Tatouage

Une fracture indélébile

Séance de tatouage lors du festival parisien Tattoo Village, en décembre 2022. Photo : Tom Demars-Granja/EPJT

Le secteur français du tatouage est en plein essor et le métier n’est plus marginal. Pourtant, les tatoueurs ne disposent toujours pas d’un statut professionnel. La faute au conflit qui oppose les deux plus puissantes associations du métier, le Snat et Tatouage & Partage.

Par Tom Demars-Granja, Camélia Aidaoui et Zacharie Gaborit

Mercredi 4 janvier 2023, la décision tombe : l’Union européenne officialise l’interdiction des pigments bleu et vert présents dans de nombreuses encres. Les députés mettent en avant leur « toxicité pour la santé humaine » pour justifier cette mesure.

Problème, les pigments en question sont omniprésents dans les tatouages. Même si tatoueurs et tatoueuses sont enfin sortis de décennies de marginalité et connaissent un succès croissant, ils doivent encore se battre pour pratiquer sereinement leur métier.

Sans surprise, les tatoueurs en colère se mobilisent contre cette réforme. Le 8 février 2023, le Syndicat national des artistes tatoueurs (Snat), principale association française du métier, rencontre des conseillers du ministère de l’Économie. Ces derniers se sont engagés à relayer cette cause auprès du Parlement européen. Mais l’association repart sans promesse concrète. La situation est loin d’être débloquée. Le Snat persiste : il diffuse une nouvelle pétition.

Depuis sa création en 2003, le Snat s’impose comme première force de défense des tatoueurs. Créé par Tin-Tin, figure controversée du métier, l’association compte 1 500 adhérents en 2021. Ce grand gaillard qui semble tout droit sorti d’un cortège des Hells Angels a façonné sa renommée au fil des années, jusqu’à s’imposer comme le visage du tatouage français aux yeux des médias.

Infographie : Camélia Aidaoui/EPJT

Lui et ses acolytes du Snat discutaient déjà des encres avec le ministère de la Santé en janvier 2022. Une visioconférence à laquelle assistait également – et c’est une première – Tatouage & Partage, un autre collectif de tatoueurs. Celui-ci revendique 920 adhérents.

À l’époque, Tatouage & Partage dressait le bilan d’une rencontre « inespérée ». L’association saluait « l’argumentation très riche » du Snat. Face au ministère, les deux associations étaient sur la même longueur d’ondes.

La création d’un groupe de travail avait même été évoquée. Sauf qu’il n’a jamais vu le jour. Et le Snat est reçu seul à Bercy le 8 février 2023 et le 27 octobre par un vice-président du Parlement européen. Entre les deux collectifs, rien ne va. Leur seul point d’entente, l’interdiction des encres, ne suffit pas à les unir.

Concilier artistique et commercial

Cette situation est symptomatique de ce qui se déroule dans le secteur des tatoueurs. Après de premières interdictions en janvier 2022, cette seconde salve impose un constat : la profession est éclatée et peu solidaire. Même lorsqu’il s’agit de se battre pour continuer à exercer…

Par ailleurs, les tatoueurs français n’ont toujours pas de statut. La difficulté, c’est que le métier est à la fois artistique et commercial. Il comprend la création graphique, le dessin, ce qui fait la réputation d’un tatoueur, sa patte. Et aussi l’acte de tatouer, une prestation de service similaire au piercing.

Loin d’une formation exclusivement théorique, l’association souhaite en réalité institutionnaliser ce qui n’est encore qu’un apprentissage informel en salon, dont le déroulé dépend du bon-vouloir du patron. Mais les réticences sont importantes : « Passer le balai et ne jamais toucher une aiguille, non merci ! » s’insurge Toto le Voyou, un tatoueur de 31 ans qui travaille à Paris.

Même son de cloche chez le jeune tatoueur tourangeau THS Ink. Celui-ci a très mal vécu un apprentissage où se mêlaient paroles en l’air et fausses promesses. « Il [son supérieur] prenait tous les projets à ma place. Je ne pouvais pas évoluer », se souvient-il.

Infographie : Tom Demars-Granja/EPJT

Ancien membre du Snat, Stéphane Chaudesaigues crée Tatouage & Partage en 2011 avec l’objectif de faire reconnaître les tatoueurs comme artisans d’art. Grande gueule, il adore exposer ses décennies d’expérience. De l’ancrage punk à la démocratisation de la pratique, il critique l’embourgeoisement de jeunes tatoueurs qui se considèrent comme des artistes. Il les qualifie d’égocentriques.

Pour ce « vieux de la vieille », les tatoueurs sont avant tout des prestataires de services, qui exécutent les demandes de leur clientèle. « C’est pas parce que ta mère te dit que tu fais des beaux dessins que tu es un artiste ! » raille-t-il.

Une vision diamétralement opposée à celle du syndicat des « artistes-tatoueurs ». Les membres du Snat revendiquent, eux, la dimension artistique de leur travail. L’objectif du Snat est donc de permettre à ceux qui le souhaitent d’être reconnus par la Maison des artistes (MDA).

Négociations inexistantes

Cet organisme aide ses membres à s’affilier au régime de Sécurité sociale des artistes-auteurs. Ils pourraient en conséquence bénéficier d’une baisse de la TVA sur leurs ventes et percevoir des droits d’auteur. Or, à l’heure actuelle, si un tatoueur veut s’inscrire à la MDA, il doit suivre des chemins détournés. Il doit, d’une certaine manière, dissocier son activité artistique de celle commerciale. Il vend d’abord son dessin à son client. Dans ce cas, « cela peut être déclaré au régime artiste-auteur, confirme la présidente de l’institution, Antinéa Garnier. Comme le serait n’importe quelle illustration originale d’un dessinateur, d’un illustrateur ou d’un peintre. »

À condition bien sûr que le dessin soit bien du tatoueur. L’acte de tatouage lui-même est dissocié et n’est pas reconnu comme de l’art. Et si ce moyen détourné semble être une solution viable, il n’est pas suffisant pour les tatoueurs. Plus qu’une histoire d’argent, l’intégration à la Maison des artistes voulue par le Snat est aussi une histoire de symbole… ou d’égo.

De fait, une modification des statuts n’est pas prévue dans un avenir proche. La principale revendication du Snat apparaît comme impossible à l’heure actuelle. Enclencher le processus demande des années de patience et les négociations entre le Snat et la MDA sont inexistantes. « Cela fait cinq ans que je suis à la direction de l’association et je n’ai pas été en lien avec ces organisations », confirme Antinéa Garnier.

Vidéo : Camélia Aidaoui et Zacharie Gaborit/EPJT

Le statut des tatoueurs n’est d’ailleurs pas le seul point de tension que rencontrent les deux organisations. Tatouage & Partage souhaite un encadrement public de la formation professionnelle, en enregistrant le tatouage à l’Institut national des arts et métiers. Pour le moment, la façon la plus commune de se former est l’insertion directe sur le marché du travail, sans formation officielle. Soit le type de parcours soutenu par le Snat, qui souhaite préserver le statu quo sur la question.

Déjà en 2014, ses membres publiaient sur Avaaz.org une pétition « Pour un statut d’artiste tatoueur / Contre un diplôme ou une école ! » et refusaient « un CAP ou un diplôme obligatoire qui ne ferait que générer d’innombrables tatoueurs diplômés et formatés, bien loin des créatifs qui émergent depuis plusieurs années ». Ils visaient ainsi ouvertement la proposition de Tatouage & Partage.

Passer le balai, non merci !

Le sujet a le don de toujours énerver Stéphane Chaudesaigues. Pour lui, la mise en place d’un CAP n’a jamais été à l’ordre du jour. « C’est un terme qui est utilisé pour diaboliser notre action, s’énerve-t-il. Ça justifie le fait de rejeter la grande majorité de nos combats. »

Loin d’une formation exclusivement théorique, l’association souhaite en réalité institutionnaliser ce qui n’est encore qu’un apprentissage informel en salon, dont le déroulé dépend du bon-vouloir du patron. Mais les réticences sont importantes : « Passer le balai et ne jamais toucher une aiguille, non merci ! » s’insurge Toto le Voyou, un tatoueur de 31 ans qui travaille à Paris.

Même son de cloche chez le jeune tatoueur tourangeau THS Ink. Celui-ci a très mal vécu un apprentissage où se mêlaient paroles en l’air et fausses promesses. « Il [son supérieur] prenait tous les projets à ma place. Je ne pouvais pas évoluer », se souvient-il.

Photo : Tom Demars-Granja/EPJT

Assurer la qualité d’une formation pour des apprentis n’enlèverait en rien la possibilité de transmettre un style et une patte, comme le craint le Snat. Et dans cette discipline en plein essor, la question de la formation est de plus en plus pressante. En effet, le nombre d’aspirants tatoueurs est tel que certains sont désormais prêts à payer un apprentissage informel dans un salon.

Comme Fred, aujourd’hui à la tête de l’Atelier de Zébulon, à Tours. L’ex-militaire, de nature flegmatique et passionné par l’imagerie américaine dans le tatouage – folklore marin en tête –, s’est vu refuser toutes ses demandes. Il s’est finalement résolu à payer « très cher » sa formation dans un shop. D’autres préfèrent rester autodidactes. Il est dommage que, dans un tel contexte, les deux associations ne présentent pas un front commun. Surtout quand les tatoueurs et tatoueuses, eux, se sentent délaissés.

Un problème plus profond

Monta Tattooer, invité en résidence par l’équipe tourangelle de Borderline Tattoo, déplore un manque de communication entre les deux instances et les professionnels. S’il voit passer quelques informations sur les réseaux sociaux et côtoie « des gens qui sont avec Tatouage & Partage », il confesse avoir du mal à construire un avis clair sur les revendications des deux associations. Il était, par exemple, persuadé que le Snat défendait l’aspect artisanal du tatouage, alors que c’est la revendication principale de Tatouage·&·Partage.

Même son de cloche pour Toto le Voyou. Tatoueur star avec plus de 82 000 abonnés sur son compte Instagram et une notoriété qui dépasse le cadre de son métier, il n’a pourtant aucun dialogue avec les représentants des deux syndicats. Preuve, selon lui, d’un problème plus profond.

La rencontre se déroule dans le studio privé qu’il a fondé avec des amis tatoueurs et tatoueuses. La façade de l’établissement, vierge, est presque trop discrète dans cette rue du Xe arrondissement de la capitale. Ici, les commerces, les restaurants et les studios de graphisme redoublent plutôt d’inventivité pour se démarquer de leurs voisins.

Photo : Tom Demars-Granja/EPJT

Chef de file d’une génération de créatifs qui proviennent du cinéma, du graphisme ou de l’illustration, Toto le Voyou cherche à s’éloigner des clichés liés au tatouage. Quand on aborde la relation qu’entretiennent, lui et ses proches, avec les figures historiques du métier, la conclusion est sans appel : « Pour eux, on n’existe pas. » La distance qui s’installe, selon lui, entre les deux syndicats et ceux dont ils défendent supposément les droits s’explique par une incompréhension générale entre deux mondes.

Il se rappelle notamment sa formation hygiène et salubrité, dispensée par des formateurs ayant une longue expérience dans le métier. Du côté des formés, « on se croyait de nouveau au collège, avec des élèves qui dorment au fond de la classe ». Du côté des professeurs, soit des tatoueurs chevronnés, un « discours misogyne, masculiniste et grossophobe » prend le pas sur la formation.

Le propriétaire d’un salon de tatouage sur Tours, qui a souhaité rester anonyme, traite, lui, les membres du Snat de « mafia ». Leurs discours fédérateurs ne sont pour lui que des effets de manche. « Ils chialent pour la TVA, pour être reconnus comme des artistes, mais quand tu vas sur l’onglet dédié à “comment devenir tatoueur”, tu tombes sur : il faut que tu passes le balai chez un ancien. C’est de l’esclavagisme moderne ! »

Pas question, néanmoins, d’accorder du crédit aux tatoueurs plus jeunes, comme Toto le Voyou. Bien au contraire. Quitte à utiliser ce même discours masculiniste que ceux-ci dénoncent pour discréditer ce que lui juge être des reproches de « pleureuses ».

Ancien designer, Epiderm’ink a coupé les ponts avec les autres tatoueurs tourangeaux, trop concurrentiels à son goût. Photo Tom Demars/EPJT

En 2023, la profession des tatoueurs n’arrive donc toujours pas à s’organiser efficacement pour défendre ses intérêts au niveau national. Puisqu’il s’est approprié le nom de syndicat, le Snat est considéré comme tel par les médias. Néanmoins, ni lui, ni Tatouage & Partage ne peuvent jouer pleinement ce rôle.

Contrairement à de véritables syndicats (même patronaux), le Snat et Tatouage & Partage ne peuvent pas compter sur un maillage régional pour maintenir un lien solide et durable. Leurs bureaux sont majoritairement composés d’amis et de la famille des fondateurs.

Quid d’un statut ? D’un encadrement de la formation ? La profession manque de recul sur elle-même. « Je me dis que les choses ont changé. Il est peut-être temps pour nous d’évoluer », se questionne Stéphane Chaudesaigues. Encore faut-il qu’un dialogue s’installe.

Tom Demars-Granja

@tomdemarsgranja
23 ans
Étudiant en journalisme à l’EPJT. En alternance à la rubrique médias du journal L’Humanité.
Intéressé par le cinéma, la bande dessinée, la photographie et la littérature.
Passé par Beware! magazine, The Conversation, RFI, O2 Radio, L’Eclaireur Fnac et L’Est Éclair/Libération Champagne.
Se destine au journalisme culturel et aux photoreportages.

Camélia Aidaoui

@CAidaoui
26 ans

Étudiante en journalisme à l’EPJT effectue sa 2e année à l’université d’Usek au Liban.
Passionnée par la politique, l’histoire et le Moyen-Orient.
Passée par Le Poing à Montpellier et La Nouvelle République à Tours. A aussi travaillé pour Le Média.
Se destine à la presse écrite et à la télévision à l’international .

Zacharie Gaborit

@zachariegaborit
21 ans
Étudiant en journalisme à l’EPJT, en spécialité radio.
Intéressé par la musique, les questions de société et les cultures web.
Passé par Presse Océan et Radio Campus Tours.
Se destine à la Radio et à la presse culturelle.