Sols, restons couverts

Photo : Ownwork

Les agriculteurs pensaient tout savoir et prendre soin de leurs sols. Ils sont de plus en plus à prendre conscience qu’il n’en est rien. Influencés par des lanceurs d’alerte ou accompagnés par l’Inra, certains apprennent mieux à les connaître et à tester de nouvelles pratiques agricoles. Quitte à remettre en cause des fondamentaux, comme le labour.

Par Pierre-Emmanuel Erard et Bénédicte Galtier

C’est un jour pluvieux dans le val de Cher, à Montlouis-sur-Loire. Armé d’un grand couteau, Jean-Claude Quillet prélève un bon morceau de terre d’un de ses champs de blé qu’il prend dans le creux de sa main. « L’important c’est l’humus. Une bonne terre est noire », prévient-il. Puis, il se met à égrainer le morceau.

Rapidement, un premier ver de terre apparaît puis un second. L’agriculteur les regarde comme s’il s’agissait de pépites. D’un geste, il nous montre les nombreux turricules entre chaque pousse de blé d’hiver. Ces petites billes de terre sont les excréments des lombrics. « C’est la preuve que le sol est vivant, proclame-t-il. Notre agriculture, c’est de la permaculture avec un minimum de chimie. » S’il emploie des herbicides, comme le glyphosate, c’est à doses homologuées. Pour lui, ce n’est pas la chimie qui détruit la microbiologie des sols, mais le labour.

Il en est convaincu depuis 1990. Après deux sécheresses consécutives, avec quelques cultivateurs de Touraine, il décide de ne plus labourer. Une simple expérimentation qui achève de le convertir. La qualité du sol s’améliore et les récoltes augmentent.

« On a suupprimé 100 % des pesticides, 80 % des fongicides et 50 % des désherbants », explique Jean-Claude Quillet, céréalier dans l’Indre-et-Loire. Photo : Bénédicte Galtier/EPJT
Bien que circonspecte, sa famille le laisse procéder à ses semis directs. Deux décennies plus tard, les parcelles toujours enherbées de Jean-Claude et de son fils Anthony détonnent encore dans un paysage de terres nues. Des légumineuses (tels les petits pois), la luzerne et des végétaux morts préservent les champignons, les bactéries et les racines qui font la qualité des sols.

Les critiques des voisins ne sont pas tendres, mais père et fils n’en ont cure. Labourage et pâturage sont les deux mamelles de la France. Anthony regrette que cet adage soit encore respecté à la lettre. Difficile en effet de tordre le cou à des habitudes millénaires.

En 1995, Jean-Claude Quillet fait une rencontre décisive, celle de l’ingénieur agronome Claude Bourguignon. L’agriculteur est conquis par sa démonstration et lui demande d’analyser ses parcelles. « Il a su nous bousculer et a confirmé ce que nous pressentions : le labour tue les sols », se souvient Jean-Claude.

Lydia et Claude Bourguignon parcourent le monde pour procéder à des analyses de sols des vignobles et conseiller les vignerons. En 2017, ils étaient au Chili. Photo : LAMS
Dès les années soixante-dix, Claude Bourguignon tire la sonnette d’alarme. Pourtant à l’Institut national de recherche agronomique (Inra) où il travaille alors, l’ingénieur crie dans le désert. Avec Lydia, son épouse, il finit par démissionner et crée son propre laboratoire à Marey-sur-Tille, près de Dijon.

Pour le couple, les sols seraient au bord de l’asphyxie. La biomasse (la matière organique d’origine végétale) et les micro-organismes du sol (les bactéries et les champignons) se réduisent tant que le sol devient quasiment inerte.

« Après 1945, on a intégré dans l’agriculture les technologies militaires. Les gaz de combat ont été transformés en insecticides, l’agent orange en herbicides, les tanks en tracteurs. Le nitrate des bombes a servi d’engrais. Pas étonnant que l’industrie qui sert à tuer anéantisse le sol », dénonce-t-il.

L’approche du couple séduit partout dans le monde. Il choisit de se spécialiser dans la viticulture où les producteurs sont prêts à débourser des sommes plus importantes pour des analyses du sol.

Le déclic Terminator

Dans l’appellation saumur-champigny, à Parnay, le château de Targé surplombe la vallée de la Loire. La famille Pisani-Ferry y cultive 19 hectares de cabernet franc et 2 de chenin blanc. Depuis plus de quinze ans, ces viticulteurs font confiance aux Bourguignon jusqu’à laisser 2 hectares de vigne au repos afin d’assurer l’assolement préconisé par le couple. « Monsanto avait lancé la technologie “Terminator” qui produit des graines stériles, se remémore Édouard Pisani-Ferry. J’aime beaucoup Schwarzenegger, mais appliquer un tel processus sur la nature, c’est scandaleux. »

Dans le Maine-et-Loire, Paul Pisani-Ferry et son père Édouard ont choisi de suivre à la lettre les préconisations du couple Bourguignon. Ils ne traitent plus chimiquement leurs 24 hectares de vignes, quitte à laisser les interrangs enherbés. Photo : Pierre-Emmanuel Erard/EPJT
La reconnaissance récente des effets cancérigènes du glyphosate achève de le convaincre. « Pas question d’utiliser ce type de produits. Je veux que mes enfants vivent en bonne santé. »  Il devient un fervent défenseur de la vie du sol. « Claude ne m’a pas dit “arrête tout et passe au bio”. Il a été plus subtil. Il m’a montré les dégâts sur mes vignes. Depuis que j’applique ses conseils, je vois bien qu’ils portent leurs fruits », ajoute le sexagénaire.

La stratégie des lanceurs d’alerte est payante mais leur prestation a un coût : de 3 000 à 5 000 euros par an pour un passage à chaque saison. Plus de glyphosate chez les Pisani-Ferry ? Qu’à cela ne tienne, les vignes seront désormais enherbées et traitées au soufre et au cuivre, autorisés en viticulture biologique. Ils entretiennent leurs sols uniquement en surface entre les ceps de vigne, à l’aide de lames, de pattes d’oie ou de herses rotatives. Le travail est chronophage car il nécessite plus de passages qu’en conventionnel, mais il enrichit le sol. « Y a pas photo. Le raisin gagne en qualité et l’environnement est respecté », poursuit son fils Paul qui est en train de faire certifier son vin bio.

Dépassés les Bourguignon ?

Si la presse est séduite et assure une belle couverture médiatique au couple Bourguignon, ces coups de projecteurs ont le don d’agacer l’Inra. L’institut lui reconnaît volontiers son rôle de lanceur d’alerte mais le considère un peu has-been. « Il ne s’appuie pas sur la microbiologie moléculaire qui permet d’étudier désormais 80 à 90 % des micro-organismes du sol », précise Lionel Ranjard, directeur de recherches à l’Inra.

« Ils nous prennent pour des rigolos. Nous ne disposons pas de leurs moyens mais notre métier est d’aller rencontrer les agriculteurs, pas de nous enfermer dans notre laboratoire », répond Claude, sans chercher à polémiquer. Il semble que la hache de guerre soit enterrée. La nouvelle génération de chercheurs, dont fait partie Lionel Ranjard, a pris les commandes de l’institut et entend innover. Depuis 2002, des campagnes sont mises en place pour combiner les données de l’Inra sur la qualité des sols avec celles d’agriculteurs volontaires.

L’ADN détecté dans le sol est celui des organismes vivants qu’il contient. Plus les traces sont importantes, meilleure est sa qualité.
Lionel Ranjard s’est lancé dans un travail de longue haleine de cartographies des sols. Quelque 2 200 sols ont déjà été identifiés. Un réseau d’expérimentation et de veille agricole (Reva), constitué par 250 agriculteurs répartis en groupes sur tout le territoire, collecte le maximum de données. C’est l’Observatoire français des sols vivants qui pilote le dispositif. Plus de 60 % des participants ne travaillent plus les sols depuis et privilégient le couvert végétal en répandant, par exemple, de gros copeaux de bois.

La vie sous vos pieds

« Avec ces analyses de la biomasse microbienne moléculaire, nous pouvons disposer d’alertes fiables pour modifier les pratiques et enrichir naturellement le sol », explique la présidente du Reva, Élisabeth d’Oiron Vérame, arboricultrice à Saint-Rémy-de-Provence. Comme pour une prise de sang classique, les sols sont régulièrement analysés pour mesurer leurs qualités : tassement, analyse physico-chimique mais aussi présence de champignons et de lombrics. Le prix d’une analyse reste conséquent (autour de 1 500 euros). Les scientifiques cherchent à encourager la concurrence entre laboratoires pour faire baisser son prix. Quels que soient les outils adoptés, les experts des sols sont unanimes : adieu le labour et bonjour les couverts végétaux. 

Pierre-Emmanuel Erard

@pemerard
28 ans.
Étudiant en Année spéciale de journalisme.
Passionné par l’histoire et la politique.
Passé par Ouest-France Bayeux.
Se destine à la presse écrite.

Bénédicte Galtier

@bene_galtier
41 ans.
Étudiante en année spéciale de journalisme.
Passionnée par l’action publique locale, le management, l’innovation, les relations internationales hispanophones. A travaillé auparavant en tant que chargée de communication interne dans le public et le privé. Passe par le magazine Management et le service Monde de La Croix cet été 2018.

 

Innova est un magazine réalisé chaque année par les étudiants en Année spéciale de l’EPJT. Cette année, le numéro est consacré aux agriculteurs. Si le magazine vous intéresse, vous pouvez
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