La crise de confiance pousse les médias à inviter le public dans la fabrique de l’info. Le maître-mot : transparence. Un challenge pour les rédactions qui innovent pour créer un lien nouveau avec leur public.
Par François Blanchard
Une version de cet article a été publiée une première fois dans le n° 53 des Clés de la presse
n studio de radio improvisé dans une cuisine, une charlotte sur la bonnette du micro, une conférence de rédaction par visioconférence… La crise sanitaire que connaît la France touche tous les secteurs et n’épargne pas les médias. Confinement oblige, les journalistes s’adaptent… et le font savoir.
En télétravail ou sur le terrain, ils partagent avec leur public les conditions particulières dans lesquelles ils travaillent. Comme s’il fallait montrer qu’en toute situation, l’information perdurait. Aucun média ne s’est soustrait à l’exercice, que ce soit avec un article, des photos, un journal de bord ou une série de vidéos.
La rédaction de France Bleu Berry confinée. Photos : France Bleu Berry
Rarement on aura vu des journalistes se montrer autant. S’ils se sentent à l’aise pour le faire, c’est que la donne a changé. Désormais, les journalistes ne se contentent plus d’informer. Ils montrent comment ils y parviennent. Une tendance qui correspond avec la crise de défiance médiatique dont le mouvement des Gilets jaunes fut l’un des révélateurs. Le fossé se creuse entre public et médias comme le montre chaque année le baromètre de La Croix.
Face à ce constat, les médias jouent la carte de la transparence. Pour convaincre de leur bonne foi et battre en brèche les idées reçues sur le métier, les journalistes montrent comment ils travaillent et font leurs choix. Jean-Marie Charon, sociologue et spécialiste des médias, soutient cette tendance qu’il observe depuis « une petite décennie » : « Il faut pouvoir montrer que l’information est le produit d’un travail de professionnel, à un moment donné et avec un système de contraintes bien précis. »
Au Monde, la direction est soucieuse d’ouvrir aux profanes l’espace sacré que serait la rédaction. « Ça passe par un peu d’humilité, ce qui n’a pas toujours été le fort des journalistes du Monde », reconnaît Gilles van Kote, fraîchement nommé au tout nouveau poste de directeur délégué aux relations avec le lecteur. Sa nomination doit acter un tournant dans le rapport du journal avec le public. « Mon rôle est d’enrichir la relation entre la rédaction et nos lecteurs, d’aller à leur rencontre et de faire sortir la rédaction de ses bases parisiennes. »
Parmi ses nombreuses missions, le pilotage d’une nouvelle section du Monde.fr, à venir pour la rentrée 2020. « On y expliquera la gouvernance du journal, son modèle économique, comment on le fabrique. On pourra aussi expliquer nos formats, comment on écrit un éditorial par exemple. Pour nous, ça peut paraître évident mais ça ne l’est pas tant que ça. » En résumé, « tout ce qui peut donner de la transparence. Il en a manqué parfois ».
Pour des médias plus récents, la démarche semble davantage naturelle. Tout jeune magazine, La Croix L’Hebdo a pensé la transparence comme partie intégrante de son ADN. Dans chaque numéro, la rédaction explique ses choix par de petits encarts que l’on retrouve au fil des pages : « Pourquoi nous l’avons fait » en tête du sujet de une, « Pourquoi elle/pourquoi lui » avant une interview ou encore « Comment nous l’avons fait » après un reportage.
Les dessous de leurs enquêtes sont aussi expliqués face caméra sur leur chaîne YouTube (voir vidéo ci-dessus). « Cela fait partie du lien plus proche et plus complice que l’on veut tisser avec nos lecteurs », témoigne Anne Ponce, directrice de la rédaction.
Une expérience menée dans la phase projet du magazine a confirmé ce besoin d’explication. « Une de nos journalistes était partie en reportage dans une colonie israélienne. Nous ne savions pas comment l’article allait être perçu par nos lecteurs : on nous accuse tantôt d’être pro-israéliens, tantôt pro-palestiniens », commente Anne Ponce.
Dans un numéro test de L’Hebdo, le reportage paraît avec un texte où la reporter détaille ses motivations à se rendre dans cette colonie. Dans le quotidien, l’article est publié sans élément de contexte. Résultat ? « Nous avons reçu beaucoup de courriers de lecteurs en colère pour le quotidien, aucun pour le magazine. »
« Il y a vingt ans, l’idée de médias plus transparents ne passait pas »
Jean-Marie Charon, sociologue des médias
« Nous avons des comptes à rendre à nos lecteurs », résume Anne Ponce. Voilà une idée qui fait son chemin et qui, il n’y a encore pas si longtemps, n’était pas partagée par tous. « Il y a vingt ans, l’idée de médias plus transparents ne passait pas », se souvient Jean-Marie Charon, alors auteur d’un rapport sur la déontologie de l’information. « Robert Namias [directeur de l’information à TF1], François-Régis Hutin [Ouest-France], Bruno Frappat [Le Monde, La Croix] étaient carrément hostiles. Ils estimaient que c’était à eux d’assumer les choix de la rédaction. Un point c’est tout. »
Mais les mentalités ont changé. Et les journalistes s’autorisent à raconter ce qui était d’ordinaire « inracontable ». Professeure de journalisme numérique à l’université de Neuchâtel, Nathalie Pignard-Cheynel fait remonter cette envie au milieu des années deux mille. « Beaucoup de journalistes utilisaient des blogs pour raconter le off et les anecdotes croustillantes. A l’époque, c’était assez nouveau et perçu comme presque transgressif. À la différence de maintenant, ils le faisaient toujours à titre individuel et pas au nom de l’institution. »
Le web ouvre de nouvelles portes
Par le passé, certains médias ouvraient déjà leur rédaction au public. Pour de grandes occasions, un anniversaire par exemple. Ce qui change, c’est que les coulisses sont maintenant dévoilées de façon régulières, le plus souvent grâce à internet. « Le Web a apporté tout une culture de la transparence qui a mis un peu de temps à se traduire dans les médias », analyse Nathalie Pignard-Cheynel.
« À côté du canal officiel, les rédactions ont compris qu’elles pouvaient développer une activité plus conversationnelle, plus informelle, plus incarnée aussi. » Vidéos sur les réseaux sociaux, espace dédié sur les site web ou même podcast (comme La Croix ou Ouest-France), les médias explorent tous les formats numériques pour se raconter.
L’Agence France-Presse (AFP) est l’un des premiers médias français à créer son propre blog réservé aux coulisses de l’information. Depuis 2012, les reporters de l’agence partagent sur Making-of les conditions (souvent hors-norme) de leurs reportages. « Nous nous sommes rendus compte qu’il y avait énormément d’histoires qui nous échappaient à cause du format un peu rigide de l’AFP », explique Roland de Courson, cocréateur du blog.
« Une dépêche, c’est un style très impersonnel, poursuit-il. Tout le côté humain passe à la trappe. Or raconter les sentiments qui nous traversent quand nous couvrons un événement, c’est parfois beaucoup plus parlant. » Ces émotions qui n’entrent pas dans le moule de la dépêche, on les retrouve dans les articles de Making-of, tous écrits à la première personne. Conçu comme un instrument pédagogique, le blog « s’est vite transformé en récupérateur d’histoire ».
Fred Dufour, photojournaliste à l’AFP, raconte sa rencontre avec un enfant blessé par une machette, en Centrafrique (capture d’écran)
En Belgique, la Radio-Télévision belge de la Communauté française (RTBF) fait de la transparence une véritable stratégie transmédia. En 2018, elle lance sur son site web la rubrique « Inside » pour expliquer ses choix éditoriaux. « On voulait aller plus loin que simplement répondre par mail aux questions que l’on recevait », explique Louise Monaux, médiatrice à la RTBF. Un exercice de pédagogie censé profiter au public comme à la rédaction. « Les journalistes apprécient. C’est une sorte de pause qui fait évoluer leur regard sur le métier. »
Pourquoi ne pas donner l’identité d’un terroriste ?, la RTBF compte-t-elle assez d’expertes ?, jusqu’où vont les journalistes pour « faire du clic » ?, la rédaction a-t-elle son mot à dire sur la publicité diffusée ?, pourquoi diffuser la photo d’un corps noyé ?, la RTBF ne fait-elle que recopier des dépêches ? « Inside » répond sans tabou à toutes les questions que le public est en droit de se poser. Les articles relatent des discussions internes à la rédaction et font intervenir des chercheurs spécialistes des médias.
« Avec “Inside”, la rédaction accepte beaucoup plus la critique qu’avant, se satisfait Louise Monaux. Quand j’ai commencé la médiation, je relayais des remarques du public sur la façon dont on avait mené un débat ou titré un article. Les réactions des journalistes étaient parfois assez méprisantes. »
Un an après, le dispositif est un tel succès que la direction décide d’étendre la démarche « Inside » à d’autres contenus. Émission de télévision, vidéos diffusées sur les réseaux sociaux, chroniques radio, visites guidées et ateliers médias… « Inside » devient une marque que la RTBF porte comme un gage de transparence et d’écoute du public.
Pour Camille Laville, chercheuse en sciences de l’information et de la communication à l’université de Nice, la dimension marketing n’est pas à négliger.
« C’est devenu une stratégie incontournable pour survivre dans un contexte de crise économique et d’hyper-concurrence. Le public se tourne d’abord vers un média parce qu’il s’identifie à lui. Les dispositifs de transparence permettent de cultiver une identité éditoriale. »
Mais gare aux promesses non-tenues. « La transparence totale est illusoire. Il ne faudrait pas faire croire au public qu’il aura accès à tout… »
Une hyper-transparence qui peut choquer
En Suisse, le quotidien francophone Le Temps brandit la transparence comme un étendard. Contrairement aux autres médias, celle-ci a d’abord été informatique.
Il y a quatre ans, le journal créait son « bac à sable », un blog animé par l’équipe numérique. « Au départ, c’était un blog très technique, raconte Gaël Hürlimann, rédacteur en chef du numérique. On y partageait notre code source à la manière de beaucoup de médias anglo-saxons. »
Le « bac à sable » est devenu un espace pour raconter les évolutions éditoriales, numériques et marketing du journal. On peut y lire des articles étonnamment clairs sur la stratégie éditoriale du journal.
« Mais à quoi peut bien servir mon article ? » explique par le détail comment la rédaction assigne un objectif à chaque article (renforcer l’image du Temps, fidéliser les abonnés, atteindre une large audience ou gagner des abonnés) duquel découle la décision de le rendre payant ou non.
Homepage du Bac à sable, le blog numérique du quotidien suisse Le Temps. Capture d’écran
Et la transparence va parfois encore plus loin. « Nous allons bientôt expliquer comment on fait pour que nos lecteurs restent plus longtemps sur le site et sentent le besoin d’y revenir le plus souvent possible. »
Cette hyper-transparence peut choquer. Dans les commentaires du blog, certains s’offusquent d’une vision commerciale du journalisme ou d’un « déballage public » inutile. « Nous sommes une entreprise. Nous avons des impératifs commerciaux, assume Gaël Hürlimann, qui se dit prêt à casser l’image romantique du journaliste écrivain qui écrirait pour la beauté de l’art. »
Plus récemment, Le Temps a aussi inauguré Hyperlien, une plateforme dédiée à l’interactivité entre les lecteurs et la rédaction. On y retrouve les courriers des lecteurs, des événement organisés par le journal, des articles expliquant les choix éditoriaux de la rédaction et des making-of.
« La transparence n’est pas le marketing de soi. On peut parler du travail des journalistes sans tomber dans la survalorisation du métier »
Camille Laville, chercheuse en sciences de l’information et de la communication
Si toutes ces initiatives ont mis du temps à émerger, c’est que parler de son travail n’est pas naturel pour tous les journalistes. Certains ont pu considérer que ce n’était simplement « pas leur job », quand d’autres craignaient de renvoyer l’image d’un entre-soi. « Quand on a lancé le Making-of à l’AFP, tout le monde était un peu sceptique. J’entendais des réactions comme “on va se mettre en avant” ou “ce n’est pas pudique” », se souvient Roland de Courson.
Petit à petit, les barrières qui empêchaient les journalistes de parler d’eux-mêmes tombent. Une bonne nouvelle pour la chercheuse Camille Laville, à condition de trouver le bon équilibre. « La transparence n’est pas le marketing de soi. On peut parler du travail des journalistes sans tomber dans la survalorisation du métier. »
C’est ce que fait Laetitia Gayet, tous les étés depuis quatre ans, en interrogeant les reporters de Radio France sur les ondes France Inter. « Je pose les questions non pas comme à un collègue journaliste mais comme à un invité. Moi-même, j’ignore tout de leur travail. Alors je suis très curieuse. » Preuve qu’on peut interviewer un journaliste comme n’importe quel autre acteur de la société.
François Blanchard
@francois_blcd
22 ans
Termine son Master à l’EPJT avec cette enquête.
Passé par La Croix et Ouest-France à Laval et Saint-Brieuc.
Passionné d’histoire, aime aussi la culture et le sport.
Se destine à la presse écrite et au Web.