Thanatopracteurs

six pieds sur terre

Vivant quotidiennement au contact de la mort, les « croque-morts » sont mystère et fumée. Nous les imaginons vêtus de noirs, des squelettes plein les placards et une cave éclairée aux chandelles. En réalité, les thanatopracteurs préfèrent savourer la vie et se moquer des clichés. Et occasionnellement, vous dira-t-on avec un sourire en coin, sacrifier un coq ou deux…

Par Pierre-Maxime Leprovost, Hanen Slimani et Ophélie Surcouf

Trente têtes sont tournées vers lui. Matthieu Jay vient d’entrer en sixième. Comme ses camarades, il a rempli une fiche où il a inscrit son nom, son prénom, son téléphone et le métier de ses parents. Le prof s’est arrêté sur le sien : « Ton père est thanatopracteur ? Qu’est-ce que c’est ? » Cette question, Matthieu l’entend chaque année. Il a donc demandé à son père de lui expliquer de quoi il s’agit avant d’entrer au collège. Histoire de pouvoir exposer aux curieux, sans s’emmêler les pinceaux ni les braquer, que son père travaille avec des cadavres. « Un thanatopracteur va faire des soins aux morts pour qu’ils soient beaux lorsqu’on les présente à la famille, raconte le gamin. Pour qu’ils aient un beau souvenir du défunt. »

Aujourd’hui, Matthieu a 20 ans. Il ne s’exprime plus avec les mots de son père : « Savoir en théorie, ce n’est pas comme savoir pour de vrai. À 18 ans, je me suis demandé ce qu’était vraiment un soin. J’ai eu envie de voir. » Son père a accepté.

Jean-Charles Jay  ne considère pas son métier comme tabou. Il est même rassurant sur le sujet : « Il ne faut pas avoir peur des morts. » À 43 ans et presque la moitié de sa vie à être « croque-mort », il sait de quoi il parle. Côtoyer des mort de manière accidentelle ou occasionnelle n’est pas chose facile. Travailler à leur contact tous les jours, le tout avec des techniques très invasives d’entretien et de conservation du corps l’est encore moins. Dès lors, il faut chercher à créer une forme de lien avec le défunt pour dépasser le cadre froid et impersonnel de la chambre mortuaire.

Certains d’entre eux le font en parlant aux morts. C’est le cas de Morgane Pollet, thanatopractrice de 26 ans, qui travaille dans la région de Rennes, en Ille-et-Vilaine. La pratique est pour elle totalement naturelle car il ne faut pas oublier que le corps n’est pas une simple carcasse mais un être humain. Garder l’humanité de la personne est primordial. « C’est plus agréable, cela brise le silence parfois lourd de l’intervention. Par exemple, une fois, en déplaçant le corps, je lui ai un peu cogné le pied. Du coup, je me suis excusée et je lui ai demandé s’il avait eu mal. Tous les collègues que je connais le font. »

La pratique n’est pas pour autant systématique et il y a autant d’avis sur le sujet que de thanatopracteurs. Jean-Charles Jay, par exemple, préfère le silence qui lui permet de mieux se concentrer. Pour Cynthia Mauro, qui enseigne la psychologie aux futurs thanatopracteurs à l’université de Lyon I, cela ne pose aucun problème. « Parler aux morts est sain sur un plan psychologique. Ce métier est solitaire et anxiogène et c’est un bon moyen de lutter contre cela », explique-t-elle.

À chacun ses démons

Tous les moyens sont bons pour dépasser la dureté du métier, qui n’épargne aucune sensibilité. Beaucoup de thanatopracteurs ont du mal à s’occuper des enfants. Ce fut le cas, pendant de longues années, de Jean-Charles Jay : « Inconsciemment, on transpose. Mais les difficultés changent avec les années. On évolue. » Morgane Pollet n’a jamais eu cette angoisse. « Peut-être est-ce parce que je n’en ai pas, suppose-t-elle. Beaucoup de mes collègues sont parents et préfèrent éviter. Alors c’est moi que l’on envoie en général. »

Cela dit, Morgane n’apprécie pas non plus particulièrement l’exercice. « Tout est plus petit avec les enfants. Non seulement c’est plus difficile techniquement mais il faut en plus être particulièrement minutieux parce que le deuil est très compliqué pour les familles. » C’est avec les femmes qui ont eu un cancer du sein que Morgane a beaucoup de mal. « En les déshabillant on voit la maigreur des corps, les faux seins ou leur absence, constate-t-elle. Quelque part je souffre pour elles. Peut-être parce que je suis une femme… »

« Il y a quelque chose de magique à rendre sa dignité à un corps en mauvais état »

Morgane Pollet

Il y a des cas particuliers qui sont plus difficiles que d’autres. Morgane se souvient d’une de ses premières interventions. « La personne s’était pendue et j’ai dû enlever la corde qui était presque incrustée dans son cou. C’était déjà difficile. Le pire a été de découvrir sa lettre d’adieu dans sa poche. Normalement, les gendarmes doivent prévenir en cas de suicide et récupérer toute forme d’effets personnels avant de nous laisser le corps. Là, rien n’avait été fait. Ça m’a vraiment choquée. J’ai fondu en larmes. C’est peut-être pour cela que j’ai autant de mal avec les suicides aujourd’hui. Surtout des jeunes. »

Malgré les difficultés, Morgane ne changerait de métier pour rien au monde. « Il y a quelque chose de magique à rendre sa dignité à un corps en mauvais état », confie-t-elle. Le résultat de ce travail est primordial pour les proches du défunt. La présentation du corps est d’ailleurs un des rares moments de rencontre entre le thanatopracteur et la famille. Comme l’explique Bernard Courtarel, thanatopracteur à Tours, cette rencontre est d’une importance capitale. « Si les proches nous disent que le défunt est beau et qu’on a l’impression qu’il dort, ça veut dire que j’ai bien fait mon travail et c’est la plus belle des récompenses. »

Source : La Thanatopraxie historique de Françoise Biotti-Mache.

Conservation à domicile

« Les domiciles, c’est une plaie ! » résume Morgane Pollet. Une exclamation qui a valeur de credo pour l’essentiel des thanatopracteurs. S’il est un sujet qui les met (presque) tous d’accord, c’est bien la question des domiciles et de leur enfer technique. Monter les escaliers avec les valises lourdes de matériel est fatiguant. Le corps est le plus souvent sur un matelas mou ce qui rend le matériel instable et les soins difficile

Les thanatopracteurs peuvent aussi se faire mal au dos car le corps n’est pas à la bonne hauteur. « En général, on essaye de trouver une table pour au moins avoir une surface dure. Mais les conditions parfaites pour un soin ne sont jamais réunies aux domiciles. On a toujours peur de tâcher les draps, le sol, les murs », raconte Morgane.

« J’aime bien savoir comment les défunts sont morts, regarder leurs photos. J’ai envie d’en savoir plus sur leur vie et essayer de comprendre qui ils étaient »

Natalie Fouilleul

En plus du mobilier, il faut aussi gérer la famille. Il faut forcer les gens à sortir car ils veulent souvent assister au soin. «Voir ou entendre ce que nous faisons peut être une expérience traumatisante si l’on n’y est pas préparé, déplore Morgane. L’étape trocart fait un bruit assez inquiétant. Une fois, j’ai dû réaliser un soin séparé de la famille par un simple rideau, c’était extrêmement difficile. »

Pour elle, ces difficultés physiques s’ajoutent celles d’ordre psychologique. Elle n’aime pas connaître la vie des gens. « Une fois, je me suis occupée d’un monsieur et je me suis donnée un mal fou pour ses soins, lance-t-elle. Qu’il soit bien pour ses funérailles. Plus tard, j’ai appris qu’il avait vendu des machettes à des gamins africains. Il était probablement responsable de la mort de millions de gens. Ça m’a rendue malade. »

Son aversion des domiciles n’est pas partagée par tout le monde. Pour une de ses collègues, Natalie Fouilleul, l’envie de savoir est venue avec le temps. Depuis douze ans, elle exerce à Rennes et sa perception du métier a complètement changé. « Lorsque j’ai commencé, j’étais très technique. Je ne voulais rien savoir, avoue-t-elle. Je n’étais pas les pompes funèbres. Ce n’était pas à moi de rencontrer la famille. Aujourd’hui, ça ne me gênerait pas d’être assistante funéraire. J’aime bien savoir comment les défunts sont morts, regarder leurs photos. J’ai envie d’en savoir plus sur leur vie et d’essayer de comprendre qui ils étaient. »

Il n’y avait que Julien Landreau, un ancien collègue de Morgane et de Natalie, que les domiciles rendaient enthousiastes. Bien qu’il ait arrêté la thanatopraxie, il reste passionné : « Les domiciles sont le coté le plus agréable du métier. Il faut s’adapter aux familles, à l’environnement car on entre dans l’intimité du défunt. On s’imprègne de l’ambiance, on peut échanger avec les gens. »

C’est l’occasion de rencontrer des gens différents et de découvrir des cultures. Il raconte les soins qu’il a effectués chez les gens du voyage. Une situation particulièrement atypiques, qui l’a marqué : « Il y a des codes qu’il faut respecter et personne pour nous les apprendre. » Le corps se trouve toujours dans une caravane. « C’est le chef qui vous y emmène mais les gens ne vont pas nous dire où il est. Il faut le trouver », précise Julien Landreau. Une expérience qui peut être d’autant plus perturbante que les conditions de travail sont très complexes. L’espace, dans une caravane, est très restreint. Il peut y faire très chaud ou très froid en fonction de la saison. Mais c’est l’ambiance qui l’a le plus déstabilisé. « Nous sommes habitués à vouvoyer, à parler doucement pour ne pas brusquer les familles, explique Julien. Mais dans un campement tout est sonore et sommaire. Chez les gens du voyage, la mort grouille de vie. »

Des corps et des dieux

Il préfère de loin les rites bouddhistes et leurs couleurs. Avec l’aide de la famille, le thanatopracteur drape le corps de tissus et place, par exemple, un grain de riz dans la bouche du défunt. Natalie aime aussi cette tradition : « Les bouddhistes sont tellement sereins. J’ai beaucoup plaisanté avec la fille d’un défunt pendant qu’elle m’aidait à l’habiller. Le culte des ancêtres et l’idée de réincarnation permettent de vivre le deuil de manière plus joyeuse. »

Car la  religion peut être une façon d’aborder le deuil différemment. Il existe par exemple des pompes funèbres exclusivement juives ou musulmanes pour mieux accompagner les familles selon leur foi ou celle du défunt. « La mort n’est qu’une étape de la vie, car il y a une vie après la mort pour les musulmans », explique  Missoum Chaoui, propriétaire des pompes funèbres El Chahada (« la profession de foi ») à Nanterre. Les pompes funèbres musulmanes s’occupent du lavage rituel, du rapatriement des défunts dans leur pays d’origine et des contraintes administratives qui y sont liées.

« J’espère qu’il y a quelque chose après la mort. Ma foi, on verra bien ! »

Jean-Charles Jay

Missoum Chaoui joue également un rôle religieux en rassurant les familles sur le sort du défunt et en organisant une prière. Les thanatopracteurs ne prennent pas part aux rites religieux car le corps doit seulement être lavé et tout soin est interdit. Une forme de dénuement qui impressionne Guillaume Russel, transporteur pour El Chahada : « Il y a une force dans la manière d’affronter la mort dans la religion musulmane ou même juive que l’on ne retrouve pas dans d’autres religions. Je suis catholique et je trouve que nous sommes plus dans la fatalité. Pour les musulmans, c’est une étape de la vie. Et la vie, c’est aussi ce qu’il y a après la mort. »

La croyance n’affecte pas que les familles des défunts. Jean-Charles Jay est chrétien. Mais il balaye d’un revers de main désinvolte la question de l’au-delà : « J’espère qu’il y a quelque chose après la mort, confie-t-il. Ma foi, on verra bien ! » Ce qui compte, c’est la vie. Une chose que lui rappellent tous les morts qu’il croise dans son quotidien. « Une fois qu’on est parti, on est parti, philosophe-t-il. La mort n’a pas d’âge. Il faut dire aux gens qu’on les aime, relativiser les bobos du quotidien. Demain… On est en vie. »

Croque Messieurs

Les thanatopracteurs ont souvent eu une image lugubre, voire antipathique. À la télévision, dans les romans ou les bandes dessinées, ils sont vêtus de noirs, ont des tendances gothiques ou sont serial killers. En réalité, les thanatopracteurs n’aiment pas la mort. La côtoyer quotidiennement les affecte et peut être source de traumatismes psychologiques. « Notre métier est un peu barbare, il faut le reconnaître, relativise Morgane Pollet. C’est pour cela qu’il faut être très stable émotionnellement. Sinon, on ne vit pas. Je dois pouvoir voir quelque chose d’immonde le matin et être ensuite capable de manger un sandwich à midi et dormir le soir. »

Une séparation qu’il n’est parfois plus possible de faire. Julien Landreau en a fait l’expérience. Fatigue, surmenage, décès d’un proche… Il est devenu incapable de mettre de la distance entre lui et les défunts. Un jour, il a fondu en larmes devant le corps d’un homme d’environ son âge. C’est une des raisons qui l’ont poussé à arrêter la thanatopraxie. Natalie Fouilleul a, elle, décidé de mettre sa carrière entre parenthèses pendant un an pour s’occuper de son père, mourant. Côtoyer le deuil à la fois dans son travail et sur le plan personnel était trop difficile. « Il faut aussi savoir s’occuper des vivants », affirme-t-elle simplement.

S’occuper de son père jusqu’au bout était une promesse. Natalie voulait même réaliser les soins de conservation à sa mort. Une idée qu’elle a abandonnée par peur de ne plus être au point techniquement. « Je regrette beaucoup de ne pas l’avoir fait, confie-t-elle. J’aurais voulu lui rendre ce dernier hommage. Boucler la boucle. Il m’a donné vie. C’était la moindre des choses que je m’occupe de lui à sa mort. »

Chose surprenante, il n’existe aucune réglementation en ce qui concerne les soins de conservation de ses proches. Alors que les médecins et les psychologues sont tenus à un code d’éthique, les thanatopracteurs peuvent agir comme bon leur semble. Pour Cynthia Mauro, il semble toutefois difficile de séparer complètement la part personnelle de la part professionnelle. « C’est une démarche très personnelle, analyse-t-elle. Le plus souvent, les thanatopracteurs le font par envie de rendre un “dernier” hommage. »

Travailler avec la mort reste un sujet tabou dans la plupart des cultures

Quand on parle de soins de conservation, ces mots reviennent sans cesse. Mayssame a promis à sa grand-mère de réaliser sa toilette mortuaire. Cela fait maintenant trois ans que la jeune infirmière a fondé son association de laveuses musulmanes. Autodidacte, elle s’est formée seule à l’aide de livres et en respectant les valeurs de l’islam : « Cela me rappelle aussi à quel point j’ai de la chance d’être en vie, surtout quand je dois laver des femmes de mon âge ou même plus jeunes que moi. Je me souviens que je vais mourir un jour. »  Cette pratique n’a fait que renforcer sa foi, ajoute-t-elle et, pourtant, elle n’a pas bien été accueillie par son entourage. Travailler avec la mort reste un sujet tabou dans la plupart des cultures.

Il est donc important d’être psychologiquement équipé et d’être capable de supporter le poids du métier seul. Même si la préparation au concours de thanatopraxie ne le prévoit pas, Cynthia Mauro prend le temps de faire de la prévention sur l’épuisement émotionnel et les psycho-traumatismes. Une angoisse qui n’atteint pas encore Morgane Pollet. « Lorsque je m’occupe d’un corps, j’y mets l’attention et le dévouement que je mettrais s’il s’agissait de mes propres grands- parents. Mais je le fais sans l’affect qui irait avec », analyse-t-elle avant de conclure : « De toute façon, je crois que pour être thanatopracteur, il faut être un peu un sociopathe. Ou frappadingue ! »