Tramadol
Un antalgique trop automatiqueEn 2020, près de 14 millions de boîtes de tramadol ont été vendues. Photo : Juliette Huvet/EPJT
Par Edgar Ducreux, Juliette Huvet et Thomas Langeard
Rien ne sert de guérir, il faut prescrire à point. Le tramadol, délivré, normalement, à des patients pour la prise en charge des douleurs modérées à intenses, est un médicament à prendre avec des pincettes. Si son apport médical n’est pas remis en cause, ses effets indésirables et principalement ceux psychoactifs sont parfois négligés et trop souvent méconnus.
Avec plus de 5 millions d’usagers selon un article d’UFC que choisir, publié en novembre 2023, nous connaissons tous, autour de nous, quelqu’un concerné par le tramadol. La consommation de ce médicament s’est envolée depuis l’interdiction, en 2011, du Dextropropoxyphène. Nous sommes passés de 7,51 à 11,22 doses journalières par jour pour 1 000 habitants entre 2006 et 2017, selon un rapport de février 2019 de l’ANSM.
« De manière simple et peut-être trop simple, le tramadol est très souvent prescrit », constate Nicolas Bonnet, pharmacien et membre du Réseau des établissements de santé pour la prévention des addictions. Dans le même temps, les mésusages liés à ce médicament ne cessent de progresser. « En 2022, on a eu 222 notifications d’addictovigilance, contre 215 en 2020. Sur ces 222 cas, 116 étaient considérés comme graves et 7 patients sont morts », détaille Philippe Vella, directeur médical à l’ANSM, en avril 2024.
Les antalgiques sont classés en trois paliers, en fonction des risques auxquels le consommateur s’expose. Réalisation : Thomas Langeard/EPJT
Pour tenter d’y remédier, l’ANSM s’y est prise en deux temps. Le 15 avril 2020, la durée maximale de prescription des médicaments antalgiques contenant du tramadol (voie orale) était réduite de douze à trois mois. Depuis avril 2024, les boîtes pour les prescriptions de courte durée sont passées de 30 à 10 ou 15 comprimés.
« Pour ceux dits faible, c’était open bar »
Pour traiter la douleur, il existe trois paliers : les antalgiques non opioïdes (paracétamol et anti-inflammatoires), les opioïdes faibles (codéine et tramadol) et les opioïdes forts (fentanyl et morphine). « Les anti-inflammatoires sont déconseillés à certains patients tandis que d’autres ne les supportent pas, indique Anne Clarissou, médecin addictologue à Saint-Brieuc (Côtes-d’Armor). Dans certains cas, nous pouvons donc rapidement passer au deuxième palier. »
En pratique, depuis 2022, les recommandations de la Haute Autorité de santé ont supprimé cette différenciation car, selon la dose prescrite, un opioïde faible peut finalement être plus puissant qu’un opioïde fort. « Cependant, dans les faits,
Dans une enquête publiée en 2022 par l’Observatoire français des médicaments antalgiques, les patients interrogés indiquaient prendre du tramadol principalement pour trois raisons : des douleurs de dos (lombalgies), des douleurs articulaires (arthrose) ou des maux de tête (dont des migraines).
Cependant, selon les spécialistes, concernant les deux premières douleurs évoquées, ce médicament doit être utilisé uniquement après l’échec des autres traitements antidouleurs. Pour les migraines, il est tout simplement inefficace et favorise même d’autres types de maux de tête.
L’autre particularité du tramadol est qu’il est à la fois un antalgique et un antidépresseur. « Chez une personne qui vit avec une douleur chronique depuis plus de trois mois, il y a de fortes chances que la tête ne suive pas, pointe Mathieu Chappuy. Avec ce médicament, vous agissez ainsi sur la douleur et sur le moral. » Sans réaliser qu’ils sont devenus dépendants, certains patients continuent ainsi de prendre du tramadol bien après que la douleur physique soit passée.
Réalisation : Edgar Ducreux/EPJT
Déconseillé aux personnes âgées
Concernant les médicaments, il faut distinguer la pharmacodépendance et l’addiction. Dans le premier cas, il n’y aura pas d’abus mais une consommation régulière. « Votre corps ne va plus pouvoir vivre sans et il va vous réclamer cette petite dose quotidienne, souligne Mathieu Chappuy. Il est presque impossible d’arrêter. Cela concerne notamment une personne âgée sur deux. »
En revanche, dans l’addiction « la personne va indirectement prendre du plaisir et va vouloir augmenter les doses ». La véritable méconnaissance des dangers de ce médicament, tant du côté de la grande majorité des patients que de nombreux professionnels de santé, est l’une des principales raisons du mésusage et de l’explosion des cas de dépendance.
« Quand la douleur est présente, on prescrit ces traitements mais il est essentiel de bien informer les patients des dangers de la dépendance », affirme Anne Clarissou. Ce manque d’information et de suivi de la part des médecins justifie en partie l’explosion des cas de dépendance.
Prescrire du tramadol semble parfois être une solution rapide et efficace pour traiter des douleurs mais, sans avertissement adéquat sur les risques, certains patients tombent dans la dépendance. « Le prix des consultations et le fait qu’il y ait de moins en moins de médecins sont des facteurs aggravants », précise Mathieu Chappuy. Aujourd’hui, il faut trois médecins généralistes pour faire le travail d’un seul en raison de la réduction du volume horaire des praticiens.
« La commande minimum pour la livraison est de 100 comprimés »
Un intermédiaire de Lorenz Ceutique
Le pharmacien spécialisé en addictologie explique également que, face à la surcharge de travail et à la réduction des horaires de consultation (un quart d’heure en moyenne), de nombreux professionnels de santé n’ont plus le temps de discuter en profondeur avec leurs patients. Cela les pousse à renouveler les prescriptions sans prévenir des risques liés à ces médicaments. « Cela prendrait tout de suite une demi-heure surtout qu’il faut lutter contre les préjugés des gens, constate-t-il. Quand les médecins voient la montagne à gravir, ils préfèrent renouveler et repousser au mois suivant. »
Régulièrement, les pharmacies sont confrontées à des tentatives de fraude pour obtenir cet antalgique opioïde. « Quand on voit une combinaison tramadol avec un autre antidouleur sur une ordonnance, on est presque sûr que c’est une fausse », signale un pharmacien du quartier Sanitas à Tours.
Pour limiter ces abus, l’ANSM a mis les ordonnances sécurisées à partir du 1er mars 2025. Avec une période de transition du 1er au 31 mars pour permettre le déploiement de la mesure chez tous les professionnels de santé prescripteurs. L’ordonnance sécurisée doit rendre la falsification presque impossible, seuls les vols d’ordonnances sécurisées permettraient de frauder.
Infographie : Juliette Huvet/EPJT
À la question : une ordonnance est-elle nécessaire ? la réponse est « non ». Notre intermédiaire nous interroge ensuite sur la quantité que nous souhaitons commander. « Nous avons du 50, 100, 200, 250 et 500 mg, énumère-t-il. Cependant, seuls les deux premiers peuvent être livrés en France. » Concernant les prix, ils sont de 196,72 euros (100 comprimés), 340,31 euros (200) et 497,93 euros (300). « La commande minimum pour la livraison est de 100 comprimés, informe l’intermédiaire de Lorenz Ceutique. Le paiement se fait avec bitcoin et PayPal. Le colis est enregistré en tant que colis de livraison discret et envoyé à votre adresse dans les trois jours ouvrables. »
Cette facilité d’accès échappe à toute régulation et rend l’achat de médicaments, initialement sous contrôle médical, presque aussi simple que l’achat d’un produit de consommation courante.
Une fois l’addiction installée, comment la soigner ? C’est le plus grand défi du patient. En effet, le syndrome de sevrage rend la sortie de l’addiction extrêmement difficile et douloureuse. « Quand les patients arrêtent leur consommation, leurs souffrances psychologiques et physiques sont impressionnantes », témoigne Pierre-Yves Chesnais, infirmier au Centre de soin, d’accompagnement et de prévention en addictologie (CSAPA) de Port-Bretagne, à Tours.
Infographie : Juliette Huvet/EPJT
Prise en charge de l’addiction
Pour guérir, plusieurs solutions peuvent être envisagées. En tête de pont, les centres spécialisés et les hôpitaux. « Le département d’addictologie du CHRU de Tours est divisé en deux. Il y a la filière sanitaire, qui correspond aux soins à l’hôpital, et la filière médico-sociale, qui est constituée des CSAPA », explique Paul Brunault, chef du service d’addictologie du CHRU.
Implantés dans toute la France, ces 437 centres de soin sont un pilier de la guérison. Ils accueillent et informent les malades tout en les accompagnant dans la réduction des risques et la prise en charge de leur addiction. « La majorité des personnes qui viennent dans nos centres le font spontanément ou sont orientées par des professionnels de santé, souligne Guillaume Glaçon, médecin addictologue au CSAPA de Tours Nord. Elles ont déjà essayé d’arrêter ou de se limiter mais n’ont pas réussi. Enfin, entre 10 et 20 % sont envoyés par la justice. »
La plupart des malades qui poussent les portes de ces établissements rencontrent des problèmes liés à l’alcool, à la cocaïne, à l’héroïne et à la kétamine. Cependant, les cas d’addiction au tramadol sont bien réels. « À la fin de l’année 2024, nous estimons que nous aurons rencontré environ 600 nouveaux patients dans notre centre. Parmi eux, une vingtaine souffre de dépendance à ce médicament », révèle Pierre-Yves Chesnais. Il précise que « souvent, les patients ont plusieurs addictions qui se mélangent ». Et ajoute que « le tramadol, dont les doses d’overdose sont assez basses et les risques cardiaques élevés, se mélange très mal avec d’autres produits ».
Infographie : Juliette Huvet/EPJT
Dans les CSAPA, où infirmiers, éducateurs spécialisés, médecins généralistes, psychologues et psychiatres exercent ensemble, il n’y a pas de parcours type. Un premier rendez-vous permet aux professionnels d’évaluer les besoins et les objectifs des patients. « Il faut établir un climat de confiance sans jugement et comprendre la situation globale », détaille Guillaume Glaçon.
Après cet échange, un soin individualisé est mis en place. « Tout le monde n’a pas les mêmes besoins. Beaucoup veulent arrêter complètement mais certains ont des douleurs chroniques et doivent apprendre à vivre avec le tramadol. Pour ces patients, l’idée est de les soulager et d’aboutir à une autonomie vis-à-vis de la prise du médicament », indique Pierre-Yves Chesnais.
« J’ai été mise sous tramadol pendant quinze jours après une opération du genou. Du jour au lendemain, le médecin m’a brusquement demandé d’arrêter. Cela m’a surprise mais je ne peux pas être mon propre médecin, témoigne Anne Clarissou. J’ai donc suivi les recommandations et je n’ai pas dormi pendant deux jours. Je ressentais aussi une forte douleur à la poitrine. C’est intéressant de faire l’expérience pour en parler avec les patients mais je trouve que ça en dit beaucoup sur l’absence de connaissance de ces traitements. On oublie que même si c’est un médicament de palier 2, cela reste un opiacé. Cela rejoint toute la question de la douleur et de sa prise en charge. »
La réduction progressive du tramadol et la prise de médicaments de substitution comme la méthadone peuvent permettre de limiter le risque d’effets secondaires.
Vers la médecine alternative
En dehors de l’hôpital et des établissements médico-sociaux, diverses alternatives peuvent permettre à une personne dépendante au tramadol de réduire sa consommation, voire de la stopper. Tout dépend de sa réceptivité à différentes méthodes.
Les centres de soin, d’accompagnement et de prévention en addictologie (CSAPA) sont répartis assez inéquitablement en France. Réalisation : Edgar Ducreux/EPJT

Edgar Ducreux
25 ans
Journaliste en formation à l’EPJT et alternant chez PressPepper.
Passé par La Nouvelle République et Ouest-France Caen.
Passionné par la justice et le sport.
Aimerait devenir journaliste juridique ou chroniqueur judiciaire.

Juliette Huvet
@juliettehd6
24 ans
Étudiante en journalisme à l’EPJT.
Passée par Ouest-France locale de Granville et du Mans
Souhaite devenir journaliste d’investigation.

Thomas Langeard
@Thomas_Langeard
25 ans.
Étudiant en journalisme à l’EPJT.
Alternant au service des sports des Côtes-d’Armor pour le quotidien Ouest-France.
Passé par Ouest-France et La Nouvelle République.
Passionné par le sport, le cinéma et l’histoire.
Se destine à la presse quotidienne régionale pour sa proximité.