SANS-ABRI DÉLOGÉS

À Nantes, beaucoup de bancs d’abribus sont équipés d’accoudoirs. Il est donc impossible de s’y allonger. Photo Arnaud Fischer/EPJT.

Pour exclure les sans-abri des centres-villes, les mairies ne manquent pas d’imagination. De la mise en place d’arrêtés mendicités à la création de mobiliers urbains hostiles aux SDF, les mécanismes d’exclusion se multiplient et la pauvreté se déplace hors des villes.

Par Aya El Amri, Arnaud Fischer et Lune Hornn

Les villes font tout, aujourd’hui, pour qu’on ne voit plus de sans-abri dans les rues. » Michel est un ancien sans-abri. Aujourd’hui, il travaille pour une association qui vient en aide aux personnes à la rue. De retour dans le quartier où il était SDF, il constate que la municipalité a installé du mobilier antiSDF et que ses anciens compagnons ont disparu : « C’est extrêmement difficile et violent quand on est concerné. »

Les sans-abri sont de plus en plus nombreux. Dans son rapport de 2024, la Fondation Abbé-Pierre estime à 4,2 millions le nombre des personnes mal-logées en France. Parmi elles, 330 000 dorment dans la rue. C’est deux fois plus qu’il y a dix ans. Ce qui n’a pas empêché le Sénat, le 3 février 2023, d’adopter le texte de loi dit « antisquat », défendu par le député LREM d’Eure-et-Loir, Guillaume Kasbarian.

Ce texte prévoit de tripler les peines encourues par les squatteurs et d’accélérer les exclusions. Il durcit de manière inédite la législation contre ce qui est qualifié d’occupation illicite même lorsqu’il s’agit de logements vacants. Pour Claire Hédon, la Défenseure des droits, la réforme ne parvient pas à garantir un équilibre entre les droits fondamentaux des occupants illicites et ceux des propriétaires.

En dix ans, le nombre de sans-abri a doublé selon la Fondation Abbé-Pierre. Illustration Lune Hornn/EPJT.

La situation sociale est critiquée par de nombreuses associations. Ces dernières dénoncent notamment un manque de réponses de la part des pouvoirs publics. Pour la Fondation #Abbé-Pierre, l’écart a rarement été aussi grand entre l’état du mal-logement actuel et l’insuffisance des réponses publiques. 

Plus de 2,3 millions de personnes sont sur les listes d’attente pour accéder à un logement social. Le parc HLM est saturé et l’habitat est devenu le premier poste de dépenses en 2021, soit 28 % du budget des ménages.

En plus de la forte augmentation du #coût de la vie et du logement en France, les personnes qui n’ont aucun accès au logement se retrouvent dans l’impasse. Fin décembre 2022, 4 000 personnes ont appelé le #115 et n’ont pas eu de place. « Parmi eux, il y avait 1 000 enfants », dénonce Christophe Robert, délégué général de la Fondation Abbé-Pierre lors d’une conférence de presse.

L’aide d’urgence n’arrive plus à répondre à cette hausse de la précarité et les villes font tout pour éviter de regarder le problème en face. Certaines d’entre elles ne cachent pas d’ailleurs leur volonté d’exclure les sans-abri, notamment en prenant des arrêtés antimendicités.

La Nuit de la solidarité

Depuis 2018, la ville de Paris organise chaque année La Nuit de la solidarité. C’est une opération annuelle de décompte des personnes sans-abri pendant une nuit. En allant à la rencontre de ces personnes en situation de grande exclusion, les bénévoles ont pour objectifs de mieux connaître leur profil et leurs besoins. Dans la nuit du 20 au 21 janvier 2022, 2600 personnes sans-abri ont été recensées à Paris. Un chiffre en baisse de 8 % par rapport à 2021.

Des mairies comme Nice mais aussi Metz, Auxerre et Périgueux en usent régulièrement. La plupart du temps, les communes sont sollicitées par leurs habitants qui se plaignent d’un sentiment d’insécurité et/ou de dérangement. Pour les commerçants aussi, la présence de ces personnes dérange car cela fait fuir les clients. « Les communes ont la responsabilité de ne pas céder à ces plaintes ou alors de résoudre le problème autrement », rétorque Noria Derdek, chargée d’étude de la Fondation Abbé-Pierre.

« Les arrêtés sont appliqués de manière arbitraire »

Ce sont surtout les villes touristiques qui mettent systématiquement en place ces arrêtés. Et c’est particulièrement le cas pendant les hautes saisons, c’est-à-dire en période estivale et pendant les fêtes de Noël. Pour les mairies, cette arme juridique permet d’offrir une ville-vitrine aux visiteurs et de nier la pauvreté présente dans leur commune.

La Fondation Abbé-Pierre pointent des failles dans la rédaction de ces arrêtés dans les colonnes de son site internet : « Les comportements censés causer un trouble ne sont pas précisément définis. Les arrêtés sont appliqués de manière arbitraire par la police. S’il n’y a pas d’amende prononcée contre les personnes, celles-ci sont quand même systématiquement déplacées. »

Ces arrêtés sont donc régulièrement suspendus par les tribunaux administratifs. Par exemple, le 16 mars 2022, le tribunal administratif de Strasbourg donne raison à la #LDH et à la Fondation Abbé-Pierre pour leur recours contre la ville de Metz. Celles-ci avaient pris une série d’arrêtés pour exclure les sans-abri des centres-villes.

Ces arrêtés, tout comme les autres dispositifs hostiles aux SDF, vont à l’encontre de l’article 6 de la Déclaration des droits des personnes sans abri. Celui-ci stipule que « toute personne sans abri a le droit d’utiliser l’espace public pour aller et venir librement et se reposer sans entrave ni limite de temps ».

Cette déclaration, rédigée par la Fondation Abbé-Pierre et la Feantsa (Fédération européenne des associations nationales travaillant avec les sans-abri), réaffirme que ceux-ci ont les mêmes droits fondamentaux que tout être humain. Des droits issus de la Constitution, du droit national et des obligations internationales. Malheureusement, même lorsqu’un arrêté est suspendu, rien n’empêche la ville d’en prendre un nouveau. 

« Toute personne sans-abri a le droit d’utiliser l’espace public pour aller et venir librement et se reposer sans entrave ni limite de temps »

Article 6 de la Déclaration des droits des personnes sans-abri

La Ligue des droits de l’homme et la Fondation Abbé-Pierre contestent en moyenne deux à quatre arrêtés par an. Les moyens de la fondation ne permettent pas d’investir dans des procédures juridiques qui peuvent parfois être très longues. En juin 2022, les deux associations ont lancé une alerte générale sur la persistance des arrêtés antimendicité. Pour pallier les limites du temps de la justice et les arrêtés à répétition, elles ont saisi la Défenseure des droits sur les cas d’Auxerre, de Metz et de Nice qui récidivent systématiquement.

Les municipalités ont plus d’une arme pour bouter les sans-abri hors de leur centre-ville. Elles ne manquent pas d’ingéniosité. « Le mobilier antiSDF est une manière de contourner les arrêtés antimendicité suspendus. Cela se multiplie un peu partout », assure la secrétaire générale de la Ligue des droits de l’homme, Martine Cocquet. 

« Il nous arrive de recevoir des demandes d’ajout d’accoudoirs »

Au #Salon des maires 2022, à Paris, certaines entreprises, spécialisées dans le mobilier urbain, affirment que les assises individuelles sont les plus vendues aujourd’hui aux mairies.Elles ont tout un arsenal d’arguments censés justifier ces ventes : une barrière psychologique empêcherait les citoyens de partager un banc avec leur concitoyen. L’accès aux personnes en situation de handicap justifierait la mise en place d’accoudoirs au milieu de certaines assises, etc.

Certaines entreprises avouent recevoir, de la part des mairies, des demandes de modification du design de leur mobilier afin d’empêcher les sans-abri de s’y installer. « Elles ne sont pas explicites, relève Laurent Sastourne, salarié de l’entreprise AREA, spécialisée dans la conception de mobilier urbain. Il nous arrive de recevoir des demandes d’ajout d’accoudoirs. L’argument avancé le plus souvent est la volonté de s’adapter à la mobilité des personnes âgées. » Un point confirmé par la Fondation Abbé-Pierre.

Ce phénomène permet aux concepteurs de mobilier urbain d’optimiser le prix de la place assise. En effet, le tarif pour un siège individuel est similaire à celui d’un banc car les coûts de production sont sensiblement les mêmes. L’entreprise AREA vend par exemple une version individuelle d’une assise à un prix compris entre 341 et 552 euros. L’assise similaire mais version banc coûte quant à elle 565 euros. Laurent Sastourne remarque que de plus en plus de municipalités préfèrent investir dans des assises scindées plutôt que dans des bancs collectifs quitte à proposer moins de places à leurs usagers.

Illustration du « dispositif de l’oursin » à Montpellier. Des pics sur un bloc de béton pour empêcher les sans-abri de s’y allonger. Illustration Lune Hornn/EPJT.

Quel meilleur moyen, pour ne pas voir les SDF dans certains quartiers, que de mettre en place du mobilier rébarbatif, quitte à déranger tout le monde. L’architecte-urbaniste et anthropologue, Chantal Deckmyn le constate : « À Marseille, il y des bancs sur lesquels les SDF ne peuvent pas s’allonger. Mais les personnes âgées ne peuvent pas non plus s’adosser. » 

Ces dispositions écartent les personnes vulnérables de l’espace public et rendent les lieux inhospitaliers. Plutôt que de les exclure, le service public devrait s’occuper des personnes sans domicile fixe, souligne la spécialiste : « C’est une question de logement, mais aussi de santé publique. »

À Montpellier, la Fondation Abbé-Pierre tire la sonnette d’alarme. Le critère antiSDF est souvent parfaitement intégré par les concepteurs de la ville. Ceux-ci répondent à une demande qui n’a même plus besoin d’être formulée. Les élus s’en défendent. Quand un salarié de Concept Urbain, fabricant de mobilier urbain français, assure que Montpellier a déjà demandé explicitement d’ajouter des accoudoirs au milieu des bancs, Laurent Nison, délégué à l’urbanisme à Montpellier, s’insurge : « C’est faux ! » Il explique que, au contraire, la cité héraultaise veut adopter une politique d’inclusion. « Il existe très peu d’accoudoirs centraux. Nous voulons les retirer. Et il est hors de question que l’on commande des bancs qui ne permettent pas à un sans-abri de s’allonger. »

Peu de municipalités reconnaissent modifier leur mobilier pour évincer les sans-abri. Elles préfèrent parler pudiquement de réhabilitation de l’hospitalité. C’est ce que met en avant Laurent Nison. Il estime que le projet fondamental de la politique publique de la ville est l’égalité des quartiers. 

Les réflexions sur le choix du mobilier urbain tournent ainsi autour de deux dimensions en vogue depuis quelques années : l’esthétique et l’aspect écologique. Pour Montpellier, l’objectif est donc d’installer « un mobilier urbain solide, durable et dont l’entretien est simple ». 

De belles paroles. Pourtant, c’est Montpellier que la Fondation Abbé-Pierre a choisi de récompenser, non sans humour, lors de sa cérémonie des Pics d’or en 2019. Ces prix sont attribués aux villes avec les pires dispositifs hostiles aux SDF. Montpellier a donc reçu le prix du Pic le plus agressif grâce à son oursin, des pics de métal installés à l’entrée d’un immeuble. L’année suivante, la fondation recense près de 500 nouveaux dispositifs en France grâce à sa plateforme #SoyonsHumain.

Les mobiliers qui excluent les sans-abri sont devenus tellement ingénieux que les habitants ne se rendent pas compte de leur existence. « Les gens les perçoivent de manière positive puisqu’ils pensent qu’ils visent à la protection des plantes et des espaces verts », explique Monique Douguet, directrice de Réduire les risques, une association d’aide aux usagers de drogues. « La mairie actuelle affirme en effet vouloir végétaliser la ville notamment avec la plantation d’arbres place de la Comédie ». Mais ce que personne ne voit, c’est que ces espaces empêchent également les SDF de s’installer. 

Le mobilier urbain hostile aux sans-abri n’est pas facilement décelable aujourd’hui. Quiz Arnaud Fischer/EPJT.

Ces politiques municipales d’exclusion devraient se heurter à la politique gouvernementale de lutte contre la précarité et le sans-abrisme. En effet, en 2017, le gouvernement a engagé un plan quinquennal intitulé « Logement d’abord » pour favoriser l’accès direct au logement pour les personnes SDF. Depuis la loi Dalo de 2007, l’État est le garant du droit au logement. Six ans plus tard, les chiffres du dernier rapport de la Fondation Abbé-Pierre démontrent l’incapacité de l’État à venir en aide aux sans-abri. Les associations apportent un soutien là où le gouvernement faillit à son devoir d’offrir un logement à tous. Leur action vient remplir le vide des politiques publiques, qu’elles soient étatiques ou municipales.

Malgré les tentatives des collectivités pour masquer le problème, la pauvreté et la précarité sont toujours là. Les pouvoirs publics instrumentalisent l’espace pour exclure des populations alors même qu’ils devraient leur venir en aide. L’espace public se retourne contre ceux qui sont contraints d’y vivre au quotidien.

Aya El Amri

@AyaElAmri28
21 ans.

Journaliste en formation à lEPJT.
Passée par Radio Campus Montpellier et LIndépendant du Midi.
Passionnée par les États-Unis mais aussi par les sujets internationaux, politiques et sociétaux.
Intéressée par l’image et la vidéo. Aspire à devenir rédactrice-reporter en télévision.

Arnaud Fischer

@ArnaudFischer0
24 ans.

Journaliste en formation à lEPJT.
Correspondant pour Ouest-France en Argentine.
Passé par La Nouvelle République, Le Télégramme, RFI et Ouest-France.
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Aimerait devenir journaliste pour la rubrique internationale d’un média français.

Lune Hornn

@HornnLune
25 ans.

Journaliste en formation à lEPJT.
Passée par France Télévision, Radio Judaïca Strasbourg, Corse Matin et Le Trois.
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Touche-à-tout (radio, web, dessin, vidéo) et prête à innover.
Aimerait devenir reportrice dans les territoires dOutre-mer.