Défilé pour la collection prêt-à-porter Printemps/Été 2017 de la marque Nina Ricci, à Paris, en octobre 2016. Patrick Kovarik/AFP
Il y a un an et demi entrait en vigueur la loi mannequins pour lutter contre la maigreur des modèles. Mais, il reste encore beaucoup à faire pour déconstruire l’idéal d’un corps filiforme. Protéger les mannequins des troubles du comportement alimentaire dont elles sont souvent victimes est un enjeu de premier plan.
Par Arnaud Roszak et Élise Gilles
Cachée entre les rayons lingerie Eres et Princesse Tamtam, une porte rose pâle mène à une pièce à l’écart des clients : le salon Opéra. A l’intérieur, des agents de sécurité, deux écrans géants et, le long des murs rouges, deux rangées de chaises, alignées face à face. La salle est pleine. Plus d’une soixantaine de personnes sont venues assister au défilé. Comme tous les vendredis après-midi, les Galeries Lafayette du boulevard Haussmann, à Paris, présentent à leurs clients étrangers chaussures, vêtements et accessoires pour valoriser les enseignes de la boutique. Plus d’une cinquantaine de marques sont représentées, mises en valeur par des mannequins. Parmi elles, Chloé Angely, 1,80 mètre et 90 centimètres de tour de hanches, soit un 36 en taille prêt-à-porter. Une mensuration considérée comme « en chair » par de nombreux couturiers mais qui, ici, n’est pas inhabituelle. Deborah Benharous, responsable du salon Opéra, le confirme : « Nos mannequins sont plus autour d’un 36/38, ce qui est normal vu leur taille. » Pourtant, ces mensurations n’ont rien de vraiment normal.
Selon une étude de l’Institut Runway Research, réalisée en janvier 2017 sur 85 mannequins de la Fashion Week de New York de 2016, huit sur dix sont en sous-poids. Six sur dix se sont également vu demander de perdre du poids par leur agence et sept sur dix confient être au régime. Plus de la moitié avoue avoir déjà sauté des repas, voire jeûné.
Données collectées par le site ClicknDress, en 2015 sur un panel de 19 895 femmes, âgées de 16 à 65 ans.
Depuis le début des années quatre-vingt-dix, les mannequins filiformes et androgynes ont remplacé les top-models des années quatre-vingt. Les visages hybrides et jeunes filles sans formes ont envahi les podiums au détriment des femmes telles que Cindy Crawford, Naomi Campbell, Claudia Schiffer et Linda Evangelista. A cette époque, les corps fermes et musclés étaient recherchés. Les mannequins s’entretenaient, faisaient beaucoup de sport. Comme l’explique Alexandre Samson, responsable des créations contemporaines au Palais Galliera, musée de la mode de la ville de Paris, « ces top models ont fait de leur corps leur outil de travail et se sont imposés. Cela faisait de l’ombre aux vêtements et aux créateurs, à qui il dictaient leurs règles ».
Aujourd’hui, la maigreur a pris le pas dans les profils recherchés. Dans les années soixante, la mannequin britannique Twiggy (« brindille » en anglais) se démarquait des autres grâce à ses mensurations (41 kilos pour 1,69 mètre). Mais l’ère moderne du mannequinat a fait du modèle fragile et squelettique la norme pour réussir dans ce milieu. Comme l’a plusieurs fois exprimé Karl Lagerfeld, le mannequin d’aujourd’hui doit être « un cintre », capable de s’effacer derrière sa tenue. Pour les mannequins comme pour les couturiers, l’idée est ancrée qu’un vêtement tombe mieux sur une fille qui n’a pas de formes.
Dans ce milieu de la mode où la production en série est privilégiée, les mannequins doivent toutes se ressembler. « Les créateurs ne peuvent pas mélanger les tailles : cela casse l’uniformisation », confirme Alexandre Samson. Alice Pfieffer, journaliste responsable des pages mode du magazines Les Inrocks, souligne que l’intérêt est également commercial : « On nous montre ce qu’est un corps réussi selon les criètres de la mode pour que cela crée un complexe profond chez la femme, qui ne peut se guérir qu’en achetant un produit de la marque. »
Vidéo postée par le mannequin suédois Agnès Hedengård, le 24 août 2015. Elle y explique qu’elle travaille dans le mannequinat depuis cinq ans mais qu’elle rencontre des difficultés pour décrocher de nouveaux contrats. Les professionnels de la mode la trouve en effet trop grosse, notamment une partie de son corps : ses fesses. Ses hanches seraient également trop larges. Pourtant, l’IMC de la jeune fille est d’à peine 17,5.
Cette quête permanente de maigreur s’accompagne également d’une recherche de modèles très jeunes. De véritables cintres androgynes. Selon une étude menée par le Centre médical de la Bourse de Paris en 2018, un tiers des mannequins sont âgés de 16 à 30 ans. « Nous sommes dans une chasse permanente aux nouveaux visages, explique Hélène Freyss, directrice de communication chez LVMH. On a donc des mannequins de plus en plus jeunes car, à cet âge, il est courant d’être maigre et de ne pas avoir de formes. » Mais les normes imposées à ces toutes jeunes filles ont forcément des conséquences sur le développement de leur corps : croissance perturbée, troubles de l’alimentation…
Prise de conscience
Défilé de la collection printemps 2009 de la marque brésilienne Rosa Cha, à la Mercedes-Benz Fashion Week de New York, en septembre 2008. Nicholas Roberts/AFP
Cette mode inquiétante, qui pousse les jeunes à s’y conformer et à entrer dans le cercle infernal des régimes inutiles, a conduit le gouvernement français à prendre des mesures pour lutter contre l’extrême maigreur. En 2016, l’Assemblée nationale vote la loi mannequins, soit les articles 19 et 20 de la loi Marisol Touraine, qui vise la modernisation des systèmes de santé. Ces articles imposent d’une part l’inscription de la mention « photo retouchée » dans les magazines, quand elles le sont. D’autre part, l’obligation pour les mannequins de disposer d’un certificat médical de moins de deux ans. Ce dernier doit être fourni par un médecin du travail et attester que le modèle n’est pas trop maigre pour pratiquer ce métier.
L’aptitude au travail est déterminée selon l’indice de masse corporelle (IMC), dont les niveaux sont fixés par l’Organisation mondiale de la santé. Ce chiffre permet de mesurer l’indice pondéral en divisant le poids d’une personne par le carré de sa taille. Si l’IMC est supérieur à 18,5 (limite entre maigreur et corpulence normale), la prochaine visite médicale pourra avoir lieu dans les deux ans. Mais si l’indice se situe entre 16 et 18,5, la prochaine visite devra avoir lieu sous un an, et sous six mois s’il est inférieur à 16.
Ce suivi plus régulier permet ainsi aux médecins de détecter plus facilement les troubles du comportement alimentaire (TCA) et d’adapter le suivi. La loi concerne « les mannequins situés sur le territoire français ou dans l’Union européenne et l’Espace économique européen » pour toute activité se déroulant en France. Si une agence décide d’embaucher un modèle qui ne se soumet pas à la loi, elle s’expose à six mois d’emprisonnement et 75 000 euros d’amende.
Un changement des mentalités semble s’être amorcé. Plusieurs agences ont déjà commencé à appliquer la loi pour répondre aux exigences des clients, soucieux de leur sécurité. Mia Louveau*, mannequin lingerie freelance de 21 ans, a comme les autres été obligée de se faire délivrer un certificat médical. Dès le passage de la loi, elle s’est rendue au Centre médical de la Bourse (CMB), à Paris pour effectuer les examens.
Aly, jeune mannequin de 30 ans, tient un blog où elle décrit le milieu du mannequinat sous toutes ses coutures. Elle parle notamment de l’instauration du certificat médical et de son passage au CMB.
Sur place, ce sont 30 médecins du travail qui se relaient pour examiner les 6 000 modèles d’Île-de-France. « Depuis 2017, plus de 1 200 mannequins ont déjà été vus », confie Thierry Boulanger, médecin au CMB et chargé du suivi des modèles. Quant aux 6 000 mannequins travaillant en province, elles doivent bien sûr être suivies « par les autres services de santé au travail. »
Avant de se présenter au Centre médical de la Bourse, Mia Louveau a dû remplir un questionnaire conçu en collaboration avec des spécialistes des troubles du comportement alimentaire. « On m’a questionné sur mon rapport à la nourriture, au sport. On m’a également demandé si je me droguais, la fréquence à laquelle je fumais et je buvais… », se souvient-elle. Le déroulement de la visite médicale est assez simple. Tout d’abord, le mannequin a un entretien avec une secrétaire médicale, puis passe un examen de la vue et de l’ouïe. Le mannequin enchaîne ensuite avec un second entretien, avec un docteur cette fois-ci. Enfin, la consultation se termine par une étude interne sur le mannequinat.
Chez les petites agences aussi, le certificat médical s’est imposé. L’agence tourangelle Lou Guéry Agency, fondée en mai 2018 et qui accompagne une trentaine de modèles, prévoit déjà que tous ses mannequins devront fournir le document. Alex Guéry, son dirigeant, explique : « Notre intérêt premier est celui du mannequin mais il faut aussi prendre en compte le fait que le client veut quelqu’un d’opérationnel. Il ne doit pas se poser de questions sur l’état de santé du mannequin. C’est donc à nous d’y faire attention. »
Si, pour certains, cette loi représente une véritable avancée, d’autres se montrent dubitatifs. Alexandre Samson, du musée Galliera, ne croit pas en son utilité : « Cette loi était nécessaire car il y avait beaucoup de dérives. Pourtant, je doute qu’elle sera appliquée parce que beaucoup d’acteurs du milieu de la mode travaillent comme bon leur semble, notamment avec l’humain. »
Ces prises de liberté se ressentent également dans les conditions de travail des mannequins. A plusieurs reprises, de nombreux acteurs ont dénoncé des pratiques indécentes, qui peuvent mettre en danger la santé des modèles. En février 2017, au beau milieu de la Fashion Week de Paris, un directeur de casting américain, James Scully, s’insurge, dans un post Instagram, des maltraitances exercées par deux directeurs de casting pour Balenciaga. Il relate, entre autres, l’attente de 150 mannequins dans un escalier, durant plus de trois heures, sans autre lumière que celle de leur téléphone, alors même que les directeurs étaient partis déjeuner. Si ces faits ont été démenties par les intéressés, ils ont finalement été renvoyés par la marque qui s’est ensuite excusée auprès des agences de mannequins affectées par le scandale.
Faire bouger les choses
Mia Louveau a elle aussi subi ces conditions difficiles. « C’est épuisant. Nous sommes debout pendant huit heures, nous courons partout, nous nous changeons, nous marchons avec des chaussures à talons souvent trop petites… » Des obligations qui engendrent fréquemment des problèmes de santé dont les modèles ne souffraient pas auparavant. « Depuis que je suis mannequin, je vais chez le podologue plusieurs fois par an. Et c’est moi qui le paie. » Elle espère que la promulgation de la loi fera avancer les choses. « Les mannequins n’ont pas de vrai statut. Certaines personnes vont à Pôle emploi et se font passer pour des intermittentes du spectacle pour être protégées un minimum. »
En réponse à ces trop nombreux problèmes de santé, deux géants de la mode ont décidé de durcir les règles au sein de leur groupe. En septembre 2017, LVMH (Louis Vuitton, Dior, Céline…) et Kering (Gucci, Balenciaga, Yves Saint-Laurent…) se sont entendus pour signer une charte sur « les relations de travail et le bien-être des mannequins ». Plusieurs points y sont abordés, tant pour lutter contre l’extrême maigreur que pour améliorer les conditions de travail de leurs mannequins : interdiction d’embaucher des mannequins de moins de 16 ans, température adaptée pour préserver le confort et la santé de ceux qui défilent en tenue légère, mise à disposition d’un psychologue ou d’un thérapeute pendant toute la durée du travail, obligation de présenter un certificat médical tous les six mois et, surtout, exclusion des castings des mannequins taille 32 pour les femmes, 42 pour les hommes.
Des zones d'ombre qui persistent
Le mannequin américaine Kaia Gerber défile pour la présentation de la collection Printemps/Été 2019 de la marque Isabel Marant, à Paris en septembre 2018. Alain Jocard/AFP
Hélène Freyss, de chez LVMH, raconte : « Quand on a vu que la loi ne demande qu’un certificat de moins de deux ans alors qu’il est possible de varier de poids en quelques semaines, on s’est dit qu’il fallait faire quelque chose. » Un comité a donc été mis en place dans chaque maison du groupe, avec un référent, identifié par les mannequins, pour le suivi de cette charte.
C’est en présence d’Erin Doherty, directrice de la rédaction du magazine Elle, qu’a été signée la charte le 2 février 2018. Ce même magazine qui révélait, quelques mois plus tard, que les tailles 32 n’avaient pas disparu des podiums. « Quelques maisons n’ont tout simplement pas respecté l’accord. On ne peut pas interdire à un créateur de faire son propre casting […]. Certains ont encore en tête un top ultra maigre qui colle à leur style de vêtements. Personne n’a la capacité de s’imposer face à leur liberté créative », pouvait-on lire dans les premières pages du magazine du 9 novembre 2018.
« La mode ne se joue pas qu’à Paris »
Un point de vue très discuté par les acteurs du milieu. « Certaines maisons n’ont pas signé notre charte et n’y sont donc pas tenues, explique Hélène Freyss. Chez LVMH, le directeur de casting a compris qu’on ne peut pas jouer avec la santé des mannequins. » A l’inverse, Alice Pfieffer, des Inrockuptibles, estime que cette charte « fait bien de loin », mais qu’en réalité, il ne s’agit que d’un « bon exercice de communication ». « Ce sont comme les Capulet et les Montaigu dans Roméo et Juliette. LVMH et Kering sont deux familles ennemies qui finissent par s’allier pour le bien être des mannequins, analyse la journaliste. Mais pour que cela fonctionne, il faudrait une alliance entre tous les groupes et tous les pays. La mode ne se joue pas qu’à Paris. »
Les réseaux sociaux n’échappent pas à l’apologie de la maigreur et participent même à grande échelle à sa diffusion. Sur Instagram s’enchaînent les challenges maigreurs, inspirés de photos, de stars ou d’inconnues, dévoilant un critère censé prouvé la minceur. C’est ainsi qu’une photo de Bella Hadid, allongée sur la plage, a lancé le Ribcage Bragging, traduisez “être fière de montrer ses côtes”. Avec le hashtag s’en suive des centaines de photos de jeunes filles et de femmes qui se soumettent au jeu de la maigreur visible. Le tigh gap (l’écart entre les cuisses), le A4 waist (taille plus fine qu’une feuille A4), le Belly button challenge (toucher son nombril avec sa main en passant son bras derrière son dos) et l’Iphone 6 challenge (avoir des genoux moins larges que le téléphone) font aussi partie de la liste non exhaustive de ces concours malsains foisonnant sur les réseaux sociaux.
Depuis quelques années, on observe cependant une tendance inverse, du moins du côté du prêt-à-porter. Jean-Paul Gaultier est l’un de ceux qui ont initié le mouvement. Le couturier français a toujours prôné la diversité des corps au sein de ses défilés, que ce soit au niveau de la physionomie ou de la couleur de peau. En 2010, il avait fait défiler la chanteuse du groupe Gossip, Beth Dito, 1,57 mètre pour 95 kilos à l’époque. Celle-ci a d’ailleurs ensuite lancé sa propre ligne de vêtements grande taille en collaboration avec le célèbre couturier. L’actrice Rossy de Palma joue régulièrement son égérie et participe volontiers à ses défilés. Comme celui de 2014 lors duquel elle a réalisé un strip-tease.
En 2013, la marque espagnole Mango a lancé sa ligne grande taille Violeta by Mango. Celle-ci propose des articles allant jusqu’à la taille 54. Plus récemment, le créateur de prêt-à-porter de luxe, Michael Kors, a lui aussi tenu à briser les codes. En 2017, lors de la Fashion Week de New York, il a fait défiler sur le même podium Bella Hadid, visage actuel des mannequins aux mensurations soit-disant parfaites, et Ashley Graham, égérie des mannequins grande taille.
(*) Pour conserver l’anonymat de la personne, le nom et le prénom ont été changés.
Élise Gilles
@eliseglls
19 ans
Etudiante en deuxième année à l’EPJT.
Passionnée par les sujets de société.
Passée par Ouest France, L’Alter Égo, Radio G et Radio Campus Tours.
En stage chez France Bleu (Hérault) et Kids Matin.
Se destine à la radio, mais s’intéresse avec plaisir
à la presse magazine et jeunesse.
Arnaud Roszak
@arnaudroszak
Etudiant en deuxième année à l’EPJT.
Passé par Ouest-France et CulturePSG.
Passionné de sport, mais pas que.
La télévision m’attire,
mais je ne me ferme aucune porte.