Epicerie pour les uns, cathédrale pour les autres, le Magasin général de Saint-Pierre-des-Corps est sans aucun doute un monument du patrimoine de la ville. Son histoire mouvementée épouse celle du XXe siècle. Mais l’avenir de cet ancien bâtiment de stockage, qui a appartenu à la SNCF jusqu’en 2006, ne fait pas l’unanimité
Ce lieu emblématique du passé cheminot de la ville a une histoire riche. « À l’époque, on appelait ça l’épicerie ! » s’amuse Michel Lucas, ancien cheminot désormais membre de l’Association pour l’histoire et la vie sociale de Saint-Pierre-des-Corps. Il se souvient, lui aussi : « On y trouvait toutes les pièces détachées dont le chemin de fer pouvait avoir besoin, se souvient Jamy Moineau, ancien agent de maîtrise en charge de l’acheminement de wagons de marchandises et membre de l’association. Des huiles, des graisses aux vis et aux boulons… Ils avaient de tout ! »
C’est la Compagnie du chemin de fer d’Orléans, l’une des cinq grandes structures privées ferroviaire avant la naissance de la SNCF, qui initie le projet en septembre 1922. Le but était de centraliser ses cinq lieux d’approvisionnement, le long de la ligne qui relie la région parisienne à Périgueux. Les travaux débutent en 1924, au sud de la commune de Saint-Pierre-des-Corps, carrefour ferroviaire de l’époque depuis l’arrivée du train dans la commune, au milieu du XIXe siècle.
C’est Eugène Freyssinet qui les supervise. Il fait du Magasin général des matières un témoin de l’architecture de l’entre deux guerres, en concevant une bâtisse entièrement constituée de béton armé, véritable innovation à l’époque. Le bâtiment est construit sur une superficie de 18 000 mètres carrés, réparti sur deux étages, dotés de 3 monte-charges d’une capacité de 2 tonnes.
Eugène Freyssinet est né en 1879, à Objat (Corrèze). Entre 1899 et 1905, il se forme à l’École polytechnique, puis à l’École des ponts et des chaussées, avant de devenir ingénieur. En 1928, il dépose un brevet sur la technique du béton précontraint, une révolution architecturale. Aujourd’hui, la Société technique pour l’utilisation de la précontrainte a fusionné pour devenir Soletanche Freyssinet, l’une des filiales du groupe de construction Vinci.
L’ensemble de ce mastodonte architectural permet de loger environ 30 000 casiers pour stocker les quelque 50 000 pièces et matières, répertoriées dans un grand livre commun. Au rez-de-chaussée se trouve la salle de réception dans laquelle les marchandises sont déchargées puis vérifiées. Les matières à envoyer, elles, sont réunies dans la salle des expéditions où elles sont chargées par wagons entiers. Construit sur un terrain de neuf hectares, le bâtiment est aussi entouré d’une cour de près de 25 000 mètres carrés, reliée aux voies, pour réceptionner le gros matériel non-périssable.
Mais le mardi 11 avril 1944, les bombardiers attaquent Saint-Pierre-des-Corps et visent ses installations ferroviaires. Durant quatre-vingt-dix minutes, 250 bombardiers lâchent 1 200 bombes de plusieurs centaines de kilos ainsi que des bombes incendiaires. Le Magasin général est en grande partie détruit. Notre Métier, hebdomadaire d’information professionnelle et sociale des cheminots de France d’après guerre, raconte qu’en 1944 « l’incendie qui fit rage pendant trois jours ne put être combattu, les bombes à retardement interdisant l’accès des lieux sinistrés ». La reconstruction s’impose.
Ce sont les [simple_tooltip content=’ toiture en dents de scie formée d’une succession de toits à deux versants de pente différente, le plus court étant généralement vitré’]sheds[/simple_tooltip] qui donnent au Magasin général sa lumière si particulière. Photo : Camille Granjard/EPJT
Le site du Magasin général s’étend alors sur 15 hectares. Il se divise en quatre structures ainsi décrites par 37°, un webmagazine local : le bâtiment A, désormais d’une surface de 30 000 mètres carrés ; le bâtiment B, destiné au stockage du bois ; le C, réservé aux peintures et aux produits chimiques et le bâtiment D, utilisé pour stocker des matières diverses. À l’extérieur, les marchandises sont transportées grâce à des portiques de transbordement. Le bâtiment D abrite aujourd’hui la Locomotive Pacific 231E41, témoin du passé ferroviaire de la commune.
Jusqu’à 800 cheminots ont travaillé sur le site. « C’était la croix et la bannière pour y entrer. Il fallait montrer patte blanche, raconte Jamy Moineau. Le Magasin général, c’était comme une caserne… »
Son camarade Michel Lucas l’interrompt : « Une prison ! » Jamy Moineau reprend : « Pour pénétrer dans les lieux, il fallait un motif de service et se présenter au poste de police, à l’entrée du site, là où chaque passage était enregistré. »
Au fur et à mesure de la modernisation du chemin de fer, les effectifs du Magasin général se réduisent. En 2006, la SNCF abandonne les lieux.
Epicerie pour les uns, prison ou cathédrale pour les autres, l’entrepôt des matières de Saint-Pierre-des-Corps devient l’une des plus grandes friches industrielles de France.
Une rave-party lui redonne vie, une nuit du mois de mars 2018. Depuis, les graffs décorent les murs, grimpent jusqu’au plafond de verre. Elle y a gagné un surnom : le « Magasin-cathédrale ». Les peintures colorés apposées sur les verrières rappellent en effet ceux des vitraux d’une église.
Le Magasin général fait partie intégrante du patrimoine de Saint-Pierre-des-Corps et personne ne veut qu’il disparaisse. En 2012, la municipalité communiste décide donc de racheter la friche au prix de 1,3 million d’euros. Le but est alors de « protéger ce bâtiment qui a une histoire » et qui est un « élément du patrimoine industriel », comme l’explique l’ancienne mairesse, Marie-France Beaufils, au micro d’Antoine Comte pour RCF.
La somme d’argent, colossale, n’inclut cependant pas les travaux de rénovation. Cet immense espace est également mal situé et peu attractif.
Une partie du site est néanmoins rentabilisée par la location d’une parcelle à l’entreprise Dalkia. La filiale d’EDF, spécialisée dans les énergies renouvelables, installe en 2013 une centrale à biomasse. Plusieurs bâtiments annexes sont ensuite détruits, tels que le hangar principal, la maison du gardien ou encore le cabinet médical. C’est alors qu’une idée s’esquisse. La municipalité de l’époque entame des discussions avec les différents acteurs du ferroviaire et tranche en faveur de la construction d’un site de formation.
Mais il faut lever des fonds. Pendant cinq ans, la ville prépare une candidature pour répondre à un appel à projets de l’État sur l’élaboration d’un site de formation. En 2019, le dossier est refusé. Le gouvernement souhaite que les entreprises investissent. Puis, coup de théâtre en 2020, le bastion communiste tombe à la faveur d’une triangulaire lors des élections municipales. Le parti dirigeait la ville depuis un siècle. Le projet est stoppé net.
Tiers-lieu contre hub biotechnologique
Emmanuel François, le maire divers droite fraîchement élu, a dans ses cartons un tout autre projet. Il travaille sur une réhabilitation du site. Il argumente : « Son entretien coûte une fortune, de 40 000 à 60 000 euros par an. Non seulement ça coûte trop cher à la mairie mais en frais de fonctionnement, c’est ingérable. » La solution, selon l’édile : recourir à un acteur privé : « Il fallait une structure forte, donc nous nous sommes très vite positionnés avec le groupe Vinci », explique-t-il à RCF.
Une partie des Corpopétrussiens est néanmoins en colère. Ils considèrent ne pas avoir été concertés et ont l’impression de perdre un lieu historique. Ils créent un collectif, Le Réveil du magasin général, qui compte aujourd’hui 200 membres. Ils proposent un projet de tiers-lieu, en s’appuyant sur les travaux réalisés par des spécialistes de l’aménagement. Très vite, ils annoncent avoir déjà trouvé des investisseurs et font une proposition de rachat du site au même prix que Vinci, soit 3 millions d’euros.
Pour le collectif, le Magasin général pourrait être un lieu de rencontre, avec des espaces de formation, de promotion touristique, un centre commercial écoresponsable, des restaurants… L’extérieur pourrait accueillir un skate-park, un city-stade, des bacs de culture, des serres de semis, des panneaux solaires, des parkings, des parcs à vélo…
Le nom de l’association a été graffé sur un des murs du Magasin général. Photo : Camille Granjard/EPJT
Mais le 8 septembre 2021, le conseil municipal acte la vente du Magasin général au groupe Vinci immobilier. Les travaux de rénovation sont estimés à 80 millions d’euros pour Vinci. Ensuite, Vinci revendra le site à la firme Doliam, spécialisée dans les technologies médicales, et sa filiale Vermon.
Le début des travaux est, au départ, prévue en 2022. L’ouverture du nouveau site est espérée pour 2025. À la clé, la création d’un millier d’emplois, promet Emmanuel François : « Le Magasin général, c’est le point de départ d’une renaissance. Il y a vraiment une volonté de réindustrialiser le territoire. »
Mais d’après le maire lui-même, les emplois seront surtout destinés à « la recherche et au développement » et donc, à première vue, à des personnes hautement qualifiées. Pas vraiment la population de la ville. D’après l’Insee, le taux de chômage à Saint-Pierre-des-Corps avoisinait les 20 % de la population en 2019. Environ un quart de ces chômeurs n’a aucun diplôme et 27% ne sont titulaires que du brevet des collèges.
une ville fortement touchée par le chômage
Barbara Rivière, responsable du service urbanisme de Saint-Pierre-des-Corps admet, elle aussi, que « les emplois proposés par Doliam ne correspondront pas forcément au niveau de qualifications des habitants de la commune ». Mais elle ajoute : « Parmi les 1 000 emplois créés, une partie seront des emplois de maintenance, qui peuvent être pourvus par des personnes sans diplôme. » Et Emmanuel François l’assure : « Les emplois profiteront à tout le monde. »
Sur l’opportunité de ces emplois et leur nombre exact, ni Vinci, ni Doliam, ni Vermon, ni la direction régionale de Pôle emploi n’ont souhaité s’exprimer.
Si Saint-Pierre-des-Corps est fortement touché par le chômage, il est aussi surendetté. Son niveau d’endettement s’élève à 19 millions d’euros. Quant à sa capacité d’endiguer cette charge, elle est passée de six ans en 2019, à quinze en 2020. Un seuil considéré comme critique pour une collectivité territoriale. Le projet est donc vital pour la commune.
Ce qui n’empêche pas le collectif le Réveil du Magasin général de déposer, le 16 novembre 2021, un recours auprès du tribunal administratif d’Orléans. Cinq mois plus tard, il entreprend les démarches nécessaires pour obtenir le statut d’association. Sur sa page Facebook (plus de 3 300 abonnés), on peut suivre ses actions et d’autres histoires de tiers lieux comme Darwin, à Bordeaux, ou la caserne Beaumont, à Tours.
Le 20 janvier 2022, une assemblée générale est organisée par le collectif. Pour RCF, Irène Prigent a assisté à la réunion. Margot, une des pionnières du mouvement, résume l’avis des participants : « J’espère préserver le patrimoine communal. Je considère que le Magasin général en fait partie. Je pars du principe qu’une mairie ne peut pas vendre un bien sans consulter les habitants sur son devenir. » Sophie, autre habitante de Saint-Pierre-des-Corps, aurait voulu voir naître au sein de la friche « une vie possible pour plein de gens ».
La quinzaine de personnes présente ce jour-là, dans une salle de l’Etape 84, un hôtel de Tours, partage ainsi ses idées d’action contre la vente du Magasin général à la multinationale Vinci. Occuper le terrain pour retarder les travaux prévus dès cette année ? Faire du Magasin général une zone à défendre comme Notre-Dame-des-Landes ? Chacun s’exprime.
La voie d’action privilégiée reste, pour l’heure, celle du terrain juridique. Le collectif du Réveil du magasin général, dénonce l’inadéquation du projet retenu avec le plan local d’urbanisme, le prix bradé de la friche et l’absence d’appel à projet.
Problème, les ventes de biens communaux peuvent se conclure à l’amiable, c’est-à-dire sans publicité ni mise en concurrence des acheteurs. Ce type de transaction permet notamment la réalisation d’ouvrages trop coûteux pour la commune.
Un terrain non évalué
Mais cette marge de manœuvre, laissée aux collectivités, n’est pas sans contrainte. Le recueil de l’avis de la Direction de l’immobilier de l’État est obligatoire pour les communes de plus de 2 000 habitants. Saint-Pierre-des-Corps en compte 15 000 environ. L’avis permet ainsi de fixer le prix de vente du bien pour en garantir la bonne gestion car les pouvoirs publics sont tenus de céder leurs immeubles pour satisfaire l’intérêt général et non pour s’enrichir.
Pour les deux parcelles sur lesquelles le Magasin général est situé, l’une n’a pas été évaluée par la DIE d’après l’avis domanial. S’il ne peut annuler la vente, ce manquement reste susceptible d’influencer le juge administratif en cas de recours. Sur ce point, la mairie n’a pas souhaité préciser s’il s’agissait d’un oubli involontaire.
Par ailleurs, la case juridique de la cession foncière avec charges, dans laquelle se trouve la vente du Magasin général, peut parfois en dissimuler une autre : celle de la commande publique, plus stricte. Ce montage juridique permet à un acteur privé de se substituer à un élu pour réaliser un projet dans un but financier défini.
Sources : mairedefrance.com, viepublique.fr, rapport 2019 de la Direction Immobilière de l’État. Infographie : Azélys Marin/EPJT
Car même si une commune peut vendre au rabais l’un de ses immeubles, la transaction doit être justifiée. Notamment par l’existence de contreparties suffisantes. Or, en l’occurrence, la réalité socio-économique du territoire sème le doute quant aux retombées économiques réelles de la vente du Magasin général sur ses administrés. Notamment la question des emplois.
Autre problème soulevé par les opposants, les coûts liés à la dépollution sont intégrés dans le prix de vente. Ce qui fait automatiquement baisser celui-ci. La valeur du bien s’en trouve donc diminuée.
Pour justifier de contreparties suffisantes, la municipalité doit toucher une prime de 100 000 euros afin d’accélérer la mise à disposition du terrain. Elle pourra également exploiter les espaces extérieurs du site pendant dix ans pour assurer l’organisation d’événements. Pas sûr que ce soit suffisant.
Maxime Robinne, porte-parole du collectif Le Réveil du magasin général, alerte sur d’autres des zones d’ombre relatives à la vente. Les différentes entreprises, porteuses du projet de tiers lieu, n’auraient pas bénéficié du même traitement par la commune : « Vinci a eu un délai d’un an pour élaborer son projet, contre seulement quelques semaines pour le tiers-lieu. Cela fait une dizaine d’années que la mairie cherche à vendre la friche. » Elle aurait pu laisser un peu de temps au deuxième projet.
Un constat partagé par Michel Soulas, conseiller communiste à la Métropole de Tours : « À la commission de février 2021, j’ai directement demandé un moratoire pour laisser aux entreprises, contactées seulement quinze jours avant ce rendez-vous, le temps de la réflexion. En parallèle, Vinci est arrivé avec un projet déjà acté. » Il s’interroge aussi sur les délais de décision avancés : « Le maire a expliqué qu’il planchait sur le sujet depuis plus d’un an alors qu’il n’était même pas encore élu. »
Il s’interroge aussi sur le prix de vente accordé à Vinci : « L’un des porteurs de projet était prêt à mettre 150 millions d’euros. Celui de tiers-lieu en proposait 7 pour devenir propriétaire immédiatement. Ce projet était pertinent en plus d’être éligible à un fonds d’État. » Il explique également que les biens communaux vendus à des particuliers, aux alentours du Magasin général, excédent de 30 % le prix fixé par la DIE. Par contre, celui de la friche n’est que de 6 % supérieur. « Je fais du business », aurait rétorqué Emmanuel François interrogé sur cette différence lors d’un conseil municipal.
À ce jour, la recette de 3 millions d’euros, montant proposé par Vinci pour le rachat du Magasin général, n’est pas encore inscrite au budget 2022 de la commune. Le dépassent des 1,5 million d’euros de travaux prévus pour la dépollution et la réhabilitation pourrait, par ailleurs, entraîner la caducité de la vente.
Sous le feu des critiques, la vente du Magasin général est donc surveillée de près. L’avenir de la friche, qui fêtera bientôt son centenaire, n’est pas encore scellé, mais la route semble déjà toute tracée pour les multinationales, Vinci et Doliam. Le lancement des travaux est d’ores et déjà prévu, bien qu’un peu repoussé, pour 2023.
Une échéance qui laisse un goût amer aux opposants de la transformation en hub médical. Selon eux, d’autres projets sont possibles, à l’image des Halles industrielles de la Cartoucherie, à Toulouse, un espace aux caractéristiques similaires, témoin du passé industriel de la ville rose. Le site de 85 hectares connaîtra, lui aussi, une seconde vie à l’horizon 2023. Mais un destin tout autre, il va devenir, lui, un tiers-lieu axé sur le développement durable.