Réinventer la presse masculine

Photo : Charisse Kenion pour Unsplash 

« La presse masculine, c’est quoi ? » la remarque n’a rien d’anecdotique. Ce type de presse est bien moins facilement identifié – et identifiable – que son pendant féminin. Arrivée en France dans les années vingt, elle a pourtant connu un âge d’or avant les crises. Derrière GQ, Lui ou encore Playboy, les survivants, se cache une histoire, des modèles réinventés.

Par Maïlis Rey-Bethbeder

En 2020, la presse masculine française est pauvre. L’Alliance pour les chiffres de la presse et des médias (ACPM) liste dans son Observatoire de la presse et des médias 2020 uniquement deux titres dans la catégorie « presse masculine 2019 ». Le mensuel GQ et le bimestriel « lifestyle » The Good Life. Si les chiffres de l’ACPM sont de bons indicateurs, ils ne suffisent cependant pas à résumer la totalité de la presse masculine française. Lui, Playboy, Têtu, L’Étiquette… Ces magazines n’ont pas mis la clé sous la porte. Mais la période n’est guère propice à ce type de presse. Pour survivre, il faut dépoussiérer le genre.

Celui-ci est apparu en France au début des années vingt. Comme pour la presse féminine, l’entrée des masculins dans le paysage médiatique se fait par la mode. Ainsi naît Adam, le premier homme de papier, en 1925. Dans sa thèse intitulée La Nouvelle Presse masculine, parue en 2001, Estelle Bardelot estime qu’Adam introduit « le nouveau rapport de l’homme à son corps. Il inaugure aussi une nouvelle conception de la beauté, laquelle jusqu’alors n’avait été longtemps déclinée qu’au féminin ».

Capture d’écran du 17e numéro d’Adam (20 septembre 1927).

Mais à ce moment-là, le genre n’en est qu’à ses balbutiements. Pour l’autrice, l’histoire de la presse masculine française ne débute vraiment que dans les années soixante-dix.

Entre filles et belles voitures

« Historiquement, un magazine masculin propose des contenus plutôt orientés “­ homme hétéro ” avec souvent des femmes dénudées, des sujets relatifs à la high-tech, à l’automobile, à l’alcool  », résume Antoine Jaillard, rédacteur en chef de la version numérique de GQ.

En 1963, l’homme de presse Daniel Filipacchi crée Lui, un magazine érotique où des femmes dénudées font la une et remplissent des portfolio. Il rachète dix ans plus tard Playboy et lance la version française. [simple_tooltip content=’Lui vend en moyenne 400 000 numéros entre 1964 et 1984 alors que Playboy dépasse les 200 000 exemplaires vendus lors de ses premières années sur le marché.’]C’est un succès pour la presse de charme.[/simple_tooltip]

Celle-ci connaît sa première grande crise dans les années quatre-vingt, liée à l’évolution de l’image de la femme et à celle du rôle des hommes. « Le vrai problème de la presse masculine c’est qu’elle s’est positionnée en opposition à la presse féminine, mais surtout en utilisant le prisme de la sexualité et de l’érotisme, explique Bruno Godard, rédacteur en chef de Lui. C’était une erreur fondamentale parce qu’on ne limite pas un homme à l‘intérêt qu’il peut avoir pour une fille nue ».

L’automobile et les femmes dénudées restent présentes dans les numéros de mai 2020 de Lui (à gauche) et GQ (à droite). Photo : Maïlis Rey-Bethbeder/EPJT

Les ventes chutent. La mode, la beauté, le bien-être, domaines bastions des magazines féminins, sont alors investis par les masculins qui tentent de calmer le jeu sur l’image érotique. Vogue Hommes voit le jour en 1973. Destiné à des lecteurs aux revenus élevés, il propose un contenu très luxe, consacré aux vêtements, aux loisirs et aux biens de consommation.

Entre la fin des années quatre-vingt-dix et le début des années deux mille, les groupes de presse misent de nouveau sur la presse masculine, motivés par le succès commercial du genre dans les pays anglo-saxons. « En Angleterre, en 1996, 4 millions de magazines masculins étaient vendus chaque mois, ce qui équivaut aux ventes de la presse féminine française  », explique Estelle Bardelot. M Magazine est créé en 1998, Men’s Health s’installe en France en 1999 et FHM apparaît la même année. Ces mensuels sont des réussites commerciales. Les contenus de charme réapparaissent dans les articles ou les photos de mode.

Masculins nouvelle formule

Les années deux mille stoppent net cette progression. Les magazines masculins prennent de plein fouet les différentes crises de la publicité et celle du papier. Les groupes de presse se recentrent alors sur d’autres titres qui leur paraissent plus solides.

Les magazines de charme (Playboy, Entrevue, FHM, Lui) sont directement concurrencés par Internet. M Magazine cesse de paraître en 2001 et la version française de FHM s’arrête définitivement en 2014. Men’s Health stoppe sa diffusion en 2005, avant de reprendre en 2008. Le seul mensuel qui résiste est la version française de GQ, née en 2008 et toujours présente aujourd’hui. Hybride entre mode et news, sans photos de charme, il s’est installé sur son créneau et reste la magazine masculin de référence.

Les magazines axés luxe, mode et/ou lifestyle, comme Edgar, The Good Life et L’Étiquette, tirent leur épingle du jeu. Des contenus de niche, avec une périodicité différente et un travail d’image de marque leur permettent d’investir le secteur.

Toutefois, la permanence de Lui et Playboy dans le paysage médiatique actuel, toujours publiés après de nombreuses critiques, rachats et naufrages économiques, interroge. Si ces titres sont toujours là, c’est qu’ils ont su se réinventer.

Les unes de GQ et de Lui de mai 2020. Photo : Maïlis Rey-Bethbeder/EPJT

« Lui, au début, était fait pour s’adresser aux hommes, puisque c’était le pendant de Elle, raconte Bruno Godard, rédacteur en chef du magazine. Au fil du temps il a vraiment évolué, surtout ces dernières années. »

Bien sûr, si Lui existe encore aujourd’hui, c’est certainement grâce à son image sulfureuse, bien que plus soft. « On a toujours une série un peu “sexy” mais ce sont des jolies photos, ce n’est pas sexué. Ça reste l’ADN du magazine. En couverture, il y a toujours une fille un peu sexy », reconnaît le journaliste. Du Lui des débuts, le titre a « conservé ce ton un peu ironique, un peu cynique » tout en allant « un peu plus au fond des choses ».

Dans les pages du trimestriel, les lecteurs découvrent un long entretien politique, écrit par Thomas Legrand, mais aussi des reportages, des recommandations culturelles et des conseils mode et beauté. Investies par les annonceurs, ces deux dernières rubriques sont devenues quasiment incontournables et expliquent le succès de [simple_tooltip content=’Comme Monsieur ou Edgar, par exemple.’]certains autres masculins pointus.[/simple_tooltip]

« On s’ouvre au monde de la mode parce que les hommes aujourd’hui s’y intéressent beaucoup plus que dans les années soixante-dix voire même quatre-vingt, constate Bruno Godard. C’est devenu un marché publicitaire mais aussi un intérêt pour le lecteur qui a envie de voir des nouvelles tendances, de nouvelles choses… »

Capture d’écran d’un extrait du premier numéro de L’Étiquette (automne/hiver 2018-1019). 6 pages sont consacrées aux implants capillaires. 

L’apparence a pris une place importante dans le quotidien des hommes et de nouvelles préoccupations sont apparues dans les pages des masculins : le biannuel axé mode L’Étiquette, édité par SoPress, aborde la calvitie et les implants capillaires dès son premier numéro quand Lui consacre une enquête à la pénoplastie (l’augmention du pénis).

Les hommes, comme les femmes, auraient donc besoin d’être conseillés. Que lire, quel film voir, que consommer ? Les masculins peuvent agir comme des guides pratiques, des coachs de vie.

C’est pourquoi la rubrique lifestyle a pris beaucoup de place dans les colonnes des masculins. Pour Bruno Godard, « Lui, c’est un état d’esprit. Ça conforte le lecteur dans le fait d’être un homme hétéro. […] C’est totalement assumé ».

Malgré leur évolution, le cœur de cible des masculins reste « très majoritairement urbain. Plutôt CSP +, hétérosexuel », d’après Bruno Godard. Antoine Jaillard affirme pour sa part que GQ s’adresse à « tout le monde », un tiers de son lectorat étant féminin. Si chaque titre affiche un contenu plus ou moins testostéroné, tous s’accordent à dire qu’il n’est pas genré. Pour Marc Beaugé, fondateur de L’Étiquette, « au-delà du vêtement, de l’industrie de la mode, il y a une culture. La partie culturelle est tout à fait mixte ».

La « nouvelle » presse masculine a ses limites. Même si les magazines masculins se déclarent accessibles, les articles mis en valeur dans les pages mode restent à des prix élevés, en faisant une presse relativement excluante. Selon Marc Beaugé, « il y a des magazines qui ne font que rendre des services à des annonceurs. […] les magazines de mode homme jusqu’ici étaient très intimidants. Dans L’Étiquette, il y a beaucoup de t-shirts blancs. On propose des choses assez “ normales ”, très simples, de mecs « “qui font gaffe” ».

Exister en dehors du papier, un enjeu économique

Désormais, il faut développer sa marque, qui ne se résume plus au seul magazine, pour générer de nouveaux revenus. Lui mise sur son image : « Les t-shirts qu’on propose à nos abonnés, en vente par correspondance, se vendent très bien. En les portant, vous envoyez un message », explique son rédacteur en chef. 

GQ aussi développe de nouvelles stratégies, comme le Club GQ, un abonnement premium destiné à fédérer une véritable communauté de lecteurs en leur donnant accès à des événements exclusifs, des soirées privées, des réductions auprès des partenaires… Pérenniser un titre, voilà l’objectif. « Nous voulons créer un bel objet qu’on a envie de laisser sur la table du salon et qui est valorisant pour le lecteur. […] Ce n’est pas un magazine jetable, c’est un magazine qu’on conserve, un peu comme un livre », affirme Bruno Godard.

« Quand le magazine ne sort que deux fois par an, il faut l’accompagner évidemment, c’est important d’exister par ailleurs. C’est pour ça que nous avons un compte Instagram », déclare Marc Beaugé.

Les réseaux sociaux permettent de créer une identité autour du magazine, de poster régulièrement pour rester connecté avec les lecteurs. Le nombre d’abonnés et de likes donne une idée des sujets que pourrait apprécier le public. « On voit immédiatement ce qui fonctionne, ce que les gens aiment, attendent ou pas, constate Bruno Godard. On arrive à s’adapter très vite. »

L’enjeu est de taille alors que les lecteurs de la presse papier se font de plus en plus vieux et que les jeunes privilégient Internet pour s’informer et se divertir. GQ l’a bien compris : le journal se décline en site web, en podcasts et alimente très régulièrement sa chaine Youtube de vidéos où les rappeurs sont omniprésents. « Ils représentent aujourd’hui un groupe avec une communauté forte et réactive, consommatrice de ce type de format. Par ailleurs le rap en France est extrêmement actif et créatif. Il me semble donc intéressant de profiter de ce milieu et d’inventer des formats avec eux », résume Antoine Jaillard.

Alors que l’homme s’interroge sur sa masculinité elle-même, les magazines masculins doivent se placer dans le nouveau spectre du genre. C’est souvent la raison pour laquelle Têtu, trimestriel au positionnement LGBT+, est parfois rangé dans la presse masculine, parfois mis de côté. Il ne s’agit plus de remettre en cause le féminisme, globalement admis par la majorité, mais les propres comportements de l’homme, les injonctions virilistes auxquelles il est soumis.

Ces nouveaux questionnements sont pris en compte par la presse masculine : « Notre rôle est d’aider les gens, et a fortiori les hommes, à naviguer dans une société qui mute et évolue, estime le rédacteur en chef de GQ. Comment se comporter après le mouvement #MeToo, comment trouver sa juste place quand on est un homme… Nous abordons ces sujets.  » « Nous ne sommes pas là pour protéger la masculinité à tout prix, renchérit Bruno Godard. On a fait des sujets sur le mouvement #Metoo, parce que notre responsabilité d’homme aussi c’est de dire que tous les hommes ne sont pas des porcs. » Ces thèmes restent néanmoins rarement évoqués. 

« Dans les codes de la masculinité, il y a une interdiction tacite de se mettre en vulnérabilité, analyse Myriam Haegel, fondatrice et animatrice du podcast «­­ ­The Boys Club­­ », lancé par le site Madmoizelle.comEn général, les hommes ne parlent pas des stéréotypes qui leur pèsent. Ils ne les identifient même pas forcément ».

Le terrain des podcasts a été largement investi pour traiter de ces thématiques, avec succès. Dans le podcast Bonhomme, lancé par GQ, la parole se libère, les invités se confient plus facilement sur leurs parcours en tant qu’homme. « Le podcast apporte un élément important : la voix, qui génère de l’empathie », commente Myriam Haegel. Ces formats séduisent un public masculin et féminin, jeune, qui a développé d’autres habitudes de consommation.

« Le podcast apporte un élément important : la voix, qui génère de l’empathie »

Myriam Haegel

« Les hommes d’aujourd’hui s’informent sur Internet, sur des forums ou sur YouTube, constate la journaliste. La presse masculine devrait mettre en avant une plus grande diversité d’hommes, que ce soit au niveau du physique, de l’âge, de la CSP ou de l’orientation sexuelle et s’intéresser aux hommes que les hommes suivent : les streamers de jeux vidéo, les influenceurs fitness, les youtubeurs, les rappeurs. Je pense qu’un homme de mon âge (28 ans, NDLR), sera davantage inspiré par un Damso, un Griezmann, un ZeratoR… Et pas forcément par un Gilles Lellouche en costume trois pièces ».

Pour aller plus loin, c’est par ici.

Maïlis Rey-Bethbeder

@M_ReyBethbeder
23 ans
Vient de terminer son Master journalisme à l’EPJT.
Passée par La République des Pyrénées, nicematin.com, Sud-Ouest et lemonde.fr.
Rédactrice avant tout, pour le papier ou sur le clavier.
Sensible aux questions d’éducation, de féminisme et de société.