San Diego–Tijuana

Le nouveau rideau de fer

Chaque week-end, à la frontière entre le Mexique et les Etats-Unis, des familles séparées par le mur tente de s’apercevoir. D’autres, tentent leur chance un peu plus à l’est, et traversent le désert dans des conditions abominables. Face à cette situation, certains Américains décident d’agir.

Par Lucas BARIOULET (texte et photos), à San Diego

Les photos qui accompagnent ce reportage ont été publiées dans La Croix

Mains sur les barreaux et le regard vide, Oscar attend, comme chaque dimanche, la venue de Marta, sa mère. Cela fait sept ans qu’il n’a pas pu la serrer dans ses bras. Lui habite à San Diego alors qu’elle doit vivre à Tijuana depuis que la Border Patrol lui a interdit de revenir aux Etats-Unis pour des raisons « administratives ». De leur côté, Oscar et ses quatre sœurs, en situation particulière aux Etats-Unis, ne peuvent aller la voir au Mexique. « On a bien trop peur que la Border Patrol ne nous laisse pas revenir après… », confie l’aînée, Jeanette.

Alors, pour se voir, il ne leur reste qu’une solution : le Border State Field Park, un no man’s land de 20 mètres de large ouvert chaque week-end par les militaires pour permettre aux familles de s‘apercevoir. Les règles sont draconiennes : pas de contact physique ni d’échanges matériels. Pas moins de cinq officiers surveillent en permanence les familles et veillent au respect des règles. 

 

Pourtant, en ce dimanche 30 avril, l’atmosphère est différente. Plus d’une vingtaine de familles ont fait le déplacement, accompagnées de journalistes des quatre coins du monde qui filment, photographient, enregistrent, interviewent chacun de leurs faits et gestes. La Border Patrol, elle, a renforcé son dispositif, ajoutant cinq soldats et deux véhicules. « Une fois par an, les officiers ouvrent la grille pour nous permettre de rencontrer nos proches de l’autre côté du mur », explique Jeanette.

Midi. L’officer Raflo, en charge de la sécurité, ouvre lentement la lourde porte rouillée, laissant entrevoir Tijuana. L’ambiance y est plus détendue. La musique résonne, des stand de tacos servent burritos et quesallidas, deux soldats plaisantent avec les habitants. Plus d’une centaine de personnes ont fait le déplacement pour assister à la réunion des familles et voir un petit bout de Etats-Unis. 

Peu à peu, les familles forment une ligne, les unes derrières les autres. L’organisation est militaire. Seules six d’entres elles, sélectionnées par le gouvernement américain, ont l’opportunité de voir et de serrer dans leurs bras leur proches, pendant moins de trois minutes, sous la surveillance des militaires et des cameras des journalistes.

Oscar et ses sœurs se pressent les uns contre les autres, attendant leur tour. Jeanette est partagée entre excitation et appréhension : « Cela fait sept ans que l’on attend ce moment, sept ans que l’on attend de pouvoir prendre notre mère dans nos bras. C’est juste étrange de vivre ça devant toutes ces télévisons… » De l’autre côté, Marta tremble d’impatience.

Chaque jour, selon le Trans-Border institute, entre 50 000 et 60 000 Mexicains traversent la frontière pour aller travailler aux Etats-Unis

C’est elle qui, après la mort de son mari dans les année quatre-vingt-dix, a décidé d’emmener ses cinq enfants aux Etats-Unis, en traversant le désert, dans l’espoir d’un avenir meilleur. Une fois installé à San Diego, la famille a trouvé un équilibre. Marta et Jeanette travaillent, les plus grands s’occupent des plus petits.

En 2009, Marta rend visite à une amie à Tijuana. Elle se retrouve bloquée au Mexique. Jusqu’alors clémente envers sa situation particulière, la Border Patrol décide ce jour-là de ne pas la laisser retourner aux Etats-Unis. Marta ne peut fournir les documents que lui demandent les officiers et tente, en vain, de leur expliquer que ses cinq enfants l’attendent de l’autre côté. Elle a dû s’installer à Tijuana et a déposé une demande d’asile à l’administration américain restée jusqu’à présent sans réponse.

Depuis, à San Diego, c’est finalement Jeanette qui a pris le rôle de mère pour élever et prendre soins de son frère et ses sœurs. Midi et demi. C’est désormais à leur tour. Les sourires laissent peu à peu place aux larmes et aux confidences. Marta a préparé quelques mots pour chacun d’eux. Au bout des trois minutes règlementaires, les officiers font signe à la famille de se séparer une nouvelle fois. Nul ne sait quand ils se resserreront dans les bras.

Tous n’attendent pas le bon vouloir des autorités. Qu’ils soient attirés par le rêve américain ou taraudés par le désir de vivre aux côtés de leurs proches, ils tentent le tout pour le tout. Si le long de San Diego, le mur d’acier rend toute traversée impossible, à 50 kilomètres à l’ouest, dans le désert de Jacumba, aucun barrière ne sépare le Mexique des Etats-Unis.

Chaque semaine, ils sont des dizaines à tenter de rejoindre la Californie. La traversée est périlleuse. D’une distance de plus de 15 kilomètres, elle s’effectue de nuit, pour échapper aux dispositifs de sécurité et à la chaleur accablantes. Couvertures, chaussures, bouteilles d’eau, sacs à dos… on trouve dans ces montagnes les affaires abandonnées par les migrants qui prennent pour habitude d’entourer leurs chaussures dans des bouts de laine pour masquer leurs traces de pas. Au cours des vingt-deux dernières années, dix mille d’entre eux y ont trouvé la mort en tentant de rejoindre la Californie.

A cela s’ajoute la mainmise du Cartel local sur les « Coyotes », ces passeurs payés par les Mexicains qui souhaitant tenter leur chance. Les prix varient de 8 000 à 10 000 dollars (de 7 100 à 9 000 euros) pour trois essais, une fortune au Mexique. Efrain, Mexicain de 45 ans, témoigne.

 

 

 « En décembre 2016, j’ai tenté de traverser la frontière pour rejoindre ma famille aux Etats-Unis. Notre groupe s’est fait arrêter par la Border Patrol qui nous a renvoyé au Mexique. Une fois de retour à Ciudad Juarez, le cartel local m’a kidnappé, persuadé que j’avais fait fortune aux Etats-Unis et que je revenais riche. Ces hommes m’ont poignardé et battu jusqu’à ce que je m’évanouisse. Ils ont ensuite exigé une rançon de 10 000 dollars. Ma famille ne pouvait pas payer : ils m’ont finalement laissé pour mort dans le désert. »

Efrain, 45 ans

Les Anges de la frontière

Devant toutes les difficultés et les épreuves rencontrées par ces migrants et ces familles mexicaines, certains Américains ont décidé d’agir. Depuis huit ans, l’association Borders Angels regroupe des bénévoles originaires de San Diego et tente de venir en aide aux migrants. « Notre objectif est simple : nous voulons sauver des vies et éviter à des êtres humains de périr dans le désert », explique Jonathan Yost, directeur adjoint.

Chaque mois, ils organisent des water drop. Ils partent de San Diego à 8 heures du matin, avec nourriture, eau et couvertures. S’ensuit un trail de 8 kilomètres lors duquel les bénévoles déposent ces vivres le long de la frontière, une zone désertique et aride, là où les migrants tentent la traversée.

Président de l’association, Enrique Morones a vu la situation changer aux cours des dernières années « La Border Patrol utilise le désert comme mur naturel. De plus, ce n’est parce qu’il n’y a pas de mur que la zone n’est pas surveillée : caméras thermiques, détecteurs de mouvements, drones… Le gouvernement a investi énormément dernièrement. »

Parmi les bénévoles, Manny Pacino. Son engagement au sein de l’association a un sens tout particulier. « C’est ici même que mon père a traversé de nuit il y a trente ans : il m’a raconté comment il a failli perdre la vie à cause du froid et du manque d’eau. Je ne souhaite cela à personne. »

D’autres sont de simples étudiants, comme Maria, qui étudie à l’université de Californie de San Diego ( UCSD ) : « Voir tous ces vêtements abandonnés dans le désert est bouleversant. Je n’imagine même pas ce que doivent endurer ces hommes et ces femmes… J’ai honte de notre politique migratoire », explique-t-elle Si la proposition du président Trump de construire un mur entre le Mexique et les Etats-Unis a indigné de nombreux Américains, force est de constater que ce mur est déjà présent.

Lucas Barioulet

@LucasBarioulet
Portfolio
20 ans
Après deux ans à l’EPJT, Lucas est parti effectuer
sa licence à la San Diego State University, aux Etats-Unis.
Il y a réalisé plusieurs reportages qui ont été publiés en France.
Passionné par la photo il est devenu photographe
professionnel et travaille régulièrement pour l’Agence France Presse (AFP),
Le Monde, Le Figaro, La Croix, Les Echos, Sud Ouest .
Ses travaux ont été publiés dans Le Monde, Libération, Marianne,
The New York Times, The Guardian, Le Figaro,
La Croix, Rue 89,
 Technikart, Garçon Magazine, Sud Ouest.