Comme des grands
Photo Pierre-Quentin Derrien/EPJT
Alors que Pomme d’Api vient de célébrer ses cinquante ans, son petit frère Popi et ses concurrents Papoum et Picoti rêvent d’un pareil destin. Véritables morceaux de patrimoine, ces magazines et leurs célèbres héros continuent de toucher successivement des générations de lecteurs. Une longévité aux causes multiples doublée d’une stratégie de vente et surtout de fidélisation bien rodée. Plongée dans un univers vieux d’un demi-siècle, frais comme un nouveau-né.
Par Pierre-Quentin Derrien
Ce tout premier contact avec l’objet de presse est un support privilégié par les parents dans la relation avec bébé. D’ailleurs, c’est là l’un des principaux arguments des trois groupes qui se partagent, aujourd’hui, la quasi totalité des titres du secteur. Bayard, Milan et Fleurus ont tous leur mensuel destiné aux enfants âgés de 1 à 3 ans. Interrogées sur le contenu de leur parution, les rédactions défendent une vision similaire de l’éveil par la presse. Sur son site internet, le groupe Bayard va jusqu’à présenter un engagement pour la jeunesse intitulé Lire pour la vie.
Crèches, bébés et parents testeurs
C’est dans les crèches que les magazines pour enfants testent leurs histoires. Photo Réseau des médiathèques de Clamart
De façon surprenante, ces promesses d’éveil ne sont pas élaborées avec des professionnels de la petites enfance. Parmi les rédactions de Popi (Bayard), de Picoti (Milan) et de Papoum (Fleurus), aucune ne fait appel aux pédopsychiatres pour certifier son contenu. Pour Emilie Belard, rédactrice en chef adjointe de Picoti, « le choix est de privilégier notre propre expérience, celle du terrain ».
Le terrain, c’est-à-dire les crèches. Des lieux incontournables où les directrices des différentes rédactions font éprouver régulièrement leurs créations aux petits. « C’est vraiment en étant face aux enfants que nous nous rendons compte de ce qui marche. Leur attention est très limitée, on voit tout de suite si ça les interpelle ou pas. »
Le domicile familial est également un lieu privilégié. La plupart des employées de ces rédaction entièrement féminines, sont mamans. Leurs propres enfants leur donnent souvent les premiers retours. Et puis il y a les parents. Plus que dans d’autres secteurs de presse, le courrier des lecteurs a une importance particulière. « Nous répondons à chaque fois aux retours que nous font les parents », insiste Emilie Bélard, avant d’ajouter que « ces courriers prouvent qu’ils sont des lecteurs vigilants, soucieux de l’éveil de leur bébé. C’est une très bonne chose ».
« La complicité entre le bébé et les parents est une priorité car c’est la condition première de l’efficacité du système de lecture à deux voix »
Cécile Clavé, mère de lecteur
Photo Tang Delam
À un âge où tout est à apprendre et à découvrir, les petits ont avec ces magazines une première approche de la lecture des textes mais aussi et surtout des images. Cécile Clavé a deux enfants de 2 et 6 ans. Gabriel, le plus jeune, est abonné à Popi. Dans ce support papier, cette mère voit un apprentissage, une occasion unique de partager un moment d’intimité avec son fils. « Je sélectionne les histoires qui vont l’intéresser et puis nous les lisons à deux. Je lui fait la lecture et lui nomme les objets et les formes qu’il identifie », explique t-elle. Un témoignage qui va dans le sens des responsables éditoriales.
Depuis quelques années, ces dernières misent énormément sur l’interactivité. Bénédicte Fauvarque, rédactrice en chef de Papoum, insiste : « La complicité entre le bébé et les parents est une priorité car c’est la condition première de l’efficacité du système de lecture à deux voix. Les parents sont les garants de la bonne mise en pratique des exercices d’éveil que nous proposons. »
Cette pression pourrait peser lourd sur les épaules des jeunes couples. Mais, là encore, les titres de petite enfance ont une solution. Un petit cahier thématique les accompagne chaque mois. Si la conception du magazine relève plutôt de l’édition, le cahier fait lui l’objet d’un travail plus journalistique. Une bibliographie, des témoignages d’experts et des conseils pour la lecture composent ce kit de secours pour parent en détresse.
Pour Cécile Clavé, notre mère toulousaine, les livrets sont « l’occasion de trouver quelques petites idées et parfois même on y apprend des choses que l’on peut ensuite faire découvrir à l’enfant. » Dans ce sens, la tentative d’impliquer l’adulte dans la prise en main du magazine par le petit semble fonctionner. Un succès qui va au delà des espérances des rédactrices, comme le prouve l’activité de plus en plus fréquente des jeunes pères et mères sur les pages Facebook des titres. Des réactions qui passent par des critiques, des félicitations ou encore des photos d’enfants découvrant le contenu de leur journal à eux.
L’effet madeleine
Parents et grands-parents participent de la découverte des magazines pour tout-petits. Photo libre de droit
Ce plaisir de faire découvrir ces magazines aux petits est celui de la transmission. Une partie des jeunes adultes a grandi avec des titres qui sont toujours présents sur le marché. Qui les renvoient à leur propre et première expérience de lecteur. Cela les rassure. Devenus des objets du patrimoine de la presse française, ces petits formats constituent une tradition qui perdure de génération en génération.
Photo libre de droit
Notre famille toulousaine en est le parfait exemple : « C’est l’arrière-grand-mère qui offre l’abonnement en cadeau aux petits, comme c’était déjà le cas pour moi. » Une dimension émotionnelle qui explique aussi la longévité de cette presse. Emilie Belard de Picoti confie : « C’est toujours gratifiant de se dire qu’avec notre travail nous faisons entrer le papier dans les maisons, que nous formons de futurs lecteurs. » Pleine d’optimisme, elle va jusqu’à voir dans cette presse l’assurance de la survie d’un support papier qui « continuera de vivre surtout grâce aux plus jeunes ». Elle précise que l’objectif est de « susciter l’envie de lecture et d’information tout au long de l’enfance et après ».
Mais pour susciter une envie de découverte, encore faut-il savoir se renouveler. C’est peut-être la plus grande difficulté de ces magazines. Les groupes de presse tentent donc de suivre les évolutions de la société. Ils s’emploient à les réinjecter, avec subtilité, dans les récits. Notamment, la vision de la famille a changé depuis l’époque des premiers numéros. Les enfants ont des repères différents et pourtant il faut continuer à leur parler d’une manière très directe. « Nous, nous leur parlons avant tout du quotidien qui les touche eux, pour leur donner les premiers repères. Ils ne sont pas en mesure de comprendre autre chose à cet âge », analyse Bénedicte Fauvarque.
Trop vieux jeu Petit 0urs brun ?
Photo : Pierre-Quentin Derrien/EPJT
Évidemment, il n’est pas questions de s’emparer de thématiques d’actualités fortes, comme les attentats ou le mariage pour tous. Mais quelques changements sont observables. Petit Ours brun, le personnage le plus emblématique de cette presse, en est l’exemple. Il a été la cible de virulentes critiques de la part des parents, comme nous le révèle la responsable éditoriale Sylvie Ladouce. « Les parents sont de plus en plus choqués par le modèle familial de Petit Ours brun. Ils y voient une vision sexiste et dépassée du couple », révèle t-elle.
Alors dans les derniers numéros, Maman ours s’émancipe. Son indéboulonnable tablier a enfin disparu et elle sort désormais de la maison ou, devrait-on dire, de la cuisine. Une révolution par la force des choses.
Il est tentant de mettre ici en cause l’identité des groupes de presse face à cette pointe de conservatisme. Seul Milan s’est toujours revendiqué laïc. Son fondateur Patrice Amen avait volontairement mis en avant la laïcité de sa ligne éditoriale en opposition à ses deux autres concurrents de tradition catholique. Mais en 2004, le groupe est racheté par Bayard, avec la garantie que sa ligne éditoriale ne serait pas bouleversée.
Petit à petit la maison Bayard, fondée par la congrégation religieuse des Augustins de l’Assomption, se défait, elle aussi, de cette image traditionaliste. Les rédactions des magazines Pomme d’Api et de Pomme d’Api Soleil (support d’éveil à la foi) ont été clairement séparées. À Pomme d’Api, on affirme : « Peu d’entre nous sont croyants, cet héritage n’affecte en rien notre contenu et nos propositions. » Seul Fleurus reconnaît encore entretenir des partenariats, par tradition, avec des associations catholiques comme l’Action catholique des enfants (ACE).
Bien que cette historique ne soit pas incompatible avec la modernité, les parents veillent au grain. Comme des piqûres de rappel, pour éviter de prendre la poussière.
La part belle aux bonus
Photo : Pierre-Quentin Derrien/EPJT
Enfin, le dernier facteur nécessaire à la sérénité de tout titre de presse est celui de l’économie. La majorité des magazines doit aujourd’hui jongler avec des budget plus que serrés. La presse des tout petits n’échappe pas à la règle. Pourtant, voilà près de vingt ans que le trio Papoum, Popi, Picoti maintient sans interruption sa présence dans les kiosques. Comme évoqué précédemment, la dimension émotionnelle et la transmission assure une continuité des ventes.
Mais l’explication tient ailleurs. Si ces magazines ont toujours gardé la tête hors de l’eau, c’est avant tout grâce à une stratégie d’abonnement très rodée. La fidélisation du client par les promesses d’éveil permet d’éviter la banqueroute. Les enfant attendent avec impatience de pouvoir aller à la boîte aux lettres, comme les grands, chercher leur courrier à eux. Le rapport entre le nombre d’exemplaires tirés et ceux distribués aux abonnés parle de lui-même. Popi est le titre le vendu. Tiré à 80 000 exemplaires, 37 000 partent directement chez les abonnés et 20 000 sont vendus en kiosque. La formule de l’abonnement représente donc 66% des ventes.
Ce pourcentage est similaire pour les autres groupes qui affinent tous leur stratégie pour conquérir un public plus large. Ces revenus fixes entretiennent le chiffre d’affaires et évitent ainsi la catastrophe économique. Seul Fleurus connaît des difficultés grandissantes. Là où les salariés se comptent chez la concurrence au nombre de 5 ou 6, Fleurus, après une réorganisation interne, n’en a conservé que deux.
Photot Pierre-Quentin Derrien/EPJT
Une stratégie à court terme, qui est loin d’être payante. Le manque de moyens humains et financiers ne permet plus de proposer des numéros aux contenus originaux. « Nous sommes obligés de faire de la redite, de la rediffusion dans les histoires proposées aux lecteurs », regrette Bénédicte Fauvarque. La sanction est directe. Les ventes s’effritent et les abonnés quittent le navire petit à petit. Toujours selon la rédactrice en chef de Papoum, les courriers des lecteurs sont devenus des lettres de parents en colère, se sentant floués
par ces redites. Il semble que le groupe ait raté le coche du renouvellement.
La perte des abonnés est aux groupes de presse pour enfants ce qu’un trou est à la coque d’un navire. S’en remettre au kiosque n’est pas non plus la solution. Toutes les rédactions interrogées le reconnaissent, ce type de ventes se fait à perte d’un point de vue financier. Le kiosque sert essentiellement de vitrine à ces magazines pour attirer de futurs abonnés. Mais la concurrence féroce qui sévit en rayon ruine les titres.
Pendant de longues années, les groupes ont misé sur les « plus-produits ». Ce sont ces gadgets offerts à l’achat pour attirer les enfants. « Tout le monde souhaite arrêter d’en faire fabriquer car ils coûtent très chers, mais il n’y a jamais eu de décision commune à ce sujet », reconnaît-on chez Fleurus. Depuis, les magazines ont inventé un nouveau type de bonus. Popi a, par exemple, cessé de commander des jouets en plastique et préfère proposer des travaux manuels à base de papier. Une réorientation qui a l’avantage d’ajouter un possibilité d’échange et de partage supplémentaire entre parents et enfants en bas âge.
Un autre phénomène pointe le bout de son nez et risque de redistribuer les cartes. Les licences, ces histoires d’un seul personnage star, s’introduisent sur le marché de la presse jeunesse. Leur impact n’est pas encore mesurable. L’exploitation exclusive par le groupe Lagardère des aventures de T’choupi, ce petit pingouin très populaire chez les tout petits, pourrait notamment changer la donne. Des nouveaux venus inattendus sur un secteur déjà bien fourni.
La presse des petits s’affiche comme une valeur sûre. Elle rentre dans l’intimité des foyers et par les souvenirs qu’elle crée, elle raconte une autre histoire que celle contenu dans ces pages.