La seconde vie des D3E

Déchets à vendre

À la déchetterie de La Riche, les D3E son enfermés dans un conteneur. Photo : Jane Coville/EPJT

La France produit chaque année 1,8 million de tonnes de D3E (déchets d’équipements électriques et électroniques). Une partie d’entre eux n’arrivera jamais à l’usine de recyclage. Précieux pour les matériaux qu’ils contiennent, ils sont volés, réduits en pièces détachées voire exportés vers d’autres pays. Avec des conséquences sanitaires et écologiques majeures.

Par Laura Blairet, Jane Coville et Mathias Fleury

Lampes, télévisions, téléphones, réfrigérateurs… Chaque Français dispose de 200 kilos d’appareils électriques et électroniques chez lui d’après une étude Ipsos de 2016. En fin de vie, ces objets deviennent des déchets appelés D3E (déchets d’équipements électriques et électroniques). Leur collecte et leur recyclage sont strictement réglementés. L’Europe exige que 65 % d’entre eux minimum soient récupérés par chaque pays membre. Des objectifs jamais atteints. En France, par exemple, le taux n’est en réalité que de 52 % selon le cabinet de conseil DSS+.

Depuis 2005, le traitement des D3E dépend d’un dispositif particulier : la responsabilité élargie du producteur (REP). Celle-ci établit une éco-contribution comprise dans le prix dont l’acheteur doit s’acquitter. Une fois l’appareil hors d’usage, c’est à celui qui l’a produit de le prendre en charge. Deux choix s’offrent à lui : s’occuper lui-même du déchet sur un de ses sites ou déléguer la gestion à un éco-organisme. 

Généralement, c’est la seconde option qui est retenue. Ces structures, agréées par l’État, supervisent ensuite les différentes étapes du recyclage des déchets. En 2020, avec la loi anti-gaspillage (AGEC) leur rôle a été renforcé. Elles sont de plus en plus difficiles à contourner.

On peut alors supposer que lorsque les équipements arrivent en fin de vie, ils se retrouvent dans la filière du recyclage. Mais lorsqu’on compare le tonnage mis sur le marché et celui collecté par les éco-organismes, il y a ce qu’on peut appeler un « trou dans la raquette ».

Cette différence illustre les lacunes du dispositif de l’économie circulaire des D3E. Mais alors, comment expliquer que près de la moitié du gisement des déchets échappe toujours à la filière agréée ?

Le consommateur est un acteur clé du recyclage. Mais rien ne l’oblige à le faire. Le propriétaire d’un ordinateur, d’une cafetière ou encore d’un sèche-cheveux n’a aucune obligation légale de les trier. Mettre la main sur ces déchets est un véritable casse-tête pour la filière. 

Jacques Vernier, président de la commission inter-filière REP (Cifrep), évoque la mise en place d’une « prime au retour » pour inciter les usagers à jouer le jeu. Pour le moment, aucune législation ne va aussi loin. 

Les étapes de la collecte des D3E.
Infographie : Mathias FLEURY/EPJT (Texte) et Jane COVILLE/EPJT (Design)

Mais ces objets dormants, stockés au domicile du citoyen, n’expliquent pas à eux seuls une collecte incomplète. Les éco-organismes pointent les traitements illégaux et les exportations. Parce qu’ils contiennent des métaux rares, les D3E sont très convoités. Hélène Huet, responsable de la communication de l’éco-organisme Ecosystem, évalue à hauteur de 195 000 tonnes le nombre d’équipements électriques et électroniques volés sur la voie publique en 2019

Le vol de métaux, Dénis Guédon, responsable des déchetteries de Tours Métropole, le vit quotidiennement : « Toutes les nuits, ça rentre. Les problèmes de vandalisme, il y en a nécessairement sur toutes les structures […] C’est un problème national », constate-t-il. 

Dans le grillage qui entoure le lieu, des trous béants témoignent du passage des voleurs. Le personnel a tenté de les combler avec des palettes en bois, faute de moyens supplémentaires. Sur l’ensemble du territoire, la plupart des déchetteries contactées confirment le phénomène. Sur le site de La Riche, les D3E, eux, sont maintenant sous clés, enfermées dans un conteneur.

Les employés de la déchetterie de La Riche (37) ont dû construire un barrage de fortune pour combler le trou laissé par les vandales dans le grillage. Photo : Jane COVILLE/EPJT

Beaucoup de D3E disparaissaient à cause de la filière des encombrants. Ces derniers, trop volumineux ou trop lourds pour être mis à la poubelle ou emmener à la déchetterie, sont simplement déposés sur le trottoir par les particuliers. Matelas, frigo ou four, autant de déchets que les services municipaux se chargent de venir directement chercher en bas de chez vous. Dans ces encombrants, on trouve beaucoup d’appareils électroménagers, c’est-à-dire des D3E. Laissés sur le bord de la route, ils deviennent des cibles faciles
pour les voleurs.

Pascal Garret l’a remarqué. Ce sociologue, passionné de photographie, a réalisé un documentaire sur le sujet : Le Ballet des rippeurs sorti en mars 2021. Dans son film, les éboueurs lui font part des techniques des « pirates de la ferraille ». Bien renseignés sur les horaires de passage, ces derniers devancent la tournée des agents municipaux. C’est à ce moment-là qu’ils embarquent l’électroménager dans leur propre camionnette. 

Le butin ainsi récolté devient une aubaine pour les ferrailleurs de plusieurs régions, que Pascal Garret a aussi eu l’occasion de côtoyer. Poliment appelés les « opérateurs de traitement » par la filière, les ferrailleurs cherchent en principe à démanteler les différentes parties de l’objet pour récupérer la matière à valeur marchande. L’ambition n’est donc pas écologique mais lucrative.

Un marché à 17 milliards d’euros

Car si les D3E sont si prisés, c’est à cause des éléments qu’ils contiennent : #terres et métaux rares. L’importante fluctuation des cours du marché des métaux renforce la valeur des déchets métalliques. Le cuivre, présent dans les câbles électriques, est valorisé à environ 8 000 euros la tonne au 1er janvier 2023 par la bourse des métaux de Londres (London Metal Exchange). Le kilo de platine, une rareté contenue dans les fibres optiques, se vend quant à elle jusqu’à 30 000 euros. 

Récupérer un objet sur la voie publique afin d’extraire le métal qu’il contient permet ainsi aux voleurs de profiter d’un bénéfice maximal. Aucun risque n’est pris et aucun coût n’est à amortir. Une rentabilité qui s’exporte très bien. C’est souvent loin du pays d’origine des déchets que commence l’extraction des métaux qu’ils contiennent. Sans même parler de normes environnementales, la gestion des D3E  s’affranchit de toutes mesures de sécurité, d’hygiène. Si les coûts de démantèlement y sont alors moindres, le bénéfice, lui, est maximal.

Les D3E font donc l’objet d’un trafic international. Le rapport Waste Crime – Waste Risk du Programme des Nations Unies pour l’environnement en donne les chiffres : rien qu’en 2015, le trafic de déchets électriques et électroniques aurait rapporté 17 milliards d’euros à l’échelle mondiale.

Les prix de certains métaux qui composent les D3E en mars 2023. Sources : London Metal Exchange et investir.lesechos.fr. Infographie : Laura BLAIRET/EPJT

Qui dit export dit douanes. L’organisation mondiale des douanes constate une augmentation de 500 % de l’ensemble de l’exportation de déchets entre 1992 et 2012. Auparavant destination privilégiée, la Chine a interdit en 2018 l’importation de nombreux types de déchets sur son territoire, dont les D3E. 

Le flux s’est alors majoritairement reporté vers les pays africains. « Dans les décharges des grandes villes comme Douala au Cameroun, comme Dakar au Sénégal, ce qu’il y a sur place ne provient évidemment pas des villages locaux, témoigne Hubert Fodop, responsable de la gestion des D3E pour Emmaüs International. C’est clairement du matériel qui a été débarqué par conteneur en provenance de pays développés. »

Il existe pourtant une convention internationale, signée à Bâle en 1989, qui interdit l’exportation de tout déchet dangereux. La France fait partie de ses premiers adhérents. Selon la réglementation appliquée par les douanes, les déchets sont considérés comme dangereux s’ils contiennent des substances polluantes, comme le mercure ou des cristaux liquides. Or, les D3E en contiennent, ce qui rend leur export théoriquement impossible. 

L’ambiguïté de la notion de déchet

En revanche, il est autorisé d’exporter des appareils usagés destinés à être réutilisés dans le pays receveur, dès lors qu’un justificatif peut être présenté. L’absence de rapport de tests de bon fonctionnement et d’étiquetage peut ainsi indiquer l’existence d’une potentielle fraude. L’exportateur doit être en mesure de prouver que ces objets ne sont pas des déchets et qu’ils sont destinés à une mission de valorisation dans leur pays de destination. 

La question qui se pose alors est comment définir un déchet. À partir du moment où l’utilisateur souhaite se débarrasser de son appareil, ce dernier devient un déchet quel que soit son état. La notion de
« fonctionnalité » de l’objet, a priori déterminante pour savoir s’il s’agit d’un déchet ou non, est non seulement très abstraite mais aussi relative à chacun. 

Boris de Fautereau est consultant à DSS+, un cabinet de conseil qui travaille notamment sur l’environnement. Il est également l’ancien chef de projet Weecam dont l’objectif était de permettre le développement de filières de recyclage des D3E au Cameroun. Il connaît donc bien les pratiques du secteur. Il explique ainsi que l’enjeu, pour les exportateurs, est de jouer sur la notion de déchets en faisant passer des équipements hors service pour du matériel usagé mais toujours en état de marche.

D’où l’intérêt d’expédier des équipements en entier. Impossible de dire dans un contrôle rapide si un ordinateur est en état de marche, s’il est réparable ou non. La marchandise des déchets des 3E ne se mélange que trop bien au matériel d’occasion.

Infographie : Mathias FLEURY/EPJT (texte et photos), Jane COVILLE/EPJT (design) et Laura BLAIRET/EPJT (photos)

En 2022, les douanes du port du Havre ont effectué quatre saisies de plus de 70 tonnes de D3E destinées au continent africain. Il s’agissait principalement de matériel frigorifique, de machines à laver, de téléviseurs, d’ordinateurs… Autant d’équipements que leurs expéditeurs ont tenté de faire passer pour des appareils fonctionnels.

Les douanes ont cependant estimé qu’il s’agissait bel et bien de déchets. La cheffe du pôle économique de la direction régionale des douanes du Havre, Sylvie Trus, confirme que ceux-ci étaient endommagés ou bien incomplets. Il arrive aussi que les déchets soient dissimulés dans une cargaison de broyats. En outre, les D3E peuvent faire l’objet de fausses déclarations.

Par rapport au trafic de drogues, d’organes ou encore d’êtres humains, celui des d’ordinateurs paraît rigoureusement inoffensif.

Rebecca Behar-Marcombe, chargée de mission pour l’IHEMI, note un manque de moyens humains, financiers et technologiques pour lutter efficacement contre le phénomène en France. Il est vrai que les déchets sont loin d’être une priorité. Par rapport au trafic de drogues, d’organes ou encore d’êtres humains, celui des d’ordinateurs paraît rigoureusement inoffensif. À tel point que les D3E ne sont nullement mentionnés dans les bilans d’activité annuels de la douane française.

Si les trafiquants sont arrêtés, ils doivent couvrir les frais du recyclage de ces déchets sur le territoire français. Ils encourent aussi jusqu’à deux ans de prison et 75 000 euros d’amende. Ces peines peuvent atteindre sept ans et 300 000 euros si la circonstance de « bande organisée » est retenue. Des peines jugées peu dissuasives par Rebecca Behar-Marcombe si on les compare aux profits potentiels.

La réponse proposée par l’État est de s’attaquer à la source. Pour cela, une solution : diminuer le nombre de déchets. Le 15 décembre 2022 a été lancé le « bonus de réparation ». Le but est d’inciter les consommateurs à prolonger la durée de vie de leurs appareils en les faisant réparer plutôt que d’en acheter des neufs. 

Concrètement, une partie du montant du reconditionnement sera déduite automatiquement selon le type d’équipement. Il atteint près de 45 euros pour un ordinateur. Une mesure incitative pour les citoyens, mais qui ne permet pas de lutter contre les acteurs du trafic.

Pour aller plus loin : Nos D3E traités par des enfants camerounais, un reportage réalisé au Cameroun par Laura Blairet et Jane Coville, Mathias Fleury, à Yaoundé.

Laura Blairet

@lau3bl
24 ans
Étudiante en journalisme à l’EPJT, en spécialité radio.
Passée par La Nouvelle République, l’AFP et Radio France.
Elle se destine au journalisme international et est particulièrement intéressée par les sujets de société.

Jane Coville

@coville_jane
23 ans

Étudiante en journalisme à l’EPJT, en échange universitaire à Istanbul, en Turquie.
Passée par Ouest-France, Le ParisienLa Nouvelle République et le Télégramme.
Intéressée par la géopolitique mais aussi par les sujets de société et par l’actualité sportive
Se destine à la correspondance à l’étranger.

Mathias Fleury

@matfry83
25 ans
Étudiant en journalisme à l’EPJT.
Journaliste web à BFMTV.
Passé par La Nouvelle-République et Var-Matin.
Passionné de sport, de géopolitique et de politique française.