Les médias au rythme de Tiktok

Photo : Nathan Filiol/EPJT

Alors que la popularité de l’application TikTok explose depuis 2020, de plus en plus de médias d’information s’y installent en quête d’une nouvelle audience. Entre les chorégraphies et les chansons, les journalistes cherchent leur place et leur ton pour s’adresser à un public jeune. Mais en l’absence d’un modèle économique, difficile de savoir jusqu’où ira le phénomène médiatique TikTok.

Par Nathan Filiol

L​e 15 juin 2020, Le Monde poste sa première vidéo sur TikTok, un tutoriel simple et bref expliquant comment se débarrasser d’un masque jetable. Dans un article publié le même jour, le journal affiche clairement ses intentions sur ce réseau social émergeant : « informer, expliquer, lutter contre les fausses informations », mais surtout, « toucher un nouveau public.»

Le quotidien n’est pas le premier média à se lancer sur l’application, mais ses débuts remarqués marquent l’adoption définitive de TikTok par les journalistes.

Comme Snapchat une demie-décennie plus tôt, le réseau en plein boom de popularité attire les rédactions qui souhaitent développer de nouveaux projets éditoriaux, et se faire connaître des futurs consommateurs de l’information.

« Pour nous c’est l’occasion d’aller toucher un nouveau public » explique Olivier Laffargue, responsable des éditions Snapchat et TikTok du Monde, « un public que l’on ne sait pas très bien toucher, qui ne vient pas forcément vers nous naturellement ou ne vient pas vers nous du tout, ni sur le site, ni sur l’application et encore moins dans la version papier.» 

Pour certains utilisateurs, même le titre du journal n’évoque rien, comme en témoigne une question récurrente parmi les premiers commentaires : « pourquoi tu es certifié ? ».

En moins d’un an, Le Monde a malgré tout dépassé les 200.000 abonnés sur son compte, et a récemment passé le cap symbolique de 500.000, un chiffre en croissance constante dont se félicite Olivier Laffargue  : « Nous avons le sentiment d’avoir trouvé notre place sur TikTok et en voyant que ça continue à monter de manière stable, pour nous c’est le signe que nous avons fait un pari qui fonctionne.»

Aux premiers abords, ce pari n’avait pourtant rien d’évident. Et les médias qui ont tenté leur chance n’ont pas tous rencontré le succès. Il faut dire que TikTok est loin d’être la plateforme la plus adaptée au traitement de l’information. 

Développée par l’entreprise chinoise ByteDance, l’application arrive sur le marché français en 2017 et fusionne avec son concurrent direct Musically après son rachat en 2018. Sa formule est simple et accrocheuse : des vidéos courtes, allant de trois secondes à une minute, que les utilisateurs peuvent filmer, monter et partager gratuitement sur une seule et même plateforme.

En 2020, alors que des millions de personnes n’ont d’autres choix que de rester chez eux en quête de distraction, TikTok passe de franc succès à véritable phénomène cumulant 2 milliards de téléchargements depuis sa création. En France, le nombre d’utilisateurs grimpe à 6 millions de personnes et les sujets populaires sur l’application se diversifient en conséquence, une aubaine pour les médias.  

« Le confinement a été l’un des déclencheurs, explique Olivier Laffargue. Nous nous sommes rendus compte qu’il commençait à y avoir un bassin de lecteurs potentiels vraiment massif. Nous avons surtout réalisé qu’il y avait un public pour des sujets qui nous correspondaient. Parmi ces sujets, il y a des choses qui nous ont interpellé comme la mobilisation autour de Black Lives Matter aussitôt après la mort de George Floyd, mais aussi celle autour de la question des Ouïghours. »

L’opportunité est d’autant plus grande que « dans l’histoire des médias, aucune plateforme n’a jamais eu une audience aussi jeune », constate Jonathan Leborgne. Responsable des réseaux sociaux de Ouest France jusqu’en 2019, il conseille aujourd’hui les médias dans leurs stratégies numériques. 

« Dans l’histoire des médias, aucune plateforme n’a jamais eu une audience aussi jeune »

Jonathan Leborgne, conseiller en stratégie média

Le profil type des utilisateurs de TikTok, qui ont entre 13 et 24 ans, est son principal argument pour amener des journalistes sur l’application : « C’est peut-être eux qui demain iront souscrire des abonnements payants. Il faut le voir comme une façon de préparer l’avenir. » 

Toutefois, intéresser les plus jeunes est une tâche difficile et qui nécessite un investissement non négligeable. « Ils essayent de parler aux jeunes, mais certains n’ont pas les codes, le ton, le contenu adéquat. La visibilité est rarement à la hauteur de ce qu’ils espérent, donc ils abandonnent TikTok avant même d’avoir poussé le sujet à fond. » 

Les codes de TikTok

Au journal Le Monde, lorsque la création d’un compte TikTok est évoquée, il n’est pas question pour Olivier Laffargue d’en faire un projet mineur. « Dès le début, l’idée était de se lancer uniquement à condition d’avoir les moyens de le faire vraiment, donc à minima avec un poste à temps plein dédié. » 

À peine un an après le lancement, quatre journalistes du service Snapchat se relaient toutes les deux semaines pour produire du contenu spécifique à la plateforme. Arthur Eryeh-Fort est l’un d’eux. Sa mission, traiter des sujets de façon visuelle et didactique : « Notre promesse est d’informer le public en utilisant des objets du quotidien. On a déjà représenté des datas avec du sucre, avec du sirop, des cartes à jouer ou des billets. Des choses très simples pour que ça soit à la fois ludique et compréhensible pour notre cible. » 

En commentaires, les réactions varient, mais restent bienveillantes. « On ne modère quasiment pas. Les utilisateurs débattent entre eux, critiquent parfois notre contenu, mais c’est très rare qu’il y ait des insultes. »

Certains se réjouissent par ailleurs de la présence des médias sur l’application : « Ça fait du bien d’avoir des vidéos qui s’appuient sur des sources. Beaucoup manipulent sur TikTok en montrant des morceaux de vidéos sans contexte », explique une utilisatrice. Un autre avoue ne pas « être fan des journaux mainstream comme Le Monde ou Le Parisien » mais trouver ce format « intéressant.»

Si leur aspect bricolé et leur légèreté de ton donne l’impression que les TikTok du quotidien du soir peuvent être réalisés rapidement, ils représentent en réalité plusieurs heures de travail chacun.

Le rythme de publication est de trois vidéos par semaine, un chiffre qu’il serait difficile de dépasser pour le moment, la plateforme n’étant pas optimisé pour l’utilisation qu’en font les médias. « L’application est pensée pour faire des chorégraphies, des montages simples, rappelle en effet Arthur Eryeh-Fort. Elle n’est pas faite pour faire de l’info.» 

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Cela ne veut pas pour autant dire que la plateforme n’a de place que pour des chansons ou des chorégraphies. Car comme l’explique Canelle Sabourin, créatrice pour le compte de franceinfo, ces éléments « font partie de l’ADN TikTok mais sont loin de représenter l’application dans son ensemble », bien qu’elle avoue s’être demandée au début si elle « allait devoir danser.» 

Ayant participé au lancement en novembre 2020 du projet TikTok de la chaîne d’information du service public, elle a testé et affiné différents formats avant de saisir les composantes d’une vidéo qui fonctionne sur la plateforme.   

« Pour résumer je dirais qu’il faut que ça soit dynamique, court, impactant et un peu “chill” (comprenez “détendu” NDLR). Des collègues qui ont eu une formation plus journalistique que moi au départ ont eu plus de mal à se détacher du ton trop journaliste qui est par ailleurs moqué sur ce réseau. Il faut un ton naturel et aller vite à l’essentiel. Il faut surtout que l’œil ne s’ennuie jamais. On n’a pas le temps d’installer un sujet, de faire une introduction, il faut que ça bouge et que ça bouge tout le temps. » 

Avec sa limite d’une minute par vidéo, l’application oblige les médias à repousser les limites de la synthèse, même sur des rubriques complexes comme celle du fact-checking qu’anime Canelle Sabourin. 

« Il peut arriver que mon rédac chef me dise “là on dirait trop de la télé, on s’ennuie”. Parfois ça peut être frustrant, je le vois bien dans certains commentaires où des personnes vont poser des questions complémentaires auxquelles j’ai peut être la réponse mais je n’ai pas la place pour les mettre.» 

Le challenge du financement 

En tant que réseau social et, de surcroît, en tant qu’application à destination des jeunes, TikTok est naturellement devenu le nouvel espace favorisé par les influenceurs. Cela n’a pas échappé aux rédactions qui n’hésitent pas à les incorporer à leur stratégie éditoriale. 

Franceinfo a récemment organisé un live avec Julie Bourges, grande brûlée suivi par près de 600 000 personnes sur Instagram. Outre l’intention de mettre son histoire en avant, « il y a évidemment une stratégie d’échange de visibilité, assume Canelle Sabourin. Lorsqu’on fait un live sur TikTok, si le sujet intéresse la plateforme, s’il répond à un challenge, le live est mis en avant. Il l’est d’autant plus s’il est fait avec un influenceur. »

Effectivement, l’une des particularités de TikTok est que l’application fait l’objet d’éditorialisation. Les différentes antennes nationales de l’entreprise choisissent les contenus mis en avant, notamment à travers les nombreux challenges auxquels les utilisateurs sont invités à participer. Afin de toucher un public plus large, la plateforme encourage de plus en plus les médias à la rejoindre, car leur présence lui donne de la légitimité.

Comme l’explique Laurence Allard, « il y a une stratégie d’entreprise qui vise à se démarquer de l’image de Musically (ancêtre de tiktok), de l’application pour jeune fille, des chorégraphies, pour devenir le nouveau YouTube avec des contenus très diversifié touchant à toutes les thématiques que l’on retrouve sur les réseaux sociaux.»

De l’autre côté, les journalistes répondent à l’appel de l’application car ils sont « à la recherche d’audience mais, surtout, d’un public à informer, à éduquer à l’information, ajoute-t-elle. Sur TikTok c’est d’autant plus important que le public est à un âge où il découvre cette curiosité pour le monde et commence à s’engager pour différentes causes.»

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« Quand on s’est lancé, on leur a présenté notre projet, on leur a demandé leur avis, raconte Olivier Laffargue. Ils nous ont fait des retours et nous ont donné des conseils. Ils continuent de nous en donner lorsqu’on les sollicite. » Les indications concernent surtout la forme. TikTok recommande par exemple aux créateurs d’éviter de dépasser les 30 secondes par vidéos.

Mais l’expertise de l’entreprise a ses limites. « Ils n’ont pas eux-même les clés de l’algorithme. En réalité, personne ne sait exactement comment il fonctionne précisément.» Et pour des médias qui cherchent un retour sur investissement, ce manque de visibilité pose souvent problème.

« Là où sur snapchat nous arrivons à financer notre activité, sur TikTok ce n’est pas possible, on ne peut pas vendre de pub »

Olivier Laffargue, chef du service Snapchat-TikTok au Monde

Maintenir une présence sur TikTok est chronophage et coûteux. Or, l’application n’est à l’heure actuelle pas rentable pour les rédactions. « Là où sur Snapchat nous arrivons à financer notre activité, sur TikTok ce n’est pas possible, on ne peut pas vendre de pub », explique Olivier Laffargue. Pour éviter de produire des contenus à perte, Le Monde a tout de même pu profiter pendant six mois d’une bourse versée par le Réseau international de fact checking. 

Désormais, c’est la  plateforme qui finance son activité. « Actuellement, nous avons signé un accord avec TikTok eux-mêmes pour continuer pendant six mois, on fera ensuite le point. Il s’agit d’un fond pour les créateurs qu’ils ont mis en place sur diverses zones et qu’ils ont étendu sur la zone Europe. » Difficile de savoir combien de médias bénéficient  de ce financement. Mais une chose est sûre, l’absence de monétisation sur la plateforme reste le principal frein pour une majorité de rédactions. 

« Aujourd’hui la plupart des médias préfèrent se concentrer sur leur cœur de cible, les 30-40 ans, rappelle Jonathan Leborgne. Ce sont eux qui achètent les abonnements et qui font le modèle économique des médias. » L’absence d’un espace qui leur est dédié sur l’application, à l’image de la page « Discovery» sur Snapchat, est un détail supplémentaire qui ne facilite pas l’installation des médias sur TikTok. 

Toutefois les succès de comptes comme ceux du Monde (518.000 abonnés), de Franceinfo (214.000) ou encore de Brut (950.000), ont de quoi motiver d’autres rédactions à saisir la main tendue par l’application. 

Plusieurs médias estiment être aujourd’hui sortis de la phase de test et comptent désormais consolider la formule qu’ils ont développée pendant des mois. Pour eux, TikTok a le potentiel pour devenir une plateforme majeure pour produire et diffuser de l’information. 

C’est en tout cas ce que croit Olivier Laffargue, qui n’en est pas à son premier réseau social apprivoisé : « Comme Snapchat avait réussi à le faire, TikTok a créé son format, sa grammaire, sa façon de raconter nos vies, notre monde. Ce format a été adopté massivement et l’application a commencé à être copiée par la concurrence. Et dans le monde des réseaux sociaux, c’est déjà le signe que les choses sont bien installées

Pour aller plus loin…

Bibliographie complète disponible ici.

Nathan Filiol

@nathanfiliol
23 ans
A achevé son Master Journalisme à l’EPJT à l’été 2021. Cette enquête représente son travail final pour l’école.
Passionné de rap, de cinéma et de photo.
S’intéresse à la politique et aux États-Unis.
Aujourd’hui journaliste reporter d’image pour France Télévisions