Au delà de l’arc en ciel

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C’était il y a à peine un an, le 1er juin 2015. Têtu était placé en redressement judiciaire. Une nouvelle pas vraiment étonnante pour cette publication surendettée, mais qui sonnait la fin d’une ère. Deux semaines plus tard, c’était au tour de Yagg d’appeler à l’aide. Le pureplayer « unique en son genre » selon son slogan demandait à ses lecteurs de s’abonner d’urgence. Et s’ajoutait à la longue liste des publications LGBT disparues ou en difficulté.

Par Nicolas Baranowski

Yagg avait besoin de trois mille abonnés pour se stabiliser. Aujourd’hui, un an après son appel au don, le compte n’y est pas encore. Le compteur en haut de la page reste bloqué à près de deux mille cinq cents. Yagg s’ajoute à la longue liste des publications LGBT disparues ou en difficulté : le bimensuel gay PREF mag s’arrête après son quarante-deuxième numéro en 2011 ; le magazine historique des lesbiennes, Lesbia, est mort en 2012 après trente ans d’existence ; « Le mag’ des filles qui aiment les filles », La Dixième Muse tente un temps une nouvelle formule mixte et change de nom pour Muse & Out avant de stopper définitivement sa publication en juillet 2013.

Marche pour l’égalité des droits. Photo : Olivier Ortelpa/Flickr

La presse LGBT est en crise au moment même où un débat met sa communauté en lumière : celui sur le mariage pour tous. François Hollande en avait fait un des ses chevaux de bataille pour l’élection présidentielle. Au gré des manifestations et des contre-manifestations, ce débat fait rage. S’y s’engagent, bien entendu, la presse LGBT, mais aussi la presse généraliste. Dès le début, les publications choisissent leur camp, en suivant leur ligne éditoriale. Alors que certains comme Libération ou Les Inrocks se réjouissent ouvertement de ce projet de loi, d’autres, comme Le Figaro et Valeurs Actuelles, s’inquiètent.

Pendant un temps, des sujets auparavant abordés seulement par la presse spécialisée se retrouvent propulsés sur le devant des kiosques. Au point qu’on peut se demander si les lecteurs habituels des publications LGBT n’ont pas abandonné leur papiers favoris au profit d’une presse plus traditionnelle. Comme le remarque Jade Almeida, historienne et sociologue des médias à L’École des hautes études en sciences sociales

(EHESS) : « Quand vous n’avez plus l’exclusivité du sujet, vous n’avez plus celle du public. »

Un constat que font aussi les journalistes. Xavier Héraud, rédacteur en chef de Yagg, explique que les médias généralistes sont devenus leurs concurrents les plus direct. « Ils traitent de sujets LGBT et le diffusent gratuitement sur le Net. Les lecteurs ne vont pas s’abonner s’ils peuvent trouver une info similaire sans payer. » Pour lui, fidéliser les lecteurs doit se faire sur un autre créneau que simplement les sujets abordés. « On doit montrer qu’on peut faire des choses que les médias mainstream ne peuvent pas. Délivrer une information “à la première personne”. Par des LGBT, pour des LGBT. » Un plus non négligeable, quand on constate les dérapages dans les traitements de ces questions par la presse généraliste.

Le 6 septembre 2015, le rugbyman ouvertement gay Gareth Thomas est interviewé par Thierry Demaizière dans le magazine « Sept à huit » sur TF1. Une des questions provoque la colère d’un bon nombre de téléspectateurs : « Comment vous vous débrouilliez avec vos pulsions homosexuelles et ce rapport très intime que vous aviez avec vos joueurs ? »

Le journaliste s’excusera des termes employés le lendemain, mais ne parlera pas du fond (on peut se demander s’il aurait posé cette question à un hétérosexuel).

Le 31 octobre 2015, Vanity Fair France publie sur son site internet un diaporama intitulé le « musée des horreurs », qui présente ce qui serait, selon lui, les personnalités les moins bien opérées par la chirurgie esthétique. Y figure Caitlyn Jenner, célèbre transgenre qui avait pourtant fait la une de la version américaine du magazine en juin. Une photo historique qui avait été annoncée comme une grande avancée pour la visibilité des transgenres.

Ces écarts homophobes et transphobes sont pointés du doigt par les associations. À leur tête, celle
des journalistes LGBT. Créée en 2013, elle a pour but d’améliorer le traitement des questions LGBT par les médias. Dans ce but, elle a rédigé un guide de 28 pages intitulé Informer sans discriminer. Il traite de tous les sujets de discorde récurrents : le « lobby gay », les stéréotypes de l’homosexuel, l’existence des bisexuels, le respect de la transidentité… L’association invite les médias généralistes à se servir librement de leur guide. Mais tout le monde n’est pas prêt à le faire.

Cette incitation est vécue comme une ingérence dangereuse par certains journaux, comme L’Express. Celui-ci refuse de s’imposer un discours pour satisfaire une association. L’espace médiatique généraliste n’est donc pas toujours bienveillant envers la communauté LGBT. C’est pourquoi les raisons de la baisse du lectorat sont à chercher plus loin. Depuis de nombreuses années, la presse LGBT est critiquée pour son manque de diversité. Alors que ses publications assument généralement une ligne progressiste, la majorité des personnes représentées dans leurs pages sont des hommes blancs. Au point qu’elles ont été parfois taxées de racisme et de sexisme.

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Ce soucis touche toute la presse occidentale. Il a été mis en lumière par le rapper afro-américain transgenre Mykki Blanco. Ce dernier a profité de la polémique sur les Oscars (aucun acteur de couleur n’a été nommé) pour publier sur Twitter une sélection de unes du magazine gay Attitude. Sur toutes, des Blancs et, en très grande majorité, des hommes. « Comment peut-on voir ça et se sentir “hors de la communauté” ou même progressiste ? » demande-t-il au magazine.

La France ne fait pas mieux. Le récent Garçon Magazine, lancé en novembre 2015, disait vouloir s’adresser à toute la communauté LGBT. En réalité, c’est un magazine exclusivement masculin ce qui a passablement agacé les lecteurs notamment les lectrices. Jade Almeida enfonce le clou : « Lors du débat sur le mariage pour tous, on n’a invité que des hommes sur les plateaux de télévision pour parler de PMA (procréation médicalement assistée, NDLR). C’était aberrant. »

Didier Lestrade, fondateur et ancien rédacteur de Têtu, nie le racisme. Pour lui, les raisons d’une telle ségrégation sont avant tout économiques. « Quand Têtu publiait un homme noir en couverture, les ventes étaient en baisse », indique-t-il à Slate le 30 mars dernier. L’argument ne tient pas vraiment. Il le fait d’ailleurs lui-même remarquer : « L’intérieur de ces magazines est aussi trop blanc. » Les minorités ethniques n’y sont que peu exposées. Quand elles le sont, c’est souvent sous un angle négatif : la criminalité, le taux de séropositivité important… Chose que l’on peut également constater dans le reste de la presse magazine.

Alors, raciste la presse gay ? Ces critiques ont en tout cas permis une remise en question des lignes éditoriales. Les nouvelles productions et celles qui résistent à la crise tentent d’être le plus inclusif

possible et de représenter tout leur lectorat. C’est le cas par exemple de Well Well Well (voir l’interview de Marie Kirschen) ou encore de Yagg. « Nous essayons de traiter des sujets qui concernent tout le monde », explique Xavier Héraud, rédacteur en chef de la seule publication LGBT classée en « information politique et générale. » « Notre équipe est mixte, cela nous permet de faire attention. Pour le moment nous n’avons pas de salarié trans, mais nous avons des collaborations. »

En effet, si le combat se situe aujourd’hui principalement sur la visibilité des femmes et des minorités ethniques, un autre est en train d’émerger : la reconnaissance et la représentation des transgenres et des intersexes dans les médias. En témoigne le mot d’ordre de la marche des fiertés cette année : « Les droits des personnes trans sont une urgence. » La presse LGBT est taxée de transphobie, et accusée de ne s’adresser qu’aux cisgenres (voir glossaire ci-dessous), tout comme la presse généraliste. Pour ne pas réitérer les mêmes erreurs, la plupart des publications s’intéressent dès aujourd’hui à cette question. Un certain nombre d’actions sont prises pour inverser la tendance. Dernier exemple en date : Yagg qui a invité la célèbre trans Bambi alias Marie-Pierre Pruvot, à être sa rédactrice en chef d’un jour le 4 mai 2016.

Ces revendications émergentes permettent un renouveau dans la presse LGBT. Des sujets auparavant mis de côté garnissent les colonnes des magazines. Des publications voient le jour, bien souvent poussées par cette hégémonie masculine dénoncée. C’est le cas du mook Well Well Well, mais aussi de Jeanne magazine, publié uniquement sur le web. La majorité de son équipe est constituée d’anciennes rédactrices de Muse & Out, disparu en 2013. Le credo de ce nouveau titre lancé en janvier 2014 : « Un nouveau média pour les filles qui préfèrent les filles, ouvert sur l’actualité et la culture, les sorties et les voyages. »

En presse, l’immobilisme est toujours perdant

Car il faut bien se rendre à l’évidence, les articles engagés de publication légendaires comme Le Gai Pied ou Lesbia ne font plus vendre. La presse LGBT pâtit de son immobilisme face aux changements dans la
consommation de l’information. Un phénomène qui n’est pas inhérent au secteur, mais à tout le paysage médiatique français. La révolution de l’internet est passée, mais personne n’a suivi. « À une époque ou le numérique va de pair avec la production de contenu, Lesbia n’a ni page Facebook, ni compte Twitter, ni site avant 2012. Et encore, celui-ci n’est qu’une interface sans articles », rappelle Jade Almeida.

Rien n’est fait pour pérenniser le lectorat ni séduire la jeunesse. Des jeunes souvent incompris par les grands pontes du milieu. En 2004 sur France Inter, Jacqueline Pasquier, alors rédactrice en chef de Lesbia est invitée dans une émission intitulée « Les médias homosexuels en France ». Interrogée sur le côté austère de son magazine qui ne séduit guère les jeunes, elle se contente de répondre : « Je suis désolée mais à 20 ans, statistiquement, elles [les lectrices] regardent les images. »

Pourtant, le jeune lectorat est en demande de publications qui lui ressemblent, en témoigne les campagnes de financement participatif des nouvelles productions. Les budgets sont atteints en quelques semaines, voire quelques jours. Les attentes ont simplement changé. Comme l’analyse Jade Almeida : « Des modèles homosexuels apparaissent dans les espaces médiatiques mainstream, que ce soit au cinéma et dans les séries ou grâce au coming out de stars. Le modèle des années quatre-vingt-dix des LGBT très militants, qui évoluent surtout au sein de leur communauté devient désuet et la nouvelle génération s’en désintéresse. »

Comme les hétéros

Les jeunes générations qui se sont exprimées lors des marches pour l’égalité aspirent à une vie moins ghettoisée et revendique les mêmes droits que tout le monde. Libération décembre 2012.

La nouvelle génération rêverait donc plutôt d’assimilation, d’être comme les autres. Dans ses magazines, elle ne veut plus de tribunes enflammées, mais des interviews de stars et des idées de sorties pour le week-end. C’est en tout cas ce que l’on peut croire, en lorgnant sur ce qui marche le mieux outre-Manche et outre-Atlantique. Gay Times, Diva, Curve…, toutes ces publications fonctionnent sur le même modèle. Elles mettent en avant des articles lifestyle et culturels associés à des interviews de célébrités. Vient ensuite l’actualité générale sous un angle LGBT, où l’on retrouve l’engagement du magazine.

C’est sur ces modèles calqués sur la presse lifestyle mainstream que s’orientent dorénavant les publications LGBT. En France, ils sont quelques un à avoir déjà pris cette direction. Le nouveau Têtu met le plus souvent en valeur des articles des rubriques culture, destinations ou clubbing. Le magazine Hétéroclite, lui, se situe sur un créneau culturel haut de gamme et détaille les activités de la région lyonnaise derrière des unes signées par l’artiste Vergine Keaton.

L’orientation sexuelle et l’identité de genre sont reléguées au second plan. Les médias LGBT du futur seraient donc des GQ gays et des Elle lesbiens ? Jade Almeida en dresse un portrait robot : « Pour les lectrices que j’ai rencontrées, la publication idéale serait fun, un peu militante mais pas trop, avec des actrices en couvertures, des tutos make up ou des conseils sur l’amour. Bref, un magazine tout ce qu’il y a de plus mainstream, sauf qu’au lieu de lire “les 10 moyens de rendre fou votre jules” elles veulent lire “les 10 moyens de rendre folle votre juliette.” »