La politique joue le jeu de l’infotainment

Les onze candidats à l’élection présidentielle se prêtent au jeu des questions-réponses devant leur pupitre comme dans un jeu télévisé, lors de l’émission « 15 minutes pour convaincre », France 2, le 20 avril 2017. Photo : Martin BUREAU/AFP

Un ancien candidat de téléréalité devenu chef d’Etat ; aux Etats-Unis plus rien ne surprend. Comme leurs voisins américains, de nombreux Français ont choisi leur nouveau président, télécommande en main, entre deux programmes télévisés.

Par Clotilde Costil

Paris, un dimanche de mai 2027. La finale de l’élection présidentielle se joue non pas dans les bureaux de vote mais devant la ­télévision. Car oui, on parle bien d’une finale, un peu à la « The Voice ». Devant leurs écrans, les téléspectateurs-citoyens ­doivent choisir leur candidat favori.

« Battle », « joutes des programmes », les finalistes politiques se sont prêtés au jeu de l’arène médiatique. Le ­décor, les lumières, les pupitres et le langage du jeu télévisé, tout y est. Même le présentateur, l’ancien journaliste Christophe Barbier, s’est reconverti en animateur pour l’occasion.

Dans ce documentaire du 9 avril 2017, présenté par Laurent Delahousse dans « 13h15 Le Dimanche », l’équipe de journalistes a imaginé à quoi pourrait ressembler le second tour de la présidentielle dans dix ans. Une projection dans le temps qui pourraient surprendre par ce côté « jeu du cirque télévisuel » si le traitement médiatique de la campagne présidentielle n’avait pas déjà franchi un cap cette année.

LEXIQUE
Infotainment : littéralement en anglais, un mélange d’information (info) et de divertissement (-tainment pour entertainment).
Talk-show : émission télévisée où les personnes invitées discutent avec des chroniqueurs et un animateur.
Sitcom : série télévisée humoristique.
Access prime time : plage horaire de diffusion d’une émission, en première partie de soirée (entre 18 heures et 21 heures).
Storytelling : c’est le fait de raconter une histoire à des fins de communication.

En effet, les politiques n’ont eu que l’embarras du choix pour mener leur campagne médiatique : sur un divan face à Karine Lemarchand, sur un plateau télévisé face à Yann Barthès et son équipe, lors d’un dîner présidé par Anne-Sophie Lapix… Les candidats ont ainsi multiplié les apparitions dans des cadres moins solennels que sur le plateau du « 20-heures ». Du coup, les téléspectateurs-électeurs ont repris goût à la politique. La preuve, ces émissions d’infotainment ont majoritairement fait des records d’audience durant la campagne.

La télé encore plébiscitée

Les téléspectateurs ont trouvé dans ces formats hybrides un nouveau mode d’information ­combinant anciens et récents supports médiatiques. La télévision reste en effet, si on en croit un ­rapport de ­Médiamétrie datant de mars 2016, la première source d’information de 50 % des Français, devant les sites web (20 %).

« Quotidien », ­présentée par Yann Barthès sur TMC, est l’émission leader de la TNT. La chaîne ­nationale est d’ailleurq la quatrième dans le classement des CSP+ (source TF1 Pro). Le 6 avril dernier, l’ancienne présentatrice de « C à vous » (elle remplacera David Pujadas sur France 2 dès la rentrée), Anne-Sophie Lapix, tweetait : « ­Nouveau record historique de “C à Vous” avec 7,5 % de part d’audience ». Quant à « Salut les Terriens », ­l’émission de Thierry Ardisson, elle s’impose en format hebdomadaire avec plus d’un million de part de marché tous les samedis.

Complémentaires des émissions purement ­informatives, d’après Aurélien Le Foulgoc, maître de conférences à l’université de Cergy-Pontoise et spécialiste de la sociologie des médias, ces ­programmes ont investi des créneaux qui étaient laissés à l’abandon par les médias traditionnels. Des politiciens dormant à ­l’Assemblée nationale au conflit contre Daech en passant par la Fashion Week, le mélange, souvent absurde, de sujets hétérogènes est une des marques de ­fabrique de l’infotainment. Dans les trois cas, la politique est un sujet

largement présent comme dans « Quotidien » où 34,9 % des personnes ­évoquées ou invitées sont des politiques. Ce qui pourrait d’ailleurs expliquer d’ailleurs que celle-ci s’attribue, plus que d’autres, l’identité de « journal » multipliant les interviews, les revues de presse et les reportages à l’échelle nationale et ­internationale.

Il y a quelques années encore, les politiques devaient être en promotion pour être invités dans les talk-shows. Aujourd’hui, ils peuvent l’être en tant qu’experts, simplement pour commenter des débats qui ont agité l’espace public.

Pour Roselyne Bachelot, ancienne ­ministre et aujourd’hui chroniqueuse à la ­télévision, les hommes et les femmes politiques sont « obligés de s’adapter aux moyens de ­communication et aux formats qu’on leur donne. Si cette irruption du divertissement leur permet de parler à un public plus large en abordant des sujets sérieux, eh bien tant mieux. »

Florian Silnicki, conseiller en ­communication politique, partage cet avis. Lui qui a opéré auprès d’élus de la droite française et du centre ­estime que ces programmes sont pour les ­politiques une opportunité à saisir. « C’est ­extrêmement positif pour notre démocratie et pour ces hommes et les femmes ­politiques qui n’ont jamais eu autant de ­supports et d’occasion de s’exprimer. Mais dans le même temps, ils n’ont jamais eu autant de mal à convaincre les Français », constate-t-il.

Ces formats inédits ­répondent à de nouveaux ­besoins des téléspectateurs. Besoins qui sont nés d’une certaine incompréhension entre les hommes politiques et les Français. Face à cette demande du public, ces « accros aux médias » que sont les politiques, ­apparaissent désormais rodés à de nouvelles formes de discours : travail du langage, des postures, préparation à des questions ­décalées, à une parole « cash ». C’est que les conseillers en communication politique ont multiplié ­aujourd’hui les entraînements lorsqu’il s’agit d’infotainment. « La stratégie n’est pas la même si c’est de l’infotainment, décrypte Florian Silnicki. Mais au fond, ça permet de renouveler le genre de l’intervention politique. »

L’infotainment n’exclut pas l’affrontement comme ici à « C’est à vous », entre Anne-Sophie Lapix et Florian Filippot. Capture d’écran

Les journalistes ne recueillent plus la parole politique religieusement comme lors des toutes premières apparitions télévisées. ­Aujourd’hui, dans ce type d’émissions conversationnelles, les politiques peuvent se faire couper la parole, interpeller par le public ou par des humoristes. « On a du divertissement à gogo. Aujourd’hui, c’est devenu la norme », ­accuse Lucas Gallais, animateur de ­l’association de téléspectateurs, Les Pieds dans le paf. A tel point que désormais, « dans l’émission politique de France 2, un rendez-vous “sérieux’’ du service public, une humoriste intervient à la fin de l’émission pour dresser un portrait de la personnalité politique. Il y a certaines barrières qui tombent », analyse Nicolas Torjman, ­rédacteur en chef de « Salut les Terriens ».

Il y a quelques années encore, inviter un candidat extrême tel que Jean-Marie Le Pen, comme n’importe quel autre politique, apparaissait discutable. La télévision a conduit à un ­élargissement des publics de la politique ; elle s’est adaptée à l’évolution de l’échiquier ­politique français. La ­réception des responsables du FN dans ces émissions traduit une reconnaissance du statut de l’infotainment, une crédibilisation ­supplémentaire de celui-ci explique Aurélien Le Foulgoc. L’arrivée de Marine Le Pen au FN a favorisé ce mouvement.

88 % des Français qui s’informent sur les réseaux sociaux citaient, comme première source d’information, les contenus partagés par leurs proches

Médiamétrie en mars 2016

Dans le même temps, l’actualité politique américaine a également pu influencer le traitement de la campagne électorale française dans les médias, notamment à la télévision. « Je crois qu’en France, il y a une espèce de fascination par rapport à ce qui s’est passé aux Etats-Unis », explique Aurélien Le Foulgoc.

La question des fake news, des réseaux sociaux, de la sécurité, par exemple, ont émaillé la campagne ­américaine comme celle de l’Hexagone. Dans les deux cas, il s’agissait des premières élections à avoir suscité autant de réactions sur le Net. La nouveauté, c’est l’accélération, l’injonction du « top tweet ». Selon une étude réalisée par ­Médiamétrie en mars 2016, 88 % des Français qui s’informent sur les réseaux sociaux citaient, comme première source d’information, les contenus partagés par leurs proches. La ­télévision n’a pas toujours su composer avec ce ­nouvel outil de communication numérique. Pourtant, les programmes d’infotainment ­restent friands des séquences polémiques qui enflamment la Toile.

Matthieu Noël dans « C à Vous » ­réalise des ­montages, diffuse les hors-champs pour analyser, par le biais de l’humour, le travail de journaliste. Capture d’écran

Les Français seraient-ils lassés de la politique ? C’est aller un peu vite en besogne. « Vous n’avez qu’à vous rendre dans n’importe quel café ou tout simplement sur Internet pour constater que l’intérêt pour la chose publique en France est intact », fait remarquer Florian Silnicki. Il n’y a qu’à voir le nombre de mini éditos publiés sur Facebook dès ­l’annonce des résultats du premier tour de la ­présidentielle.

Plus de 30 millions de tweets ont été publiés entre le 20 mars 2017 et la mi-mai, selon la ­plateforme de veille Visibrain ; une première pour une présidentielle en France. Difficile de s’y ­retrouver dans ce débat public décuplé où ­chacun y va de sa petite analyse personnelle.

Ce rythme politique, qui s’accélère, a imposé aux journalistes et aux ­communicants un nouveau défi : rendre cette campagne la plus intelligible possible. Dans cette perspective, le rôle des émissions d’infotainment s’est avéré utile pour la compréhension de certains enjeux électoraux. « Force est de constater qu’elles vulgarisent ce côté politique qui peut toucher un public plus jeune », assure Lucas Gallais. Et cela, les hommes politiques l’ont bien compris. Ils ­peuvent ainsi bénéficier d’une nouvelle source de notoriété et de visibilité incroyable dans ces nouveaux programmes.

L’équipe de « Quotidien » affiche une ­camaraderie ­générationnelle. Tous les chroniqueurs échangent comme une bande d’amis. Instagram Quotidien

Dans « Quotidien » par exemple, les séquences humoristiques sont toujours contrebalancées d’un versant informatif, pédagogique. Le programme ­mobilise des références culturelles universelles pour tisser des liens entre l’univers politique et celui de la vie de tous les jours.

De même dans « C à Vous », tout ce qui touche à la présidentielle est souvent abordée de manière informelle mais toujours didactique. Chaque soir, le journaliste Maxime Switek décrypte dans le ­­« Multiplex de la présidentielle », toutes les phrases des candidats qui ont marqué la rédaction.

Si les producteurs télé  gardent un œil avisé sur les réactions post-diffusion des ­internautes, ils n’ont toutefois aucun regard sur la ­potentielle influence que leur émission peut avoir sur l’opinion publique. « Personne n’a été ­capable d’apporter une réponse, pas même les ­spécialistes », précise Aurélien Le Foulgoc. Peut-être le saura-t-on un jour puisque ­désormais, le téléspectateur est de plus en plus amené à donner son opinion. Plusieurs applications dans lesquelles le ­téléspectateur peut interagir, ont ainsi vu le jour lors de cette campagne. L’une d’entre elles a été lancée cette année par France TV : ­Présidentielle 2017 VR. Rien n’est trop beau pour fidéliser l’audience.

Yann Barthès anime « Quotidien » en toute décontraction. Une des caractéristiques des émissions d’infotainment. Capture d’écran.

Dans ces ­émissions, les présentateurs et ­chroniqueurs ont fait le choix de la ­décontraction et de la proximité avec leur ­public. « Sans son public, l’animateur n’est rien. Fort de son ­public, il est tout », écrivait Sabine Chalvron-Demersay, sociologue des médias.

De l’animation au journalisme ­politique, il n’y aurait donc qu’un pas. Parce que les frontières du genre sont brouillées, les téléspectateurs ne font pas toujours la ­distinction entre ce qui relève du travail, à ­proprement parler, de journalistes et ce qui ­relève des animateurs. Aurélien Le Foulgoc fait remarquer que les journalistes politiques sont victimes d’une mise en ­minorité de leur statut. Et de dénoncer « une forme ­d’incompréhension de ce qu’est une campagne électorale par Michel Field (directeur de ­l’information de France ­Télévisions, NDLR) quand il propose un débat une semaine avant le premier tour des élections. »

Yann Barthès anime « Quotidien » en toute décontraction. Une des caractéristiques des émissions d’infotainment. Capture d’écran.

Des animateurs et producteurs qui courent après l’audience, des politiques qui se prêtent au spectacle télévisuel et des téléspectateurs qui joueraient presque aux arbitres. Et le journalisme dans tout ça ? Dans le fond comme dans la forme, la médiatisation de cette campagne a souvent été synonyme de second degré. Pour certains, elle a même frisé la ­téléréalité

Avec les affaires ­politico-judiciaires des candidats, les chroniqueurs s’en sont ­donné à cœur joie. La sérialisation comme mode de narration, ­notamment dans l’émission de TMC, est devenue un fil conducteur. Les sujets ont été découpés en ­plusieurs épisodes et les identités visuelles et ­sonores sont ­prégnantes comme dans une sitcom. Le conflit intrafamilial des Le Pen par exemple, a été traité sur fond de ­générique de ­série (Notre belle ­famille). Un traitement qui contribue à normaliser la politique en y introduisant des références familières et ­stéréotypées.

Yann Barthès anime « Quotidien » en toute décontraction. Une des caractéristiques des émissions d’infotainment. Capture d’écran.

La promotion d’un homme ou d’une femme politique par le biais du storytelling contribue également à présenter l’homme ou la femme d’Etat comme un personnage de série télévisée. Toute la ­limite du jeu et de l’humour dans ces ­émissions, réside dans le fait qu’elles parviennent à rendre tout le monde sympathique, à ­commencer par les politiques les plus extrêmes.

Dans son livre brûlot publié en 2013, Ollivier Pourriol, ancien chroniqueur du « Grand ­Journal » et philosophe, ne mâche pas ses mots pour condamner le ­caractère parfois vicieux du ­divertissement : « Plutôt que d’être très intéressants pour très peu de monde, ils (les producteurs, NDLR)  savent qu’il vaut mieux

intéresser très peu tout le monde. Sinon ça prenddu temps et ça prend la tête. Alors que le vide… Le vide n’est jamais ­décevant. (…) Le vide détend. Le vide te vide. »

Tout le monde n’est pas de cet avis. C’est le cas d’Aurélien Le ­Foulgoc : « Moi je ­considère que ça informe un public complémentaire qui va s’intéresser aux questions politiques. On y trouve des éclairages que l’on n’a pas dans les grands médias. » ­L’infotainment, par le biais de ­l’humour, est aussi une façon pour les journalistes, ­animateurs, ­chroniqueurs de questionner leur métier.

Dans ses debriefs, Matthieu Noël moque toute l’équipe de « C à Vous » à partir de ­montages vidéos, de scènes volées. Il ­analyse les offs, les faux pas de ses coéquipiers lors du tournage. Idem pour Yann Barthès lorsqu’il ­propose un visionnage des matinales sur le ton de l’autodérision, un moyen pour la profession de réfléchir sur son rôle. Car ces émissions dans la mouvance de l’infotainment favorisent l’humour sans jamais perdre de vue l’importance de ­l’analyse ­politique.