Eduquer aux médias, un sacerdoce

Texte et photo Elodie Cerqueira

Anne Lejust fait partie de ces enseignants qui se démarquent par leur parcours et leur insatiable envie de transmettre cet enseignement si singulier.

La salle des profs de l’école élémentaire Jean Zay d’Orléans (Loiret) n’est pas des plus cossues. Les tables en formica orange sont parfaitement assorties au style vintage des armoires des années soixante-dix. Des meubles en bois vernis, parfois bricolés pour durer un peu plus. Des chaises dépareillées, de toutes les couleurs, de toutes les époques.

Dans un coin, s’entassent des écrans interactifs déjà obsolètes. Contraste entre ce qui ne change jamais et ce qui se renouvelle trop vite. Des plaques jaunies du faux-plafond menacent de tomber. La peinture vieillie s’écaille, un vert semble-t-il, passé avec le temps.

Ce temps, après lequel Anne Lejust court sans cesse pour accomplir la quantité de projets qui se bousculent dans sa tête et dans son agenda. À la pause méridienne, l’enseignante avale  rapidement son déjeuner, une salade composée qu’elle a préparée. « Je ne mange jamais à la cantine, ce n’est pas bon et ici c’est plus calme », explique-t-elle entre deux bouchées.
L’échange avec les trois autres collègues est fugace. Le vendredi midi il faut faire vite : à 13 heures débute la conférence de rédaction. Parce qu’en plus de sa classe à double-niveau CE1-CE2 et de ses heures de cours, cette prof pas comme les autres met en place des projets d’éducation aux médias et à l’information (EMI), avec une dizaine d’élèves, du CE1 au CM2.
Pull en laine rose, jean noir, sneakers foncées, cheveux courts, cette femme de 46 ans est de nature discrète. Quand elle se fait remarquer, c’est avant tout par ses actes.

Son dernier coup d’éclat, le prix EMI pour la meilleure initiative en région Centre-Val-de-Loire, reçu le 13 mars 2019, aux Assises du journalisme de Tours. Harry Roselmack, président du jury, a salué le travail de cette poignée d’élèves accompagnés de leur enseignante.

Pour ses projets multimédias menés en 2018, l’école Jean-Zay d’Orléans (Loiret) a reçu en mars 2019 le prix d’EMI aux Assises du journalisme de Tours.

Projet de webradio, presse écrite, webradio inter-écoles… l’année 2018 a été foisonnante. Mais pas question de se poser : cette remise de prix lui a valu un chèque de 1 500 euros qu’elle a souhaité très vite réinvestir dans un nouveau projet : un reportage sonore sur les coulisses de l’émission « Sept à huit » d’Harry Roselmack.

La visite des studios de TF1, le 12 avril 2019, a été une véritable aventure pour ces jeunes promus. Mais au-delà, elle a été l’occasion de les former à la prise de son, de photo, à l’observation. Anne l’a bien compris, l’EMI s’enseigne chaque fois que cela est possible. « C’est une discipline transversale, elle peut être dans tous les apprentissages, la lecture, l’histoire, la géographie, la recherche, etc. »

Cette passionnée d’arts visuels ne se destinait pas, au départ, à s’investir dans l’EMI. En 1991, elle obtient son bac lettres option cinéma, à Orléans. Elle découvre sa passion pour les enfants au travers de « petits boulots ». Son projet professionnel est arrêté, elle veut devenir enseignante.

Elle enchaîne alors une classe préparatoire au lycée Condorcet, à Paris, une licence de lettres modernes à Paris III. Elle passe ensuite le concours de professeur des écoles, passe deux ans à l’IUFM (institut universitaire de formation des maîtres). Depuis 1997, elle enseigne en élémentaire au sein de l’Éducation nationale.

Son parcours est brillant. Mais elle est de nature trop curieuse pour s’en contenter : « J’ai fait un stage de deux jours avec le Clémi [le Centre pour l’éducation aux médias et à l’information, NDLR], parce que ça m’intéressait déjà. » Forte de cette expérience, elle crée le journal Chant’info au sein de son établissement, l’école Antoine-Chantin (Paris, 14e).
Elle se rappelle avec plaisir : « Par hasard, une mère d’élève m’a mise en relation avec une journaliste de Mon Quotidien, le journal des petits. J’ai trouvé ça intéressant. Elle m’a aussi parlé de l’aventurière Jéromine Pasteur, qui travaillait sur des tribus en Amazonie. Elle m’a proposé de la rencontrer. Du coup, j’ai eu l’idée de mêler les deux, créer un journal sur cette exploratrice et inviter la journaliste de Mon Quotidien à expliquer son métier aux élèves. »
Ce qui lui plaît le plus dans l’EMI, c’est de pouvoir allier diverses compétences pour un même projet, faire des rencontres et toujours garder l’esprit ouvert. « Pourtant il fallait être motivée à l’époque pour construire un journal. Pas de clavier ni de souris mais des paires de ciseaux et de la colle », se souvient-elle, presque nostalgique.
Mais le vrai déclic a lieu en 2007 : « J’ai eu l’opportunité de participer à une émission de radio. Puis, j’ai produit et animé l’émission “Graffitti culture”, sur RCF pendant près de trois ans. J’ai tout appris sur le tas, sur mon temps personnel. »
Cette fois Anne est piquée, l’EMI s’impose comme une évidence dans son enseignement. Elle enchaîne les projets, les actions, les initiatives pour nourrir sa curiosité et, surtout, pour transmettre.

Et puis vient l’heure de la lassitude et du questionnement professionnel. Elle s’interroge et pense à se reconvertir. Elle décide donc de s’inscrire, en 2015, en formation continue au master de journalisme du Celsa (Ecole de hautes études en sciences de l’information et de la communication, Neuilly-sur-Seine).

« Pour suivre cette formation, j’ai dû travailler à mi-temps pendant deux ans. J’ai tout financé moi-même. Je n’ai bénéficié d’aucune aide. J’avais trois jours de formation tous les quinze jours. J’enseignais à Orléans, je devais donc m’organiser. Mais j’étais vraiment motivée… »

Pourtant, elle n’est pas allée au bout. Elle se considère comme « multi-casquettes » et l’idée de s’enfermer dans un autre métier ne la séduisait guère. Armée de toute ses connaissances, elle préfère combiner journalisme et pédagogie.

Ce qui n’est pas pour déplaire à Frédéric Dupin, directeur de l’école Jean-Zay, qui admet volontiers que « chaque fois qu’elle porte un projet innovant ou fédérateur, tout le monde la suit : les enseignants, les élèves et les parents. Le fait qu’elle prenne tous les élèves de l’école par petits groupes pour le club presse qu’elle anime, ça dynamise toute l’école ».

Le vendredi, à la pause méridienne, Anne Lejust organise des ateliers d’éducation aux médias et à l’information avec ses élèves.

Malgré son engouement et son courage, cette enseignante dévouée ne cache pas son dépit face au manque de moyens auquel elle fait face au quotidien. « Je me sens très seule depuis des années, il n’y a aucune reconnaissance », avoue-t-elle.

Même si elle se rend compte de la chance qu’elle a de pouvoir bénéficier d’une webradio académique – privilège de l’académie Orléans-Tours – elle regrette de n’avoir aucune ressource financière pour ses projets.

Elle a dû devenir auto-entrepreneuse pour pouvoir travailler à temps partiel (75 %), faire de l’EMI et ainsi diversifier ses projets. Elle travaille notamment pour l’association orléannaise « C’est comme à la radio ».

Elle est aussi vacataire pour le Clémi, pour lequel elle rédige des fiches pédagogiques, entre autres. « Dans une ville qui manque d’enseignants comme Orléans, les demandes de temps partiel sont toujours refusées, sauf dans le cas de création d’entreprise », regrette-t-elle.

Son rêve serait de cumuler deux mi-temps, un en enseignement et l’autre en journalisme. Mais il y a une double contrainte : la demande de temps partiel doit se faire un an avant, ce qui implique de trouver un emploi en journalisme dans le même délai. C’est l’impasse.

« Si un jour j’ai les moyens, peut-être que je demanderai le temps partiel et on verra pour le journalisme. » Pour l’heure, elle se réjouit d’avoir pu reconduire son temps partiel et garder son auto-entreprise.

Son investissement auprès de ses élèves est sans faille. Alors, malgré la fatigue qu’elle a parfois du mal à surmonter, cette année, elle lance un docu-fiction sur la vie de Jean Zay, journaliste, avocat et ministre de l’Éducation nationale du Front populaire  en 1936.

« Nous sommes dans l’école où il a été élève et où sa mère a été enseignante. Nous avons donc un lien très fort avec lui et sa famille. Nous connaissons ses filles. »  

« L’idée est de passer à l’image. Le problème, c’est qu’il faut trouver 6 550 euros ! J’ai coréalisé ce projet avec l’association de documentaristes Cent soleils. Le challenge est grand mais je reste motivée par les élèves. Ils sont à fond. Tout se fait sur leur temps personnel aussi. Comme moi, ils font partie des bénévoles de l’EMI. »
Après de nombreux efforts, 5 900 euros ont été collectés grâce aux dons des familles, des subventions de la ville d’Orleans et de l’académie Orléans-tours, du mécénat et de l’argent du prix des Assises du journalisme. Afin de boucler le budget, elle organise une dernière collecte de financement participatif.
Mais cette boulimique de travail ne s’arrête pas à ce projet de docufiction : elle prépare une émission de radio avec une dizaine d’élèves et travaille désormais pour le Conseil supérieur de l’éducation aux médias de Bruxelles (CSEM).