transgenre et féministe

le duo qui dérange

De violentes vagues de tweets transphobes visent les femmes transgenres. Orchestrées par les Terfs, des féministes radicales, elles révèlent de profondes divisions au sein du féminisme sur l’inclusion ou non des transgenres. En 2021, au moins 375 personnes trans ont été tuées dans le monde.

Par Flavie Motila, Lisa Peyronne et Marielle Poupard
Illustrations : Lisa Peyronne/EPJT

la question « Êtes-vous féministe », la réponse de Jade Whirl est sans équivoque : « Bien sûr ! » Le contraire lui paraît absurde. Cette trentenaire belge, qui vit en France, assume fièrement son identité de femme transgenre et féministe sur les réseaux sociaux. Sur Twitter, elle n’hésite pas à dégainer argument après argument pour défaire les propos transphobes et sexistes qui y circulent massivement.

Dans la vraie vie, Jade anime des discussions sur la plateforme d’ateliers en ligne sur les questions féministes, La Féministerie, et alimente de contenus pédagogiques le Wiki Trans. La tâche est ardue. Quand elle n’est pas harcelée dans la rue parce que femme trans, Jade est la cible de tweets transphobes et de menaces de mort de la part de personnes auxquelles on s’attend le moins : les femmes féministes.

Le débat sur l’inclusion des femmes transgenres fait rage sur Twitter. 

Elles sont appelées les « [simple_tooltip content=’Le terme a été créé en 2008 par des activistes transgenres anglais pour qualifier des groupes de féministes qui refusaient de militer à leurs côtés. Il est depuis devenu une insulte au sein des réseaux féministes bien que ces idées continuent à circuler parmi les collectifs.’]Terfs[/simple_tooltip] », comprenez transexclusionary radical feminists (féministes radicales excluant les personnes transgenres). Se défendant d’être transphobes, elles considèrent que Jade et le reste des femmes transgenres n’ont pas leur place dans la lutte féministe et peuvent encore moins s’en revendiquer. Selon les Terfs, leur présence dans la lutte détournerait l’attention des combats menés par ce qu’elles appellent « les vraies femmes ». Pire, les transgenres s’infiltreraient pour détruire la cause féministe de l’intérieur.

Jade Whirl

Femme transgenre, elle se bat contre les propos haineux des Terfs sur les réseaux sociaux et sensibilise le public sur la transidentité à travers des conférences et sur le site Wiki Trans.

En France, Marguerite Stern, l’ex-femen et fondatrice du collectif de Collage contre les féminicides (qu’elle a depuis quitté), a pris la tête du mouvement Terf. « J’ai commencé à m’exprimer sur la question trans à partir du moment où ces luttes ont commencé à prendre trop de place dans le mouvement que j’ai créé », explique-t-elle.

La polémique est née lorsque l’un des collectifs de Collage contre les féminicides a posté sur sa page Instagram des slogans de soutien aux personnes transgenres. « Je trouve ça indécent. Les questions qui divisent n’ont pas leur place dans ces actions », commente-t-elle.

Pour le collectif féministe d’extrême-droite Némésis, la question prend trop de place : « La transsexualité est un phénomène ultraminoritaire, dont on entendait pas parler il y a encore peu de temps. Maintenant que le lobby LGBT a obtenu quasiment toutes ses revendications, il milite activement pour les droits des trans sur des sujets souvent dérisoires pour justifier son existence. »

Rappelons qu’en 2019, le nombre de victimes d’actes anti-LGBT a fait un bond de 36 %, selon le ministère de l’Intérieur. Ce qui n’interpelle pas vraiment Némésis qui ajoute, sans rire :  « Le militantisme et la visibilité transgenres sont imposés agressivement par Hollywood. »

« On a donc une réduction absurde du groupe des femmes à celles qui peuvent et veulent s’inscrire dans la fonction reproductrice à laquelle le patriarcat les assigne »

Pauline Clochec

Marguerite Stern

Ancienne Femen, elle est aussi la créatrice du mouvement des Collages contre les féminicides. Elle est contre l’inclusion des femmes transgenres dans le féminisme.

Le cœur du débat repose essentiellement sur la définition du mot « femme ». Si elle considère que « le féminisme doit inclure toutes les femmes », Marguerite Stern reste attachée à la définition littérale du dictionnaire. Pour les Terfs, une femme, c’est un être humain doté d’un appareil génital féminin. Point.

Cette conception biologique du genre tient pourtant difficilement la route. Pauline Clochec, doctoresse en philosophie et enseignante à l’ENS de Lyon explique que « si on définit la femme par la capacité reproductrice, cela exclut toutes les femmes prépubères, ménopausées, stériles, mais aussi celles ne voulant pas d’enfant. On a donc une réduction absurde du groupe des femmes à celles qui peuvent et veulent s’inscrire dans la fonction reproductrice à laquelle le patriarcat les assigne ».

La définition donnée par Marguerite Stern est excluante et explique bien trop étroitement la féminité en se basant sur un concept biologique erroné. La militante rappelle pourtant qu’elle se base exclusivement sur la science : « Être femme, ce n’est pas un sentiment mais une réalité biologique, c’est un phénomène de naissance. »

Les militantes qui partagent cette vision ne veulent surtout pas recevoir de conseils venant de ce qu’elles considèrent uniquement comme « des personnes à pénis ». Marguerite Stern concède cependant que la science n’est pas infaillible : « Il est certain qu’on se trompe actuellement sur des choses. » Mais pas sur le genre, apparemment.

L’insoluble équation

Pauline Clochec

Doctoresse en philosophie sociale, politique et féministe. Elle milite pour l’inclusion des femmes transgenres dans le féminisme.

« Les premières dissensions dans le mouvement sont apparues dans les années soixante-dix en France », précise Ilana Eloit, chercheuse au CNRS. Des dissensions qui opposent, à l’époque, les féministes différentialistes aux matérialistes. Les premières pensent alors qu’il faut revaloriser les différences entre les genres. Les autres, qu’il faut les abolir. Les femmes transgenres sont alors au cœur des discordes.

« La catégorie trans comme catégorie politique est récente : l’ouverture du féminisme à la transidentité date des années quatre-vingt-dix », ajoute Ilana Eloit. Pourtant, elles militaient aux côtés de collectif féministe comme [simple_tooltip content=’Un groupe issu du Front homosexuel d’action révolutionnaire formé à Paris en 1972 et dissout en 1974.’]Les Gazolines[/simple_tooltip] dès les années soixante-dix.

Autre critique des Terfs : les femmes transgenres participeraient à accentuer les clichés liés à la féminité. Pire, elles perpétueraient les stéréotypes de genre. « Pour les trans, être une femme, ce serait porter des talons, du rouge à lèvres, des bas résilles », s’insurge Marguerite Stern. Selon elle et les autres Terfs, être une femme ne peut pas se résumer pas à ces artifices.

En plus d’être réductrice, cette analyse des Terfs renforce, chez les femmes trans, les problèmes liés à la dysphorie de genre à laquelle elles sont déjà confrontées. La dysphorie de genre est un terme médical utilisé pour décrire la détresse psychologique d’une personne, face à l’inadéquation entre son sexe assigné et son identité de genre.

Comme les autres femmes, quoi qu’elle fasse, la femme trans est critiquée. Si elle s’habille de manière trop « féminine », elle perpétue les stéréotypes. Si elle s’habille de manière trop « masculine », on lui reprochera de ne pas faire d’efforts pour s’inclure parmi les femmes.

Ilana Eloit

Doctorante et chercheuse au CNRS. Spécialisée dans les théories politiques sur le genre et la sexualité et l’histoire des idées féministes et de la politisation de la sexualité.

Sur sa chaîne youtube « Tipoui ! », la transféministe Yuffy explique en détails la dysphorie de genre

Ces raccourcis poursuivent Jade depuis toujours. Enfant, elle essaye d’exprimer son mal-être sur le genre qui lui est assigné à la naissance. En réponse, sa famille décide de lui faire subir une thérapie de conversion.

Sa tante, la première Terf à laquelle Jade est confrontée, l’oblige à lire l’essai transphobe de Janice Raymond, L’Empire transexuel (1981). L’essai raconte comment les femmes transgenres « violent le corps des femmes en réduisant la vraie forme féminine à un artefact, s’appropriant ce corps pour elles-mêmes. »

Jade a 8 ans et suit la thérapie pendant quatre longues années. Quatre années dont elle ne ressort pas indemne. « Les membres de ma famille m’ont dégoûtée de mon désir d’être femme, à renfort de clichés sur les femmes trans. Ils m’ont fait comprendre que jamais les femmes ne m’accepteraient parmi elles. »

Mais la haine viscérale des femmes trans à laquelle elle est exposée se traduit aussi par des maltraitances physiques presque quotidiennes. « Ils m’ont forcée à faire des sports de combat pour me muscler, à beaucoup manger. Ils m’ont rasé la tête de force à plusieurs reprises. »

Jade a alors 12 ans : « J’entrais dans la puberté, je faisais 1,92 mètre. Mon image de moi-même était détruite. » Adulte, elle suivra des études de psychologie comportementale et travaillera, entre autres, sur la rhétorique du discours antitrans. « J’y ai trouvé un moyen d’essayer de me comprendre », souffle-t-elle.

Toutes les féministes ne partagent pas les idées défendues par les Terfs, loin s’en faut. Parce que, quoi qu’on en dise, le mouvement trans féministe, né aux Etats-Unis en 1969, peut revendiquer son ancienneté historique.


La communauté trans et le féminisme en huit grandes dates.

Une ancienneté historique que refuse de reconnaître le collectif Némésis, persuadé que la communauté LGBT a dressé ce complot très récemment. Cependant, il y a cinquante ans, le même débat existait déjà bel et bien : les militantes des Gazolines idéalisaient les normes de la féminité, alors que les militantes du [simple_tooltip content=’Le MLF est un mouvement féministe autonome et non-mixte fondé en 1970.’]Mouvement de libération des femmes (MLF)[/simple_tooltip], les critiquaient.

Car le féminisme est pluriel et l’a toujours été. Qu’il concerne les personnes de la communauté LGBT, les personnes noires, celles pro-sexe… une multitude de sous-branches existent. Ça a été le cas dès la fin du XXe. Il ne s’agit alors plus de parler du féminisme mais bien des féminismes.

Les Terfs ne sont qu’une manifestation parmi d’autres du sexisme que subissent les femmes transgenres. Ce n’est qu’en 2019 que Jade se présente à son travail en tant que femme. Les réactions ne se sont pas faites attendre. « En tant qu’homme, on me prêtait des qualités de leadership et entrepreneuriales. Dès que j’ai commencé à me présenter femme, on m’a trouvée hautaine et j’ai perdu du temps de parole en réunion. »

Drapeau de la communauté trans.

Les femmes comme Jade subissent ainsi de la discrimination parce qu’elles sont des femmes et parce qu’elles sont transgenres. Une double peine qu’elles doivent subir au travail et au quotidien dans l’espace public. « Je suis agressée trois fois sur cinq lorsque je me promène dans la rue », témoigne Jade.

Ces  femmes ont alors besoin de collectifs pour échanger et trouver leur place. Mais là encore, la tâche est ardue. « J’ai le sentiment que les femmes trans sont à peine tolérées dans les grands collectifs », regrette Mirza-Hélène Deneuve,  elle aussi passée par le mouvement des Collages de Paris.

Du coup, des femmes transgenres ont mis en place des espaces de parole. Cela leur permet de parer l’exclusion de certaines associations féministes et de se protéger de la haine.

Effie Nolasco, coordinatrice du pôle trans au sein de l’association 360, qui se désole elle aussi du fait qu’on « ait très souvent tendance à oublier les personnes trans ». Pour créer un espace bienveillant dans l’association, elle a choisi l’exclusivité : seules les personnes trans sont acceptées dans les groupes de parole. Effie souhaiterait cependant que chacun « respecte l’autre dans son ensemble en se basant moins sur l’entrejambe », afin que les luttes féministes puissent s’unir.

La femme rempart

Mirza-Hélène Deneuve

Militante transféministe, elle a créé le collectif TRANSGRRRLS. Elle milite dans le mouvement des Collages de Nancy et dans le collectif Nous Aussi.

Jade a appris à faire face aux attaques des Terfs. En ligne, sur leur terrain de prédilection, leurs messages ne l’atteignent plus. « J’ai longuement étudié leur discours. J’ai appris à exercer un regard critique à chaque argument qu’elles avancent. » Son histoire fait écho à celle de beaucoup d’autres. Mais nombreuses sont ces femmes qui ne parviennent pas encore à faire barrage comme Jade le fait.

Le fait que la haine soit au sein même du camp des femmes est une réalité douloureuse qui concerne plusieurs milliers de personnes et dont personne ne parle. Les femmes transgenres ne cesseront jamais de lutter pour être reconnues. Elles qui, comme le dit si bien Karine Espineira, « marchent sous les regards de tous et toutes pour dire qu’elles existent et qu’elles ont des droits ».

À défaut de voir les Terfs condamnées pour leurs propos, Jade espère mettre entre les mains de sa communauté des clefs de compréhension suffisantes pour qu’elle apprenne à se protéger. Ne plus avoir à lutter pour exister et ne pas être rejetées par les autres femmes de la lutte féministe ne devrait plus être une utopie.

La progression reste lente et les dissensions participent à ce ralentissement. Elles ancrent le féminisme dans un schéma archaïque qui empêche de mettre en lumière le vrai combat : que toutes les femmes obtiennent enfin les droits qui leur reviennent.

Effie Nolasco

Coordinatrice du pôle trans de l’association 360 qui lutte pour l’égalité juridique et
sociale des personnes LGBTQ.

Flavie Motila

@flavie_mt
23 ans.
Étudiante en journalisme à l’EPJT.
Passée par Le Parisien, Radio Campus Paris et Forbes Monaco.
Passionnée par l’actualité anglo-saxonne et américaine, les sujets éducation et environnement.
Aspire à devenir correspondante à l’étranger.

Lisa Peyronne

@PeyrLisa
22 ans.
Étudiante en journalisme à l’EPJT.
Passée par Radio Campus et La Nouvelle République.
Rédactrice chez Nakama.
Passionnée par les questions culturelles, sociales et féministes.
Se destine à la presse culinaire.

Marielle Poupard

@mariellepoupard
22 ans.
Étudiante en journalisme à l’EPJT.
Passée par Le Télégramme, La Nouvelle République et Ouest-France.
Passionnée par l’histoire, les questions sociales et le football.
Se destine à la presse écrite.