Suicide des agriculteurs
double peine pour les famillesC’est une tragédie silencieuse et les conséquences pour l’entourage sont dévastatrices. Après le suicide d’un agriculteur, en plus de la douleur et du traumatisme, les familles se retrouvent souvent écrasées par les difficultés économiques.
Par Annabelle Boos, Lucas Gault et Marie-Mene Mekaoui
Cela ne vous dérange pas si je fume ? » demande Jean-Simon Vuzé. Assis, les jambes croisées, au bout de la table à manger huit places du salon familial, il grille clope sur clope. La porte et les fenêtres sont closes. Dehors, il fait froid. La pluie n’a pas cessé de tomber depuis l’aube à Anché (Indre-et-Loire). C’est une mauvaise journée qui a commencé pour l’agriculteur qui gère une exploitation bovine et céréalière.
L’homme à la barbe rousse et aux lunettes rondes a repris l’exploitation « de papa » en 2021. Le 12 mars cette année-là, Vincent Vuzé commet l’irréparable. Il se suicide. Il a 52 ans. Il laisse derrière lui une lettre d’adieu pour expliquer son geste adressée à sa femme Cathy, sa fille Claire, toutes deux aides-soignantes, et à son fils. « A ce moment-là, sa douleur est tellement intense qu’il n’en peut plus de ce travail ni de ce harcèlement. Même s’il nous aime. Je pense qu’à un certain stade, on a tellement mal qu’on n’a plus de solution pour arrêter cette souffrance », soupire Cathy, les yeux humides. Elle n’est pas assise à la table. Elle reste debout, à l’écart. Blouse bleu de ménage sur les épaules, elle doit « faire à manger ».
Sept lettres taboues
Vincent Vuzé cumulait plus de 30 000 euros de dettes. « On remboursait par-ci par-là mais c’était tellement gros », confie le fils. Son père ne voyait plus le bout du tunnel. « Je pense qu’en faisant ce geste, il a pensé nous libérer de son poids, de ce qu’il nous faisait porter. Mais c’est le contraire », reprend sa veuve. Elle porte toujours son alliance à l’annulaire. Ni Jean-Simon, ni Cathy ne prononcent le terme de suicide. Comme si ces sept lettres étaient taboues.
Le processus de deuil est à peine entamé que les difficultés économiques et administratives s’accumulent. Le fils, caution solidaire de l’exploitation, hérite des dettes de son père : « C’est à l’associé survivant de prendre toutes les responsabilités. » Il reçoit alors des courriers de mises en demeure de la Mutualité sociale agricole (MSA) en raison d’échéanciers non payés.
La MSA, c’est l’organisme qui s’occupe de la protection sociale de l’ensemble des travailleurs du milieu agricole. L’adhésion, par une cotisation régulière, est obligatoire pour tous les actifs et joue le même rôle que la Sécurité sociale pour les autres milieux socio-professionnels. C’est un acteur majeur, qui a également pour but de soutenir et de venir en aide aux agriculteurs en cas de difficultés.
Images : Annabelle Boos et Lucas Gault/EPJT. Montage: Annabelle Boos/EPJT
Les courriers automatiques de la MSA sont bloqués par M. Deschamps, le conseiller de l’organisation agricole qui gère le dossier de la famille. Celui-ci est pris au sérieux. « Quand il arrive ce genre de situation, on met les meilleurs », explique Jean-Simon Vuzé. Il réussit à éponger les dettes en septembre 2023, plus de deux ans après le drame. Mais il ne s’est jamais versé de salaire. Il doit même rémunérer un salarié pour l’épauler sur l’exploitation. Ce sont les revenus de sa mère qui couvrent les besoins de la famille.
Vers qui se tourner après le suicide d’un proche pour joindre les deux bouts quand on est agriculteur ? Jean-Simon Vuzé n’a pas trouvé d’appui économique dans le monde les institutions agricoles. « Je n’ai rien reçu de leur part. Par contre, j’ai eu de l’aide de la part de la banque et de l’assurance. J’avais à faire à des personnes humaines et professionnelles », précise-t-il.
La famille reçoit aussi des aides ponctuelles de particuliers. « On a eu 300 euros de la part d’une dame qui vit dans le nord », se rappelle Cathy postée dans sa cuisine. Après le décès de Vincent Vuzé, la famille a en effet médiatisé son histoire. Les articles de presse ont mis en lumière ses problèmes financiers. Elle a bénéficié d’un élan de solidarité « de ces gens » qui vivent les mêmes difficultés.
Mais cela ne suffit pas. Les dettes épongées, les galères ne disparaissent pas pour autant. « J’ai creusé un trou pour en boucher un autre. Ça ne s’arrête pas comme ça », reconnaît le trentenaire.

Ils sont nombreux les agriculteurs en détresse à être passé à l’acte comme Vincent Vuzé. Le monde agricole est le milieu socio-professionnel qui connaît le plus de suicide parmi ses actifs.
En 2016, 529 agriculteurs se sont suicidés d’après la MSA. Celle-ci s’appuie sur les chiffres du Système national des données de santé (SNDS). C’est plus d’un suicide par jour. Depuis, aucune nouvelle étude n’a vu le jour. Le flou persiste sur les données
et ce malgré les demandes répétées des acteurs institutionnels qui ont travaillé sur le sujet.
Le regard toujours posé sur sa montre connectée, Henri Cabanel est un homme pressé. Dans les bureaux modulaires du Sénat, l’heure tourne. Le viticulteur prend siège sur les bancs du palais du Luxembourg en 2014 sous l’étiquette du Groupe socialiste écologiste et républicain.
« Avec le film d’Édouard Bergeon, je détenais enfin la porte d’entrée pour briser le tabou et amener le sujet de la détresse des agriculteurs au parlement », explique le sénateur de l’Hérault. De fait, dans le « monde taiseux » de l’agriculture, le suicide est tabou. Dans ces conditions difficile de mettre un grand coup de pied dans la fourmilière et de dénoncer la situation. C’est donc grâce au grand écran que l’abcès est crevé. En 2019, le film Au nom de la terre sort en salle. Il retrace le drame d’une famille d’agriculteurs face au suicide de Pierre, père et chef d’exploitation. Le silence se brise et les prises de paroles se multiplient.
Ce long métrage est à l’origine d’un rapport de 153 pages sur « les moyens mis en œuvre par l’Etat en matière de prévention, d’identification et d’accompagnement des agriculteurs en situation de détresse ». Rédigé dès 2019, il est publié en 2021 par Henri Cabanel et Françoise Férat, alors sénatrice du groupe Union centriste.
Les deux élus sillonnent les territoires durant des mois pour rencontrer les instances agricoles et des agriculteurs en difficulté sur leur exploitation. De ces entrevus, plus d’une soixantaine de recommandations ressortent.
Mais seules huit concernent les familles endeuillées par le suicide soit quatre petites pages. L’accompagnement pourrait « être largement perfectionné tant il est aujourd’hui insuffisant », analysent les sénateurs.
Le problème pour Henri Cabanel, c’est le manque de chiffres. Dès 2021, il réclame les « chiffres les plus récents possible » sur le nombre de suicide dans la profession. « Depuis 2016, ils n’ont pas bougé. C’est l’omerta », s’insurge-t-il.
Systématisation d’un accompagnement psychologique par un expert, gratuité du service de remplacement pour les proches des victimes et gel du remboursement des dettes font partie des recommandations. Elles sont presque toutes reliées à la MSA. L’objectif est d’alléger la paperasserie conséquente exigée des proches.
A l’heure actuelle, ces préconisations n’ont pas été mises en place par les différents gouvernements ni par la MSA. « Aucune [recommandation] n’a été suivie pour les familles, regrette Henri Cabanel. Il y a un trou dans la raquette. Elles perdent un être cher, se retrouvent devant une administration impitoyable et elles sont seules. »
Cette émulation autour de la détresse des agriculteurs a également eu des répercussions au gouvernement. Le ministre de l’Agriculture d’alors, Didier Guillaume, demande à Olivier Damaisin de produire lui aussi un rapport sur le même sujet. Le député La République en marche du Lot-et-Garonne, le lui remet le 1er décembre 2020. Henri Cabanel ne voit pas d’inconvénients à la rédaction d’un second rapport, « bien au contraire. Je me dis que les deux ont une vision différente. Ils sont complémentaires ».
Méconnaissance des dispositifs
Malgré des conclusions similaires sur le mal-être des agriculteurs, les causes évoquées par le Sénat et le ministère de l’Agriculture divergent. Selon les résultats de Henri Cabanel, le suicides des agriculteurs est principalement dû aux difficultés économiques.
Or, pour Olivier Damaisin, les causes sont multifactorielles et l’isolement serait en haut de la liste. Désormais coordinateur national du plan de prévention du mal-être en agriculture, il affirme que la MSA et les administrations ne sont pas à blâmer. « Lorsque je vais à la rencontre des agriculteurs, je leur demande s’ils ont essayé de contacter la MSA pour connaître leurs droits. La très grande majorité d’entre eux répondent par la négative. »
À demi-mot, Olivier Damaisin estime que la défiance des agriculteurs envers la MSA serait l’une des causes de leur solitude. « Ils rétorquent que personne ne répond au téléphone, alors je fais le test avec eux. Un conseiller me répond toujours. »
Olivier Damaisin insiste : l’isolement que vivent ces familles serait renforcé par leur refus de recevoir de l’aide ou plutôt par la méconnaissance des dispositifs mis en place pour les soutenir. « En comparaison des autres corps de métiers, les agriculteurs en détresse peuvent disposer de nombreux soutiens, économiques et humains. Mais souvent, ils n’en ont pas connaissance », rappelle le coordinateur.
« Ce n’est pas inutile mais ça ne règle pas les problèmes. »
Jean-Simon Vuzé à propos du dispositif répit
Après le suicide de Vincent Vuzé, la famille pouvait bénéficier du « dispositif répit » proposé par la MSA. Il permet d’accéder à un service de remplacement sur l’exploitation en cas d’épuisement professionnel. Sont également concernées les familles frappées par ce type de drame. Jean-Simon n’en a pas profité. Il reste sceptique quant au le dispositif. « Ce n’est pas inutile mais ça ne règle pas les problèmes. Je n’ai pas eu le choix de continuer, je devais payer [les dettes] ».
Cette année encore les résultats n’ont pas été bons pour Jean-Simon Vuzé. Le remboursement de ses prêts bancaires sont décalés. « J’en paierai certains dans trois ans, d’autres dans quatre ans. » Le trentenaire travaille sept jours sur sept. Il n’a pas pris de vacances depuis un an.
Même si la mutuelle agricole et l’État mettent en place des mesures de soutien, elles n’atteignent pas souvent les agriculteurs et leurs familles. « Il peut y avoir des années de paperasse laissée à l’abandon, avec des piles sur le coin d’une table », constate Olivier Damaisin. Plus les difficultés s’accumulent, plus l’exploitant se renferme et s’isole dans son travail. Un cercle vicieux qui provoque une accumulation des problèmes et une double peine pour les familles des victimes.
La paperasse reste un casse-tête pour Jean-Simon Vuzé. « Pour un jeune comme moi, ça peut aller. Mais parfois je m’y perds. J’ai des petits problèmes avec la MSA. J’ai dû renvoyer cinq ou six mails à cause d’un mauvais intitulé ou d’une mauvaise date », peste-t-il.
Henri Cabanel fait le même constat : « Je suis des deux côtés de la barrière. Lorsque nous ne payons pas nos cotisations en temps voulu, on nous envoie des courriers types où il n’y a rien d’humain. Les témoignages que nous avons récoltés vont tous dans le même sens : il y a un manque flagrant d’humanité. Il faut que [les agriculteurs] aient un dialogue avec une personne physique. » Un problème que le sénateur a signalé à la MSA lors d’un rendez-vous en vue de son rapport. « C’est monté au niveau national et ça a fait bouger un peu les choses. »
Pas suffisamment vite, dans le cas de Jean-Simon. Trois ans après la publication du rapport, il dénonce encore le manque d’humanité de la mutuelle agricole.
Des pansements sur une jambe de bois
La mauvaise conjoncture, les difficultés administratives et le manque d’aide de la part des organismes agricoles pèsent lourd sur la santé mentale du jeune exploitant. « Moralement, je me demande ce qu’il faut faire pour s’en sortir parce qu’il n’y a aucune solution. Je ne suis pas dans une situation catastrophique comme il y a trois ans. Mais à côté, les organismes ne veulent rien savoir », explique-t-il.
« L’État et la MSA mettent des pansements sur une jambe de bois. Mais c’est la jambe de bois qu’il faut changer. » François-Régis Lenoir est psychologue social et gérant de l’exploitation La Corette, à Remaucourt, dans l’Aisne. Il considère que c’est le système agricole qu’il faut repenser : « L’agriculture n’est pas une startup. Elle ne peut pas fonctionner avec les mêmes règles que les autres entreprises, estime-t-il lors d’un entretien téléphonique. L’agriculteur dépend du sol et de la météo, de la maladie pour ses troupeaux. Ce qui n’est pas forcément le cas des autres domaines économiques. Il faut plus de souplesse et supprimer les pénalités pour les agriculteurs. Sinon, nous risquons de tuer l’agriculture. »
Bottes marrons en caoutchouc enfilées, Jean-Simon part voir ses vaches accompagné de sa chienne, Praline. Le croisé malinois a rejoint la famille Vuzé en 2019 pour l’anniversaire de Vincent. Dans son utilitaire, l’agriculteur recherche un de ses troupeaux qui s’est égaré. La veille, la tempête Aitor a secoué la campagne poitevine. « Un aventurier, c’est celui qui aime être dans les emmerdes. Moi, j’y suis même si je ne les veux pas. »

Annabelle Boos
@annabelleboos
23 ans.
Étudiante en journalisme à l’EPJT, spécialité Télévision.
Passée par Les Dernières Nouvelles d’Alsace, Nogent TV et La Provence.
Aspire à devenir journaliste rédactrice à la télévision au service news ou société.

Lucas Gault
@Gault_Lucas28
22 ans.
Étudiant en journalisme à l’EPJT, spécialité radio.
Passé par Le Télégramme, La Nouvelle République et Choc.ca.
Passionné d’histoire, de politique, de sujets internationaux… engagé pour défendre l’environnement.
Aspire à être correspondant en Amérique du Nord

Marie-Mène Mekaoui
@MarieM_MEK
22 ans.
Étudiante en journalisme à l’EPJT, spécialité presse écrite.
Passée par Le Bondy Blog, Libération, La Nouvelle République
Intéressée par les sujets internationaux (Moyen-Orient et Maghreb) et de société.
Aspire à être correspondante dans un pays du Moyen-Orient ou au service société de Libération.