Illustration : Manon Rougier
Le Festival du film de fesse se tient à Paris jusqu’au 30 juin. Il prône un cinéma érotique beau, esthétique, intelligent et pourquoi pas drôle. A ces termes, le porno féministe ajoute l’éthique : respect de l’égalité homme/femme, conditions de travail décentes, etc. Mais dans ces conditions, difficile de faire sa place dans l’industrie du X.
Par Elodie Cerqueira, Léo Le Calvez et Ana Rougier
Le soleil n’est pas encore levé à Budapest (Hongrie). Julia* mange des bonbons et boit un verre d’eau. C’est son petit-déjeuner. « Pas de nourriture pour le sexe anal. » La jeune femme, dans un anglais approximatif, explique que le sucre lui apporte l’énergie nécessaire pour assurer des heures de sodomies sans déféquer.
Dans son documentaire Pornocratie (2016), Ovidie, réalisatrice et auteure, dénonce cette industrie à la dérive dans ses pratiques et ses modes de diffusion. On y apprend également que les actrices ingèrent des vasodilatateurs, des décontractants musculaires et des anesthésiants. Elles restent ainsi corvéables à merci pour le réalisateur.
Le grand public, friand de ces tubes accessibles gratuitement, diffusés sur les plateformes Youporn, Pornhub, XHamster et bien d’autres, n’est pas toujours conscient des conditions de travail souvent inhumaines auxquelles sont soumises les actrices. À contre-courant, des réalisatrices et des actrices militent pour une pornographie respectueuse, à tous les niveaux, de la chaîne de production.
Le porno féministe est né dans les années quatre-vingt aux États-Unis. En France, il fait son apparition vingt ans plus tard. Ovidie, Éloïse Delsart de son vrai nom, en est la figure de proue. Elle est reconnue aujourd’hui pour ses 15 films pornographiques, ses publications et ses quatre documentaires. Le dernier, Là où les putains n’existent pas, diffusé sur Arte le 6 février 2018, a même été nommé pour le prix Albert-Londres le 17 septembre 2018.
Comme elle, d’autres réalisatrices brisent la chorégraphie du porno traditionnel – fellation, pénétration vaginale, pénétration anale, éjaculation faciale – et se veulent militantes.
Conditions de travail éthiques
Anoushka, réalisatrice française, défend « un porno respectueux des femmes et des hommes, qui les met sur le même pied d’égalité ». Elle s’attache particulièrement au bien-être de ses acteurs et leur offre des conditions de travail éthiques.
Elle respecte notamment la durée légale du travail. Personne ne fait des tournages de vingt heures sur le set. Les acteurs sont tous payés au même prix, entre 300 et 400 euros la scène pour un court-métrage.
La réalisatrice est à l’écoute de leurs attentes, de leurs envies et ne transige pas sur le consentement. « Mes acteurs et actrices sont libres. Je veux qu’il y ait du lâcher prise et ne pas couper toutes les cinq minutes. Je crée de la complicité, je discute avant de faire les scènes pour que les acteurs se détendent. C’est une vraie expérience humaine », explique-t-elle. Son deuxième long métrage Blow Away est sorti en avant-première le 19 février 2019, au cinéma le Brady (Paris) puis diffusé sur Canal+ en mars.
L’actrice Romy Alizée a participé à cette production. À la fois photographe, modèle érotique, escort et performeuse, cette trentenaire a déjà tourné dans d’autres productions féministes et trouve dans ce genre alternatif la liberté et le respect qui lui permettent de mener sereinement sa carrière dans l’univers du X.
Cette approche du métier est partagée par toutes les réalisatrices militantes. Dans son livre, Féminismes et pornographie (éd. La Musardine, 2017), David Courbet livre les propos recueillis le 10 février 2017 auprès de la réalisatrice pro-sexe Lucie Blush : « Ma priorité est le confort des acteurs et de l’équipe (…) Les acteurs ont le temps de se
Les fesses à l’honneur
La 6e édition du Festival du film de fesses (FFF) a été créé par Anastasia Rachman et Maud Bambou. Sur leur site, les deux femmes expliquent leur but : « Le Festival du film de fesses est né de l’envie de dessiner la sexualité simplement, librement, au-dessus ou en dessous d’un besoin primaire. Il y a plusieurs révolutions sexuelles : celle qui a voulu mettre du sexe partout, et une autre, la nôtre, celle qui pense que le sexe n’est pas forcément transgressif, mais qu’il peut être beau, intelligent et drôle. » Pour elles, il s’agit avant tout de cinéma. Elles espèrent un festival pétillant et mutin, baigné de fantasmes et de confessions, qui viendra titiller les limites du genre. On est loin des standards de l’industrie du porno.
Au programme cette année, Des classiques, comme L’Empire de la passion, Barbarella, Under The Skin. Egalement, une Nuit Pleine Lune se tiendra le samedi, un dimanche Hors les Fesses, un atelier de broderies où l’on pourra personnaliser t-shirts et tote bags, un atelier de sculpture, unconcours de t-shirt mouillé, des lectures érotiques…
connaître, ils lisent toujours le scénario avant le tournage et j’adapte toujours ma vue à leurs envies. J’aime filmer les moments spontanés (…) Peu importe si elle a les cheveux dans les yeux ou s’il n’éjacule pas. Il n’y a aucune pression par rapport à l’orgasme. J’aime voir le vrai. »
Outre le respect des conditions de travail, les réalisatrices revendiquent également une diversité des genres, des corps et des sexualités, reflets de la société, sans langue de bois. « Une femme noire m’a contactée car elle a des difficultés à s’insérer dans le porno mainstream. Elle découvre qu’elle ne rentre pas dans les critères de Dorcel. Elle se tourne donc vers le porno féministe. Je cherche des gens non hétéro-genrés », raconte Anoushka.
Les films de la réalisatrice sont disponibles sur Internet, sous forme de packs. Ces derniers comprennent une fiction pornographique et l’interview des acteurs sur leurs ressentis pendant le tournage. Son porno fait main se distingue des autres. Il est à la fois esthétique, respectueux, léger et sa démarche se veut profondément militante. Animée par les mêmes motivations, la Française Emilie Jouvet réalise le film-documentaire My Body, my Rules.
Des femmes âgées, handicapées, noires, rondes, maigres mettent en scène leur corps et leur sexualité avec réalisme. Elle remporte le prix du jury au festival LGBT+ Chéries-Chéris en novembre 2017. Elle porte ainsi les couleurs des revendications de cette communauté qui ne trouve pas sa place dans le porno traditionnel.
Image de la femme réhabilitée
Dans le porno des tubes, l’image de la femme est sérieusement écorchée. Le sociologue Mathieu Trachman, dans son livre Le Travail pornographique : enquête sur la production de fantasmes, (éd. La Découverte, 2013) raconte qu’il a assisté à un tournage en Espagne et décrit la scène entre deux acteurs hongrois expérimentés, Debby et Alexandre ainsi que Sophie, actrice française depuis moins d’un an.
« [Ils] sont focalisés sur son vagin et restent pour une part indifférents à ses réactions. Sophie est moins sujet qu’objet dans la relation sexuelle. (…) Sophie réagit cependant, d’abord en poussant quelques gémissements de plaisir puis en disant qu’elle a mal : ils n’arrivent pas à la faire éjaculer, son vagin est trop irrité. » C’est précisément ce type de situation que les pornographes féministes dénoncent et souhaitent voir disparaître.
En effet, dans le porno féministe, la femme prend le contrôle de son image et de sa jouissance. Il ne s’agit pas de feindre l’orgasme, il s’agit avant tout de prendre du plaisir, les acteurs et actrices n’ont pas à se sentir contraints de jouir. Le 21 novembre 2018, au micro de Monsieur Poulpe, dans l’émission Crac Crac de Canal+, Anoushka défend l’importance du réalisme : « Je ne dis pas à mes acteurs qu’il faut avoir une éjaculation féminine ou masculine. Je leur dis surtout lâchez prise, prenez du plaisir ! »
Romy Alizée est une travailleuse du sexe libérée. Photo : Ana Rougier/EPJT
Concernant cette défense de la représentation des femmes dans la pornographie, Anoushka marche dans les pas de la pionnière du genre, Ovidie. L’ex-actrice passe derrière la caméra dès les années deux mille. En 2017, via son documentaire À quoi rêvent les jeunes filles , elle s’interroge sur la pornographie et son impact sur la liberté sexuelle des femmes. Car au-delà de l’image, c’est cela que les féministes pro-sexe défendent.
Selon David Courbet, « ces militantes sont du moins de l’avis que le monde du porno n’est pas forcément synonyme d’asservissement voire de maltraitances mais peut représenter au contraire un instrument de libération ». Les actrices, à l’instar de Romy Alizée, revendique leur droit à l’orgasme et au respect de leur liberté. Cette travailleuse du sexe assume pleinement son appétence pour la pornographie.
Revendication artistique
Féministe, éthique, libérée, la pornographie alternative ne s’arrête pas là. Elle revendique aussi une portée artistique. Elle est aux antipodes des décors glauques des chambres d’hôtel dépourvues de charme et des huis-clos dans de grandes villas louées le temps d’un tournage. Ou pire, la cuisine d’une ménagère où la scène se déroule autour de l’évier, comme on peut le voir dans le porno amateur sur des plateformes gratuites telles que Jackie et Michel.
Les réalisatrices, comme la Suédoise Erika Lust, laissent place à une esthétique originale issue de leurs fantasmes. Elles pointent le viseur de leur caméra sur des détails et des visages pendant plusieurs minutes, donne le temps au spectateur de fantasmer, de s’immerger dans l’ambiance et de vivre l’instant.
Les performeurs sont libres d’agir comme ils le sentent et ainsi de proposer plus qu’une simple scène de sexe. Par ailleurs, elles s’appliquent à proposer un vrai scénario, avec une intrigue, des textes travaillés. Exit le plombier qui vient dépanner la pauvre mais non farouche bimbo désemparée devant son problème de tuyauterie douteux.
« Je me souviens de mon premier film… J’avais piqué la VHS à mon père et j’avais profité d’un mercredi après-midi pour regarder le merveilleux Empire des sens d’Oshima. Ce film fut pour moi une réelle claque ! »
Anoushka, réalisatrice
Pendant l’avant première du film Blow Away, la salle est plongée dans une ambiance feutrée. À l’écran, s’enchaînent des scènes de sexe pendant une heure et demi. Ici, pas d’hôtel anonyme ni de canapé dépliable. Les acteurs s’embrassent dans un jardin verdoyant à côté d’un lac ou dans un van parqué en pleine nature. Le film prend des allures de colonie de vacances. Le cadrage laisse place à la lumière et se sert de l’environnement naturel pour mettre en valeur les orgies.
Anoushka a une formation cinématographique. Elle écrit sur son site notasexpert.com : « Je me souviens de mon premier film… J’avais piqué la VHS à mon père et j’avais profité d’un mercredi après-midi pour regarder le merveilleux Empire des sens d’Oshima. Ce film fut pour moi une réelle claque. Cette cérémonie sacrificielle est autant fascinante que dérangeante. Cette passion qui unit les deux amants, la puissance dévorante du sexe, son obsession jusqu’à atteindre la spirale infernale a été pour moi le début de mon appétence pour le porno de qualité. »
Fin 2009, la réalisatrice Mia Engberg a bénéficié d’une subvention de 50 000 euros de l’Institut suédois du film (équivalent local du Centre national du cinéma) pour financer ses 13 courts-métrages pornographiques intitulés Dirty Diaries. Même si cette situation relève de l’exceptionnel, les acteurs, qu’ils soient comédiens ou réalisateurs, défendent la valeur ajoutée artistique de leurs productions qui prennent le contre-pied du porno classique.
Interrogée par le magazine Capital au mois de décembre, la journaliste et écrivaine spécialisée dans les questions de sexualité, Camille Emmanuelle, était cependant sceptique concernant les subventions accordées à cet art : « Ces productions pornographiques éthiques restent une goutte d’eau dans l’océan de porno. » En France, l’heure n’est pas encore au biberonnage des courts-métrages comme ceux d’Anoushka.
Porno : mission éducation
Néanmoins, malgré toutes ces revendications il en reste une bien moins facile à maîtriser : l’accessibilité des sites web. Si les réalisatrices féministes ne permettent pas l’accès gratuit à leurs productions, pour les plateformes mainstream il suffit de cocher « over 18 » pour accéder aux contenus. Les parents démunis face à ce fléau s’inquiètent.
Aussi cinq mères anglaises réalisent leur propre porno : Mums make porn (les mères font du porno). Ces mères d’adolescents, scandalisées par la pornographie foisonnante et disponible sur le Web, proposent un porno que leurs enfants pourraient visionner. Elles ne sont pas actrices mais participent à la création accompagnée de professionnels. En effet, selon une étude réalisée par Ipsos2, un adolescent sur cinq regarde des vidéos pornographiques au moins une fois par semaine.
Cette facilité d’accès est dangereuse pour des ados en pleine construction identitaire et sexuelle. Par leur approche éthique de la pornographie et donc de la sexualité, les réalisatrices féministes peuvent être de véritables médiatrices.
Des cours de pornographie à l’école, cela pourrait effrayer plus d’un parent. Conscientes de cette difficulté, des réalisatrices ont mis en place des outils à visée éducative. En plus de tourner des films, Erika Lust a crée avec son mari Pablo Dobner, responsable marketing d’Erika Lust production, une plateforme nommée The Porn Conversation .
Sur le site, des guides de conversation peuvent être téléchargés par les parents. Ils permettent de parler de pornographie avec leurs enfants. Le guide se décline en plusieurs chapitres : « Commencer la conversation », « Que doit-on dire ? »
En 2018, des étudiantes bruxelloises ont fondé la plateforme C’est pas pour moi, c’est pour un ami . Sur le site, les jeunes peuvent trouver des vidéos qui dé-construisent certains mythes liés à la sexualité telle que « la taille, ça compte » ou encore « si on n’aime pas, c’est grave ? ».
Et les curieux peuvent adresser leurs questions à un professionnel de santé en ligne. Décomplexée, cette éducation à la pornographie permet notamment de mettre en avant les désirs de chacun sans hiérarchie, de remettre de l’émotion et des sentiments dans la sexualité.
Les qualités de la pornographie féministe sont nombreuses. Mais la qualité ça se paye ! Traitement équitable des acteurs, originalité des lieux de tournages, liberté artistique, tout cela requiert un investissement financier important. De fait, ce genre alternatif, coûteux, peine à séduire le grand public. Pour un consommateur lambda visionnant de la pornographie
féministe à hauteur d’une fois par semaine, cela équivaudrait à un budget d’environ 30 euros par mois. Un prix qui n’est pas à la portée de toutes les bourses. Robin d’Angélo, journaliste et auteur du livre Judy, Lola, Sofia et moi avoue être un grand consommateur de porno. Le trentenaire admet volontiers que ce nouveau genre réunit de nombreux atouts en terme de qualité mais avoue, comme la majorité des consommateurs, « ne pas être prêt à payer pour se branler ».
(1) Prénom d’emprunt
(2) Enquête Ipsos réalisée par le Fonds actions addictions, la Fondation pour l’innovation politique et la Fondation Gabriel-Péri, juin 2018.
Elodie Cerqueira
@Elody_Cerqueira
43 ans
Etudiante en Année spéciale de journalisme à l’EPJT.
En reconversion professionnelle
Débute à l’AFP, Le Monde, Le Moniteur
Souhaite vivre de sa passion du journalisme et de l’écriture dans la presse écrite professionnelle ou magazine
Ana Rougier
@AnaRougier
23 ans
Etudiante en Année Spéciale de journalisme à l’EPJT
Mordue d’image, de son et de narration.
Fait ses armes à L’Age de faire, Mars actu et Néon
Souhaite travailler sur les questions d’écologie ou sociétales (quartiers populaires et terrains hostiles) dans la presse écrite nationale ou magazine.
Léo Le Calvez
20 ans
Etudiant en Année Spéciale de journalisme à l’EPJT.
Fait ses armes à Lyon Capitale, La Provence et Le Ravi
Intéressé par l’investigation.
Se destine à la télévision.