Snapchat Discover

cap sur une audience plus jeune

Depuis septembre 2016, Paris Match, Le Monde et L’Équipe sont les trois titres de presse Ă©crite Ă  avoir intĂ©grĂ© Snapchat. Une place de choix pour essayer de conquĂ©rir une audience qui leur Ă©chappe : les 15-25 ans. Produire du contenu natif nĂ©cessite cependant de s’adapter aux codes de la plateforme.

 

Par Mathilde Delacroix

Au troisiĂšme Ă©tage du bĂątiment du groupe LagardĂšre, Ă  Levallois-Perret, Marion Mertens, rĂ©dactrice en chef digitale de Paris Match, a rĂ©uni ses troupes pour une confĂ©rence de rĂ©daction. Dans la petite salle vitrĂ©e, cinq jeunes de moins de 30 ans sont assis. Smartphone dans une main, comme un prolongement de leur bras et, dans l’autre, un stylo qui griffonne sur un carnet. Plus qu’une plateforme leur permettant d’échanger des photos et vidĂ©os Ă©phĂ©mĂšres avec leurs amis, Snapchat est devenu le support sur lequel ils publient tous leurs articles.

ArrivĂ©e sur les Ă©crans de smartphone en 2011, l’application au petit fantĂŽme a bien grandi depuis. Ce qui n’était au dĂ©part que le projet de trois Ă©tudiants de l’universitĂ© de Stanford – Evan Spiegel, Bobby Murphy et Reggie Brown – est aujourd’hui cotĂ© en bourse, Ă  Wall Street depuis mars 2017. Aux Etats-Unis, la section Discover a Ă©tĂ© intĂ©grĂ©e en janvier 2015 Ă  l’application. Depuis septembre 2016, cette fonctionnalitĂ© est aussi testĂ©e en France. Elle permet aux utilisateurs de Snapchat d’avoir accĂšs, gratuitement, Ă  de l’information de qualitĂ©, crĂ©Ă©e par une poignĂ©e de mĂ©dias du pays.

Ces contenus sont, comme tout ce qui passe par Snapchat, Ă©phĂ©mĂšres et disponibles seulement pour vingt-quatre heures. En France, huit mĂ©dias ont Ă©tĂ© choisis : Le Monde, Paris Match, L’Équipe, Konbini, Cosmopolitan, Vice, Melty et Tastemade. Auxquels se sont ajoutĂ©s Society, L’Express, MTV, Vogue et La CrĂšme du gaming. Des titres aux lignes Ă©ditoriales bien diffĂ©rentes afin d’éviter les doublons et permettre aux utilisateurs de lire des contenus divers et traitĂ©s de maniĂšres diffĂ©rentes (lire plus loin). Pour avoir une place dans son 

espace premium, Snapchat a cependant posĂ© ses conditions : les rĂ©dactions doivent publier, sept jours sur sept, une Ă©dition d’au moins dix « cartes » (pages de contenus) et constituer une Ă©quipe dĂ©diĂ©e.

Les rĂ©dactions des mĂ©dias concernĂ©s ont donc dĂ» rĂ©organiser leurs Ă©quipes, embaucher de nouvelles personnes. Elles ont surtout dĂ» repenser leur maniĂšre de raconter l’information. Un dĂ©fi pour tous, surtout pour Le Monde, Paris Match et L’Équipe, qui ont plus de mal que les autres mĂ©dias prĂ©sents sur Discover Ă  sĂ©duire une audience jeune.

En intĂ©grant l’espace premium proposĂ© par Snapchat, l’enjeu principal pour les mĂ©dias est avant tout de partir Ă  la rencontre d’un public presque inconnu : la gĂ©nĂ©ration Z. Ces jeunes, nĂ©s Ă  partir des annĂ©es quatre-vingt-dix, sont un public volatile qui utilise les rĂ©seaux sociaux comme principale source d’information. Un public difficile Ă  capter par les mĂ©dias traditionnels. Si Snapchat n’est utilisĂ© que par un Français sur cinq, ce sont plus de 60 % des 15-24 ans qui l’utilisent, selon MĂ©diamĂ©trie. L’application se classe ainsi en troisiĂšme position, derriĂšre les deux gĂ©ants, Facebook et YouTube, utilisĂ©s respectivement par 83 % et 75 % des 15-24 ans. Snapchat a Ă©tĂ© Ă©galement l’application la plus tĂ©lĂ©chargĂ©e sur l’App Store en 2016.

Le graphisme, premiÚre préoccupation

Retour Ă  Paris Match oĂč la confĂ©rence de rĂ©daction bat son plein. Les six personnes de l’équipe dĂ©diĂ©e Ă  Snapchat rĂ©flĂ©chissent aux sujets qui composeront la prochaine Ă©dition publiĂ©e sur la plateforme. Des photos postĂ©es par Julia Roberts sur Instagram, une vidĂ©o d’un chien qui fait le buzz sur Facebook… Les propositions tournent, pour la plupart, autour de sujet people ou dĂ©calĂ©s. « Des Ă©tudiants amĂ©ricains planchent sur un mĂ©dicament qui serait capable de guĂ©rir la gueule de bois, propose Marion Mertens. Ça serait intĂ©ressant d’en faire un article plus long, c’est un sujet assez vendeur. Mais je ne sais pas comment on va pouvoir l’illustrer… »

Une confĂ©rence de rĂ©daction normale, ou presque. Chaque fois qu’un sujet est abordĂ©, la question de son illustration vient dans la foulĂ©e. Snapchat a beaucoup modifiĂ© le rapport des journalistes Ă  l’image. « Aujourd’hui, ils ne doivent pas seulement Ă©crire des articles mais aussi penser Ă  comment intĂ©grer des Ă©lĂ©ments visuels et/ou graphiques », explique Delphine Soulas, journaliste spĂ©cialiste de Snapchat pour strategies.fr. S’il n’y a pas d’images pour illustrer un article, mĂȘme si l’idĂ©e est intĂ©ressante, les journalistes font alors le choix de ne pas le diffuser. « L’image, c’est l’essence mĂȘme de Snapchat. » Emmanuel Alix, directeur du pĂŽle numĂ©rique de L’Équipe, est catĂ©gorique. « Une animation rĂ©ussie, c’est ce qui va faire que les lecteurs vont vouloir approfondir un sujet ou aller au bout de l’édition. »

De nouvelles compétences dans les rédactions : les motion designers

D’ailleurs, les rĂ©dactions ont toutes fait appel Ă  des compĂ©tences qu’elles n’avaient pas, ou peu, auparavant : les motion designers. Chez Paris Match, L’Équipe ou Le Monde, ils reprĂ©sentent souvent plus de la moitiĂ© des Ă©quipes dĂ©diĂ©es Ă  Snapchat Discover. A la fois artistes et techniciens, les motion designers se glissent Ă  la place des utilisateurs de Snapchat et s’approprient les codes de la plateforme et des rĂ©seaux sociaux. Sarah Androuin, motion designer chez Paris Match, est absorbĂ©e par son Ă©cran. Elle anime des paquets de chips aux couleurs criardes sur un fond colorĂ© pour illustrer un article sur la pĂ©nurie de chips au Japon. « Les utilisateurs aiment les sujets dĂ©calĂ©s, explique-t-elle. Et les animations doivent l’ĂȘtre aussi, ĂȘtre trĂšs rythmĂ©es et colorĂ©es, pour taper dans l’Ɠil des lecteurs. »

A gauche, Sarah Androuin en train de créer un snap en motion design.
A droite, le résultat. Photo et capture Mathilde Delacroix/EPJT

En veille permanente sur les contenus produits par les autres mĂ©dias, les motion designers puisent leur inspiration directement sur les rĂ©seaux sociaux. Si avoir une Ă©quipe constituĂ©e de jeunes de moins de 30 ans est un avantage, faire Ă©voluer les graphismes en mĂȘme temps que les attentes des utilisateurs est un exercice pĂ©rilleux. « A 28 ans, je me sens dĂ©jĂ  vieille par rapport aux utilisateurs de Snapchat et j’ai parfois l’impression d’ĂȘtre en dĂ©calage avec les animations que je conçois », glisse Sarah. Alors quand crĂ©er un snap prend au moins une heure et que chaque Ă©dition en compte au moins dix, la solution la plus rapide est souvent de « rĂ©utiliser au maximum les animations qui fonctionnent bien ».

Sur Discover, « recycler » est le maĂźtre mot des Ă©quipes pour gagner du temps et optimiser l’investissement. « Les articles publiĂ©s sur Snapchat par L’Équipe ne sont pas des contenus originaux, faits exclusivement pour la plateforme, dĂ©voile Emmanuel Alix. Ce sont des sujets qui ont dĂ©jĂ  Ă©tĂ© publiĂ©s sur le web ou le print. Mais on les rĂ©Ă©crit en adaptant le ton pour donner un regard dĂ©calĂ© sur le sport. » Un article de quelques lignes sur le web pourra par exemple ĂȘtre transformĂ© en deux cartes. A Paris Match aussi, les contenus du magazine, reportages ou photos, mais aussi des dĂ©pĂȘches susceptibles d’intĂ©resser les utilisateurs de Snapchat, sont rĂ©utilisĂ©s.

Si Paris Match recycle certaine de ses productions Web ou Print sur Discover, il lui arrive aussi de privilĂ©gier le fantĂŽme. L’annonce de la sĂ©paration des deux jeunes peoples a Ă©tĂ© dĂ©veloppĂ© sur Snapchat et juste mentionnĂ©e sous un diaporama pour le Web. Capture d’Ă©cran EPJT

Quand Paris Match, L’Equipe ou Le Monde renvoient l’image d’une publication « sĂ©rieuse », diffuser des contenus dĂ©calĂ©s sur Snapchat, n’est-ce pas courir le risque de perdre son identitĂ© Ă©ditoriale ? « MĂȘme si on s’adresse Ă  un public plus jeune, il faut tout faire pour garder l’identitĂ© du Monde, tout en Ă©tant plus pĂ©dagogique et ludique dans la maniĂšre de donner l’information. C’est un vrai exercice de style », confirme Jean-Guillaume Santi, responsable de Snapchat Discover au Monde.

Mais pour Emmanuel Alix, le cĂŽtĂ© dĂ©calĂ© n’est pas forcĂ©ment hors ligne Ă©ditoriale puisqu’il est dĂ©jĂ  prĂ©sent sur le site de L’Équipe, Ă  travers la rubrique #What the fuck. « Un mĂ©dia se doit d’aller chercher d’autres publics pour se renouveler, et pour capter ces nouveaux lecteurs il faut savoir les intĂ©resser et leur parler diffĂ©remment sans pour autant baisser en qualitĂ© et en exigence Ă©ditoriale. Il ne faut donc pas faire n’importe quoi », avertit Delphine Soulas.

De Trump au congĂ© paternitĂ© en passant par les balles de lumiĂšre au dessus de la Russie, pour traiter des informations sur Snapchat, Le Monde veut garder son identitĂ© tout en Ă©tant pĂ©dagogique et ludique. Capture d’Ă©cran EPJT.

La prĂ©sence des mĂ©dias traditionnels sur Snapchat induit des changements dans leur maniĂšre de travailler mais, paradoxalement, publier du contenu sur Discover les ramĂšne aussi Ă  des pratiques fondamentales du journalisme de presse. « La temporalitĂ© est proche de celle d’un mĂ©dia traditionnel papier », commente Jean-Guillaume Santi. En effet, les Ă©ditions Discover du Monde et de L’Équipe sont publiĂ©es tous les jours Ă  17 heures quand celle de Paris Match est actualisĂ©e Ă  6 heures le matin. Les Ă©quipes ont donc, comme dans la rĂ©daction d’un titre papier, la pression du bouclage et la satisfaction d’un produit terminĂ© en fin de journĂ©e.

Par ailleurs, les snaps de chaque mĂ©dia sont Ă©galement construits et rĂ©flĂ©chis de la mĂȘme maniĂšre que les pages d’un journal, avec une « une », dont le principal objectif est d’ĂȘtre incitative et de piquer la curiositĂ© du lecteur, mais aussi un sommaire. « Comme dans un journal traditionnel, on rĂ©flĂ©chit au dĂ©roulĂ© de notre Ă©dition pour crĂ©er un enchaĂźnement logique, en soignant particuliĂšrement l’ouverture et le contenu de fin », ajoute Emmanuel Alix (L’Équipe).

Les mĂ©dias ont Ă©galement le choix de traiter l’information dans des formats diffĂ©rents, en utilisant deux types de « cartes » : le « top snap », oĂč l’information est racontĂ©e briĂšvement en une seule carte, et le « bottom snap », oĂč l’information est donnĂ©e de maniĂšre plus complĂšte (voir illustrations ci-dessous).

Top snap…

Le top snap, Ă  gauche (Le Monde), est l’équivalent d’une brĂšve. L’information est donnĂ©e en une seule carte grĂące Ă  des animations (textes, images, gif, emojis…) qui durent 8 secondes et se rĂ©pĂštent.

…ou bottom snap ?

Le bottom snap, Ă  droite (Society), se compose d’une carte « d’appel », qui doit donner envie au lecteur
de glisser son pouce vers le haut pour avoir accĂšs Ă  un article plus complet. Les articles ne sont pas animĂ©s, mais peuvent ĂȘtre ponctuĂ©s de photos ou vidĂ©os.

Une pratique bien loin, donc, de ce qui se passe sur le Web oĂč « les articles sont publiĂ©s pĂȘle mĂȘle et les lecteurs ont l’embarras du choix dans ce qu’ils vont pouvoir lire », pointe Marion Mertens. Si l’arrivĂ©e des mĂ©dias sur Discover a modifiĂ© certaines de leurs pratiques, « au fond, le mĂ©tier de journaliste reste le mĂȘme : donner une information vĂ©rifiĂ©e, fiable, l’expliquer de la façon la plus claire possible pour son lecteur et la mettre en contexte », nuance Delphine Soulas.

« Montrer que L’Équipe n’est pas une marque ringarde et que ce n’est pas seulement le journal du pĂšre ou du grand-pĂšre »

Emmanuel Alix, directeur du pĂŽle numĂ©rique de L’Équipe

Les mĂ©dias qui ont intĂ©grĂ© Discover ont, dĂšs le dĂ©but, dĂ» dĂ©ployer de gros investissements pour crĂ©er des Ă©quipes dĂ©diĂ©es sans savoir quels seraient les retours. L’enjeu premier, revendiquĂ© par les mĂ©dias, est avant tout celui de l’audience. Snapchat est la plateforme qui parle aux jeunes, ce que les mĂ©dias ont, eux, plus de mal Ă  faire. Être visible sur Discover est donc « un moyen de mettre le titre dans la main des 15-25 ans et leur faire dĂ©couvrir notre savoir-faire », rĂ©sume Jean-Guillaume Santi.

Pour Emmanuel Alix, cela signifie aussi rajeunir l’image du mĂ©dia, « montrer que L’Équipe n’est pas une marque ringarde et que ce n’est pas seulement le journal du pĂšre ou du grand-pĂšre ». Delphine Soulas de complĂ©ter : « Ils espĂšrent ainsi crĂ©er une habitude de lecture de la marque, un rĂ©flexe qui se poursuivra quand les lecteurs auront grandi et qui pourra se transformer en abonnement payant. »

Une conquĂȘte qui a un frein : Snapchat est une plateforme trĂšs « fermĂ©e » dont l’objectif est de garder l’utilisateur le plus longtemps possible sur l’application. « L’hypertextualitĂ© est complĂštement absente. La seule interaction possible est de faire une capture d’écran pour l’envoyer Ă  ses amis », expliquent Leticia Barros Soares et Julliane Brita Dos Santos, autrices de Snapchat : un regard sur la production de contenus dans Discover. Il est donc impossible pour les mĂ©dias de rediriger les lecteurs sur leur site et ainsi gagner de l’audience sur le Web. « MĂȘme en ancrant le titre du journal dans la tĂȘte des plus jeunes, cela ne signifie pas qu’ils vont aller l’acheter. Mais nous devons quand mĂȘme gagner notre vie… Et ça se fait grĂące Ă  la pub », rĂ©sume Emmanuel Alix.

Les annonceurs ‹en ligne de mire

Car derriĂšre la conquĂȘte d’une nouvelle audience se cache un autre enjeu : la recherche de nouveaux annonceurs. Les utilisateurs qui consomment les snaps crĂ©Ă©s par les rĂ©dactions le font de maniĂšre totalement gratuite, ils n’ont rien Ă  payer pour tĂ©lĂ©charger l’application ni pour avoir accĂšs Ă  son contenu.

Donc tous les trois snaps, les mĂ©dias ont la possibilitĂ© de vendre des espaces publicitaires. Ces revenus sont ensuite partagĂ©s, de maniĂšre Ă©gale, entre le mĂ©dia et Snapchat. Les annonceurs ont petit Ă  petit, eux aussi, intĂ©grĂ©s la plateforme dans leur plan mĂ©dia, apportant ainsi des revenus supplĂ©mentaires. Au bout de sept mois de prĂ©sence sur Discover, un seul mĂ©dia a rentabilisĂ© son investissement : L’Équipe, avec 4 millions de lecteurs sur l’application chaque mois.

Quant Ă  savoir si Snapchat rĂ©sistera ou deviendra obsolĂšte sitĂŽt une autre application sortie, cela ne semble pas inquiĂ©ter les responsables des Ă©ditions Discover qui restent lucides. « On tĂątonne, on fait des tests. Pour nous, Snapchat est une sorte de lab’ dans lequel on peut expĂ©rimenter de nouveaux moyens de raconter l’information », souligne Jean-Guillaume Santi  du Monde. « MĂȘme si l’application s’arrĂȘte un jour, on aura toujours ces compĂ©tences lĂ  et on pourra les adapter ailleurs  », complĂšte Emmanuel Alix.

Un savoir-faire acquis sur l’application qui pourra toujours ĂȘtre utilisĂ©e pour d’autres. Capture d’Ă©cran EPJT

Depuis l’arrivĂ©e de Discover en France, le temps passĂ© sur l’application a Ă©tĂ© multipliĂ© par trois

A la fin de l’histoire, le grand gagnant, c’est Snapchat. Depuis l’arrivĂ©e de Discover en France, le temps passĂ© sur l’application a Ă©tĂ© multipliĂ© par trois et les utilisateurs sont deux fois plus nombreux Ă  en lire les contenus, rĂ©vĂšle le quotidien Les Échos. Si Facebook ou Twitter acceptent d’hĂ©berger le contenu de tous ceux qui s’y inscrivent, avec Discover, Snapchat est davantage dans une logique d’éditeur. A la maniĂšre d’un kiosque numĂ©rique, l’application n’accorde une place dans son espace qu’à ceux qui respectent les rĂšgles qu’il a imposĂ©es. « C’est la garantie d’avoir des contenus de grande qualitĂ© et donc d’attirer des utilisateurs nouveaux, un peu plus ĂągĂ©s, comme les 25-35 ans, qui aujourd’hui portent la croissance de Snapchat », dĂ©taille Delphine Soulas.

A l’heure oĂč le mobile est devenu « la nouvelle voie d’accĂšs Ă  l’information », ces puissantes entreprises que sont Facebook, Google, Twitter ou Snapchat, concentrent « le marchĂ© de l’attention et les recettes publicitaires et exercent une influence sur des mĂ©dias contraints d’adapter leurs pratiques » pour correspondre aux exigences de ces plateformes et de leurs utilisateurs. « La production de contenus natifs (Stories, Snapchat Discover, Instant Articles de Facebook, Apple News
, NDLR) est presque devenue aussi consĂ©quente que celle de contenus ‘‘propriĂ©taires’’, redirigeant vers le site ou l’application originale », analyse Gautier Roos, directeur de la prospective chez France TĂ©lĂ©vision, dans un article sur MĂ©ta-mĂ©dia.

Des « liaisons dangereuses » qui rendent les mĂ©dias de plus en plus dĂ©pendants de ces plateformes et de l’audience qu’elles gĂ©nĂšrent.

 

« Snapchat propose un format révolutionnaire pour la publicité »

 

Les revenus publicitaires sont un des Ă©lĂ©ments qui rendent Snapchat Discover attractif pour les mĂ©dias. Mais qu’en est-il pour les annonceurs ? L’agence KR MĂ©dia gĂšre le budget mĂ©dia de grandes marques comme Guerlain, Louis Vuitton ou Sephora, toutes prĂ©sentes sur l’application la plus plebiscitĂ©e des 15-25 ans


 

Guillaume Pfeiffer est ‹responsable de la cellule achat sur les rĂ©seaux sociaux, KR MĂ©dia.

KR Media est une des seules agences mĂ©dias en France Ă  inciter ses clients Ă  diffuser de la publicitĂ© sur Snapchat. Quel est l’intĂ©rĂȘt pour les marques d’ĂȘtre prĂ©sentes sur cette plateforme ?
Guillaume Pfeiffer. On a choisi de proposer Ă  nos clients d’aller sur Snapchat d’abord pour le cĂŽtĂ© innovation. De nombreuses marques veulent ĂȘtre perçues comme innovantes, donc elles veulent aller sur ce genre de plateformes. Le deuxiĂšme Ă©lĂ©ment, c’est l’audience. Sur Snapchat, 90% des utilisateurs ont entre 15 et 30 ans. C’est exactement l’audience que des marques comme Sephora ou Guerlain vont chercher : des femmes jeunes mais capables d’aller en magasin acheter leurs produits.

Avant l’ouverture de la section Discover en France, les marques pouvaient dĂ©jĂ  acheter de la publicitĂ© sur Snapchat. La prĂ©sence de mĂ©dias a-t-elle changĂ© les choses pour les annonceurs ?
G. P. Sur Discover, les annonceurs viennent chercher une « caution de marque ». C’est-Ă -dire qu’ils savent que les contenus proposĂ©s par les mĂ©dias sont sans risque pour leur image. Leurs publicitĂ©s sont diffusĂ©es dans un espace premium oĂč les utilisateurs sont attentifs Ă  ce qu’ils voient. Au contraire, dans le cas de publicitĂ©s diffusĂ©es entre les stories (publications personnelles des utilisateurs, NDLR), les marques ne connaissent pas le contenu qui prĂ©cĂšde leur publicitĂ©. Si, par exemple, ce sont des images pornographiques ou violentes, cela va discrĂ©diter l’image de la marque. C’est d’ailleurs pour cela qu’une publicitĂ© diffusĂ©e sur Discover coĂ»te deux fois plus cher, 8 euros les 1 000 vues, contre 4 euros pour les publicitĂ©s Ă  l’intĂ©rieur des stories.

Les annonceurs peuvent-ils choisir le mĂ©dia dans l’Ă©dition duquel ils veulent diffuser leurs publicitĂ©s ?
G. P. Il y a deux maniĂšres d’acheter la publicitĂ©. Soit directement auprĂšs de Snapchat, soit auprĂšs des mĂ©dias. Dans le premier cas, la marque peut demander Ă  Snapchat de cibler davantage les femmes, les hommes ou une catĂ©gorie spĂ©cifique d’ñge. En fonction, Snapchat diffusera la publicitĂ© sur l’édition Discover d’un mĂ©dia qui capte la cible demandĂ©e par l’annonceur. La marque peut aussi acheter son espace de pub directement Ă  un mĂ©dia. Beaucoup demandent de voir leurs publicitĂ©s exclusivement diffusĂ©es sur les Ă©ditions Discover du Monde, parce que c’est le mĂ©dia qui a l’audience la plus aisĂ©e. D’autres prĂ©fĂšrent apparaĂźtre dans les Ă©ditions de Melty, parce que c’est un mĂ©dia qui s’adresse particuliĂšrement aux jeunes.

« Les jeunes sont une cible trĂšs difficile Ă  atteindre en publicitĂ©. Ils connaissent la pub, savent la reconnaĂźtre mĂȘme quand elle est cachĂ©e »

 

Snapchat propose un format trĂšs diffĂ©rent de la publicitĂ© que l’on connaĂźt actuellement. Ce sont donc autant de contraintes pour les annonceurs

G. P. Le format vertical imposĂ© par Snapchat a souvent Ă©tĂ© un frein crĂ©atif pour les marques qui ont plus l’habitude du format horizontal de la tĂ©lĂ©vision. Pourtant, de plus en plus, la publicitĂ© verticale se dĂ©veloppe, que ce soit sur les mobiles mais aussi avec la multiplication des Ă©crans verticaux dans la rue, les aĂ©roports ou les centres commerciaux. Snapchat propose un format rĂ©volutionnaire pour la publicitĂ©. A la tĂ©lĂ©vision, une pub va durer trente ou quarante secondes et le nom de la marque est gĂ©nĂ©ralement dĂ©voilĂ© Ă  la fin. Sur Snapchat, la publicitĂ© ne fait pas plus de dix secondes et l’utilisateur a le pouvoir de la zapper immĂ©diatement, d’une simple pression sur l’écran. La publicitĂ© doit donc trĂšs rapidement faire passer son message et sĂ©duire l’utilisateur.

Les mĂ©dias viennent sur Snapchat parce qu’ils ont du mal Ă  capter une audience jeune sur leurs supports traditionnels. La publicitĂ© a-t-elle, elle aussi, du mal Ă  toucher un public jeune ?
G. P. Les jeunes sont une cible trĂšs difficile Ă  atteindre en publicitĂ©. Ils connaissent la pub, savent la reconnaĂźtre mĂȘme quand elle est cachĂ©e et comprennent comment elle fonctionne. Pour qu’ils la reçoivent de maniĂšre positive, il faut savoir se diffĂ©rencier de ce qui se fait dĂ©jĂ . Par exemple, les marques peuvent ĂȘtre prĂ©sentes sur Snapchat grĂące Ă  des filtres que les utilisateurs peuvent ajouter Ă  leurs photos. Dans ce cas lĂ , ils jouent avec la marque, se dĂ©forment le visage grĂące Ă  ce filtre et ainsi, ils n’ont pas l’impression que c’est de la publicitĂ©. Ils ne la subissent pas. Face au ras-le-bol grandissant des usagers envers la pub, on voit, et on verra, apparaĂźtre de plus en plus la publicitĂ© native, qui s’intĂšgre au site en adoptant ses codes et qui est mieux perçue par les usagers.

Le Journalisme numérique

« À l’ùre des rĂ©seaux sociaux, des smartphones et du big data, les rĂ©dactions ne cherchent pas seulement
des reporters accomplis, mais aussi des virtuoses du Web. » Directrice adjointe de l’école de journalisme
de Sciences Po Paris, Alice Antheaume analyse comment le numĂ©rique en gĂ©nĂ©ral et l’information
sur mobile ont bouleversé le journalisme.
Antheaume Alice, Le journalisme numérique. Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.), « Nouveaux Débats », 2016, 208 pages.

Malaise dans la publicité

RaphaĂ«l Roy, entrepreneur dans les nouvelles technologies et conseiller en stratĂ©gie, diagnostique les maux des annonceurs. Une « crise identitaire » selon lui, qui pousse la publicitĂ© Ă  se rĂ©inventer, voire Ă  se dĂ©guiser parfois. Comme c’est le cas avec la publicitĂ© native sur Snapchat.
Roy Raphaël, « Malaise dans la publicité », Le Débat, vol. 189, no. 2, 2016, pp. 184-192.

Sous la pression des industries du numérique

Sur Snapchat, mĂ©dias et annonceurs espĂšrent conquĂ©rir les plus jeunes, un public qui leur Ă©chappe souvent. Sophie Jehel, maĂźtre de confĂ©rence en science de l’information communication, analyse comment les enfants sont devenues les cibles des entreprises mĂ©diatiques, dĂšs leur plus tendre enfance.
Jehel Sophie, « Les pratiques des jeunes sous la pression des industries du numérique », Le Journal des psychologues, vol. 331, no. 9, 2015, pp. 28-33.

Et aussi


Le Monde vs Konbini : un mĂȘme sujet, ‹deux traitements diffĂ©rents

Parler aux utilisateurs de Snapchat demande aux journalistes d’adapter leur langage et les sujets qu’ils choisissent. DerriĂšre ce ton plus dĂ©calĂ© la ligne Ă©ditoriale de chaque mĂ©dia subsiste grĂące Ă  un dosage bien rĂ©flĂ©chi entre information et divertissement.

Entre les deux tours de l’élection prĂ©sidentielle, Le Monde et Konbini ont tous les deux publiĂ© sur Snapchat Discover une Ă©dition spĂ©ciale dĂ©diĂ©e aux rĂ©sultats du premier tour. Un mĂȘme sujet, abordĂ© de deux façons totalement diffĂ©rentes, dans le respect de leur ligne Ă©ditoriale respective.

Konbini a imaginĂ© une Ă©dition avec des contenus totalement dĂ©calĂ©s. Elle commence ainsi : « Un Français sur cinq serait prĂȘt Ă  s’expatrier en fonction du rĂ©sultat de la prĂ©sidentielle », suivi par un article qui dĂ©taille les rĂ©sultats donnĂ©s par cette Ă©tude.
Le sujet d’ouverture choisi par Konbini est le plus « sĂ©rieux » de son Ă©dition, puisque tous les snaps qui suivent sont dĂ©calĂ©s et humoristiques, directement Ă  destination des jeunes utilisateurs. La seconde carte est un article qui regroupe les rĂ©actions les plus drĂŽles des internautes sur Twitter, aprĂšs les rĂ©sultats du premier tour. Les suivantes sont dans le mĂȘme esprit : un article sur les hommes politiques dont on sait qu’ils Ă©coutent du rap et un autre sur les « pires dĂ©lires des dictateurs », pour terminer avec un article intitulĂ© « Weed et politique, qui est pour, qui est contre ? ».

 

Traitement présidentielle
Konbini fait de l’information originale et dĂ©calĂ©e sa marque de fabrique. Que ce soit sur Snapchat ou sur son site Internet, le divertisssement et les contenus insolites occupent la place centrale.

L’édition du Monde publiĂ©e sur Discover entre les deux tours est Ă  l’image des diffĂ©rents supports du titre : beaucoup plus riche en informations qu’en divertissement. Le sujet est traitĂ© en partant des rĂ©sultats du premier tour de l’élection, les « enjeux d’un duel Macron, Le Pen ». L’édition reprend Ă©galement les rĂ©actions des principaux candidats aprĂšs les rĂ©sultats, et Ă©voque les chiffres de l’abstention. Contrairement Ă  Konbini, qui, pour cette Ă©dition spĂ©ciale a utilisĂ© les bottom snaps Ă  de nombreuses reprises, Le Monde a surtout eu recours aux top snaps, en dĂ©veloppant les informations principales en quelques points. De longs portraits de chacun des deux candidats restants ont aussi étĂ© publiĂ©s.

Par ailleurs, on remarque Ă©galement Ă  quel point l’aspect visuel est trĂšs diffĂ©rent d’un mĂ©dia Ă  un autre. En effet, pour sĂ©duire les utilisateurs de Snapchat, Konbini rĂ©utilise tous les codes utilisĂ©s sur les rĂ©seaux sociaux : couleurs vives, photomontages, ponctuĂ©s par des Ă©mojis utilisĂ©s sur chaque carte. Au contraire, Le Monde a plutĂŽt recours Ă  des contenus plus sobres et Ă©purĂ©s mais trĂšs travaillĂ©s, avec, par exemple, une banniĂšre se rĂ©pĂ©tant sur chaque snap, des fondus de couleurs, des infographies ou encore des dessins.

Sur Discover, comme sur leur site Internet ou Ă©dition papier, chaque mĂ©dia possĂšde son propre univers graphique. Chacun parvient Ă©galement Ă  conserver sa ligne Ă©ditoriale, malgrĂ© les contraintes posĂ©es par la plateforme et les attentes d’un public trĂšs jeune.

Cependant, pour Konbini et les autres mĂ©dias prĂ©sents sur Snapchat, comme Vice, Melty, Cosmopolitan et Tastemade, qui s’adressent dĂ©jĂ  Ă  un public jeune, parler aux utilisateurs de Snapchat semble beaucoup plus Ă©vident et naturel que pour les titres de presse traditionnels que ce sont L’Équipe, Le Monde et Paris Match. Ces derniers courent davantage le risque de trahir leur identitĂ© Ă©ditoriale en choisissant des sujets qui plaisent aux jeunes ou en adoptant un ton plus pĂ©dagogique, dĂ©calĂ© ou humoristique. NĂ©anmoins, cela leur permet de rajeunir leur image et de rĂ©affirmer leur prĂ©sence auprĂšs des utilisateurs de Snapchat.

Traitement présidentielle