Photo EPJT
Pour répondre au changement des usages, certains médias décident de ne diffuser leurs contenus que sur des plateformes comme Facebook ou Twitter. C’est le cas de Brut, d’Explicite ou de TF1 One qui ont fait leur apparition dans le paysage médiatique français il y a quelques mois. S’ils connaissent un succès croissant, ces titres cherchent encore leur modèle économique. Leur modèle interroge sur le futur des médias.
Par Corentin Lacoste
Créé en janvier dernier par des anciens d’I-Télé, le média a la particularité de ne diffuser ses contenus que sur les réseaux sociaux. Souvent assimilé aux potins et aux images de lolcats (photographies amusantes mettant en scène des chats), Facebook, Twitter et consorts sont aujourd’hui devenus la cible de nouveaux médias.
Ces derniers mois, ils sont trois à avoir débarqué : Brut, Explicite et, récemment, TF1 One. Sur le modèle de ce que faisaient déjà les anciens du secteur, l’américain Now This et le qatarien AJ+ (voir plus bas), ils espèrent toucher de nouveaux publics qui délaissent petit à petit les canaux traditionnels. Leur format : de l’information diffusée via des pastilles légères accompagnées de musique ou des longs directs.
Le 2 août, Brut traitait de l’info du moment. Une video partagée près de 3 000 fois dans la journée.
« Le contenu est roi, la diffusion est reine »
Selon les données fournies par l’entreprise, plus de 31 millions de Français sont aujourd’hui inscrits sur Facebook, le double de ceux inscrits sur Twitter. Pour les médias, cela représente sans conteste un public potentiel immense. Lorsqu’en 2011, Vadim Lavrusik clamait que « le contenu [était] roi, la diffusion [était] reine », il ne disait pas autre chose.
Journaliste de profession, il a passé cinq années à travailler aux relations entre Facebook et les médias. De sa part, le sous-entendu était clair : pour diffuser leurs contenus, les rédactions ne pourront bientôt plus se passer des réseaux sociaux, le sien en premier. Un constat que partage Alice Antheaume, directrice exécutive de l’École de journalisme de Sciences Po et auteure du Journalisme numérique (1) : « Le temps où l’on publiait ses contenus uniquement sur son site ou son application mobile est terminé. Désormais, il faut “irradier” et s’incruster sur les plateformes extérieures. » Ce phénomène porte un nom : la « plateformisation ».
Au « Petit Journal » (Canal+) depuis sa création en 2004, Laurent Lucas est aujourd’hui producteur éditorial de Brut. Ce virage médiatique, il l’avait pressenti : « Les gens regardent de moins en moins la télévision et consomment de plus en plus de contenus sur les réseaux sociaux. Quand nous nous sommes lancés (avec les producteurs Guillaume Lacroix et Renaud Le Van Kim, NDLR), nous savions qu’il y avait une attente. »
Même son de cloche chez leurs confrères de TF1 One. « Nous tournons une quarantaine de sujets par jour pour nos journaux télévisés. Nous nous sommes donc dit que nous devrions essayer d’exploiter toutes ces images sur les réseaux », raconte Marc de Cherigny, journaliste de la chaîne qui travaille aujourd’hui sur le dernier né de la galaxie Bouygues.
Pendant longtemps considérée comme un média de masse, la télévision serait-elle en passe d’être détrônée ? Toujours est-il que les réseaux sociaux occupent une place grandissante dans notre quotidien. Directrice du Tow Center for Digital Journalism à la Columbia Journalism School, Emily Bell confirme : « Google a fait des recherches à l’aide de sa plateforme Android. Celles-ci ont montré que sur les 25 applications que nous avons en moyenne sur nos Smartphones, nous n’en utilisons que quatre ou cinq tous les jours. Parmi ces dernières, nous passons la majeure partie de notre temps sur des réseaux sociaux. » (2)
S’adresser aux Jeunes
« Une partie des jeunes n’allume pas la télévision, ne va pas sur les sites d’information ou n’achète pas la presse, souligne Vincent Glad, journaliste spécialiste du web. Donc comment les atteindre ? » En allant là où ils sont. Selon les résultats d’une enquête de trois chercheurs de l’Observatoire du webjournalisme, près de 75 % des 18-24 ans utiliseraient en effet les réseaux sociaux pour se tenir au courant de l’actualité (3).
Le public est donc là mais encore faut‑il savoir lui parler. Diffuser de l’information sur ces plateformes nécessite en effet de maîtriser certaines techniques. « Les codes de montage et d’écriture sont très différents entre Facebook et la télévision », affirme Marc de Cherigny. Si à TF1 One, les images sont récupérées des journaux télévisés, le contenu proposé, lui, change. « Nous y ajoutons des références à la pop culture, le ton est beaucoup plus jeune et la durée plus courte. »
Un traitement de l’information qui se veut donc plus léger mais sans verser dans le divertissement pur. Laurent Lucas met en garde contre cette dérive : « Nous ne nous levons pas le matin en pensant “On va faire ça parce que ça va faire des vues” sinon on ne ferait que sujets putaclics (des contenus en ligne dont le titre est racoleur afin de faire cliquer les internautes, NDLR). Ce que nous faisons c’est trouver des contenus intéressants et les traiter d’une autre façon. »
A côté de Brut et de TF1 One, Explicite fait figure d’exception. Sur ses pages Facebook ou Twitter, des contenus similaires à ceux diffusés à la télévision : analyses de journalistes face caméra, longues interviews en direct ou reportages partout en France sont proposés aux Internautes. Sur leurs réseaux, pas de référence à la pop culture ni de musiques (hormis quelques exceptions). Un style atypique pour un média 100 % réseaux sociaux mais qui est dû à son histoire.
Un nouveau départ
Le 17 octobre 2016, une grève éclate au sein de la rédaction d’I-Télé, l’une des principales chaînes d’information en continue. Plusieurs raisons sont invoquées, parmi lesquelles le changement de ligne éditoriale imposé par Vincent Bolloré, principal actionnaire du groupe Canal+ (dont fait partie I-Télé), et l’arrivée de Jean-Marc Morandini, pourtant visé par deux enquêtes judiciaires. Au bout de trente-et-un jours de grève, la plus longue de l’audiovisuel français depuis 1968, près d’une centaine de journalistes démissionnent sur les 120 que comptait la rédaction.
Parmi eux, Olivier Ravanello, le spécialiste des questions internationales de la chaîne. « Une fois parti, je ne comptais pas rester les bras croisés alors que la campagne pour l’élection présidentielle américaine battait son plein et que celle en France arrivait. » Il décroche alors le téléphone et contacte ses camarades démissionnaires. « Je leur ai dit : “Créons quelque chose pour continuer à faire notre métier.” » Une cinquantaine de journalistes répondent alors à l’appel et, ensemble, ils créent un média au statut associatif, diffusé sur les réseaux sociaux. Partis sans investisseurs, aller sur Facebook ou Twitter leur permettait de continuer ce qu’ils faisaient sur I-Télé mais en bénéficiant d’un canal de diffusion gratuit.
Sous-titres Activés
Malgré tout, les « journalistes associés » d’Explicite ont eux aussi adopté certains codes de la diffusion sur réseaux sociaux, notamment l’usage généralisé des sous‑titres. Alors qu’on les croyait réservés aux films muets ou en version originale, ceux-ci reviennent en force sous les vidéos ces dernières années. Et pour cause : la cible première de ces contenus n’est pas la visualisation sur ordinateur mais sur Smartphone.
Reportage d’Explicite sur EuropaCity, un projet qui crée la polémique.
On estime en effet qu’en 2016, huit utilisateurs sur dix se seraient connectés sur Facebook depuis leur mobile. Toujours présent avec nous (au point que cela en devienne même une maladie pour certains), ce dernier est notre terminal privilégié pour se connecter aux réseaux sociaux. Nous l’emportons partout, dans le bus, dans le lit ou au travail, mais sommes le plus souvent obligés de le laisser en silencieux, par souci de discrétion. Une particularité des usages qui a donc conduit les éditeurs de contenus à opter de façon massive pour la « vidéo texte ».
L’utilisation des sous-titres n’a toutefois pas été la seule contrainte à prendre en compte car publier sur les réseaux sociaux, c’est aussi devoir s’accommoder de leurs algorithmes. « Cela fait des années que TF1 diffuse ses images en ligne sous la marque LCI, explique Marc de Chevigny. Pourtant, nous voyions que ces pages n’avaient pas le succès espéré parce qu’elles n’étaient que des pages de renvoi vers des vidéos postées sur lci.fr. Or, l’algorithme de Facebook pénalise ce genre de pages. »
Ces dernières années, les réseaux sociaux ont en effet mené une politique d’enfermement. Leur but : faire en sorte que les usagers ne partent pas de leur site. Les pages qui ne font que du renvoi sont alors sanctionnées par un reach (nombre de personnes qui voient apparaître la publication) moindre.
Dépendance
Pour certains, cette dépendance vis-à-vis des algorithmes est toutefois préoccupante. « Avec cette plateformisation, on donne des pouvoirs considérables à un acteur privé. Tant que Facebook a intérêt à devenir média, comme en ce moment, c’est très bien. Mais si un jour il décide d’arrêter, il pourrait faire en sorte que l’algorithme rende ces médias moins visibles », met en garde Vincent Glad.
Un problème pour des éditeurs qui dépendent quasi exclusivement de ces canaux. Aujourd’hui déjà, la visibilité est une valeur marchande. Même s’ils respectent les exigences pour être vus, les contenus ne sont en effet affichés que dans les fils d’actualité d’une partie des abonnés. « Facebook vous propose d’acheter de l’audience. Si vous payez, vous serez par exemple garanti d’être vu par 15 %, 30 % ou 100 % de votre public. En réalité, ce n’est plus un média mais un support publicitaire », s’emporte Olivier Ravanello.
Car c’est là que le bât blesse : la perspective de devoir payer n’enchante guère ces rédactions qui peinent encore à trouver un modèle économique viable. Condition sine qua non pour continuer à répondre aux attentes des internautes, les retombées financières restent un problème lorsqu’on publie uniquement sur les réseaux sociaux.
Explicite a reçu Nathalie Arthaud (Lutte ouvrière) et Jacques Cheminade (Solidarité et Progrès) pour son « Autre débat », en parallèle de celui avec les cinq principaux candidats sur TF1. Capture d’écran/Explicite
Pour l’instant, aucune des vidéos d’Explicite, de TF1 One et de Brut n’est accompagnée de publicités, notamment parce que la plupart d’entre elles sont trop courtes pour cela. Chez ces deux derniers, ce sont des solutions analogues qui ont été choisies : un partenariat avec un groupe audiovisuel (TF1 One avec le groupe du même nom et Brut avec France Télévisions) et native advertising (création de contenus sur un thème auquel s’associe une marque, citée au cours de la vidéo ou de l’article).
Revenir au pure player ou trouver son équilibre sur les réseaux sociaux, la question sera sans doute au cœur du développement futur de ces médias. Néanmoins les journalistes restent optimistes, Laurent Lucas le premier : « Je suis convaincu que c’est un modèle qui va énormément se développer. Est-ce que le nombre de médias sera plus grand ou est-ce que ceux déjà présents prendront de l’importance ? Cela reste à voir. »
(1) ANTHEAUME Alice, Le journalisme numérique, 2e édition, Presses de Sciences Po, Paris, 2016.
(2) BELL Emily, « Facebook is eating the world », Columbia Journalism Review, 7 mars 2016.
(3) Résultats d’une étude menée par MERCIER Arnaud, OUAKRAT Alan, PIGNARD‑CHEYNEL Nathalie, publiée en avant-première dans « Voici comment les jeunes français consomment de l’information sur Facebook », slate.fr, 29 mars 2017.