pratique journalistique et il est intéressant de regarder ce qu’ils font. Les vidéos sociales qui mélangent information et divertis­sement, et les lives, avec notamment le travail de Rémy Buisine, sont des tendances qui répondent à des demandes de la part d’un public plus jeune et à des manières de consommer l­’information sur les réseaux sociaux. Tout cela doit être au cœur d’une réflexion sur les nouvelles manières de faire du journalisme aujourd’hui. 

(*) MERCIER Arnaud, OUAKRAT Alan, PIGNARD-CHEYNEL Nathalie, Ibid.