Réseaux sociaux

Les trottoirs d’aujourd’hui
Pour les mineurs, les réseaux sociaux sont une porte d’entrée vers la prostitution. Illustration : Lisa Peyronne/EPJT

Avec la série Fugueuse, TF1 aborde frontalement un phénomène qui a pris de l’ampleur avec les réseaux sociaux : la prostitution des mineurs. Les jeunes entrent dans l’engrenage après de simples échanges de messages sur Instagram, sur Twitter et sur Snapchat. Ces plateformes facilitent aussi le travail des proxénètes pour entrer en contact avec les adolescents.

Par Marie Le Bobinnec, Julia Pellegrini et Irène Prigent

J’ai 17 ans, est-ce que ça pose problème ?  Non, pas du tout. Il y en a qui paye plus cher pour des filles comme toi. » Voilà ce que nous explique le recruteur avec lequel nous avons échangé sur Snapchat. En créant ce faux profil d’adolescente qui souhaite intégrer un réseau de prostitution, nous avons découvert à quel point il était facile de se prostituer, même en annonçant être mineur.

En recherchant sur Instagram  « plan sous » ou « plan argent », des termes qui font référence à la prostitution sur les réseaux sociaux, nous tombons sur des dizaines de pages proposant aux femmes de se faire de l’argent facilement. Il suffit d’envoyer « je suis intéressée » pour aussitôt recevoir une invitation à discuter sur Snapchat. Les recruteurs demandent des photos en sous-vêtements, puis des renseignements : la taille, le poids ainsi que les origines. Derrière ces comptes, des proxénètes peu regardant quant à l’âge de leur recrue.

Aïda n’a que 16 ans. Pour ne pas « devenir folle », elle met un mur entre son âme d’adolescente et sa vie de jeune femme : « Il faut sortir de son corps quand un client vient nous voir », explique-t-elle. Malgré son jeune âge, elle donne l’impression de gérer son quotidien avec aplomb. Nous l’avons contactée sur le réseau social Snapchat en utilisant notre faux profil de mineure. C’est un proxénète rencontré sur Instagram qui nous a mis en contact avec elle, afin que nous travaillions ensemble.

Après un échange bref et méfiant, Aïda nous décrit le fonctionnement du réseau de prostitution. « Quand tu arriveras, je serai déjà à l’appartement. On sera ensemble avec le premier client. Ensuite tu te débrouilleras seule dans l’autre chambre. » Pour notre première fausse expérience, la jeune fille nous rassure. Des hommes sont présents dans un appartement situé à proximité, prêts à agir si un client se montre violent envers les « escorts ».

Même s’il reste difficile de mesurer le nombre de prostitués mineurs en France, les associations comme Agir contre la prostitution des enfants (ACPE) ou la Fondation Scelles ont constaté une mutation du phénomène en lien avec le développement des réseaux sociaux.

En effet, sur les réseaux sociaux, les rencontres sont simplifiées. Parfois, les filles proposent directement leur services sur les plateformes. « Lola escort », « Miss Sexy », « Miss coquine »… protégées derrière ces pseudonymes, elles tentent d’attirer l’attention des internautes. Difficile de différencier les mineures des majeures. La plupart du temps, les adolescentes gardent leur âge secret.

Avec les réseaux sociaux, une ubérisation de la prostitution est à l’œuvre. Responsable adjoint du pôle enfance famille jeunesse de la Direction territoriale de prévention et d’action sociale (DTPAS) de la métropole lilloise, Matthieu Launay ne peut que le reconnaître : « Avant, les choses se passaient beaucoup plus sur le secteur urbain, sur des territoires bien identifiés, dans des grandes villes, où les jeunes filles faisaient le tapin. Désormais, c’est via Instagram, Snapchat ou autres, qu’un jeune peut proposer ses services en cachant le fait qu’il soit mineur. »

Pourquoi des adolescentes se retrouvent-elles à se prostituer ? D’abord, il y a le rêve, celui d’une vie facile et tout en paillettes. Avec l’avènement d’une société d’image, le corps des femmes est sans cesse mis en avant et sexualisé. Et notamment sur Internet.

Dans les émissions de téléréalité, les jeunes femmes sont montrées et perçues comme des « bimbos ». Les adolescentes s’identifient à des « influenceuces » comme Kim Kardashian ou Nabilla. La sexualisation de la femme dans ces émissions peut contribuer à banaliser le problème de la prostitution en général, des mineurs en particulier.

Et puis il y a Zahia. Tout le monde se rappelle de cette jeune femme franco-algérienne, issue d’un milieu populaire, qui avait eu des relations sexuelles tarifées avec des stars du football alors qu’elle était mineure. Son exposition médiatique lui a permis d’accéder au monde de la mode et à l’univers du cinéma. Elle incarne le rêve d’une ascension sociale. Certaines jeunes filles pensent qu’il est possible de se prostituer et de monter les marches de Cannes quelques années après. Comme si le jeu de la prostitution en valait la chandelle.

François Mainieri est brigadier-chef et exerce au commissariat de Clermont-Ferrand (Puy-de-Dôme). Il se souvient d’une affaire qu’il a suivie, il y a quelques années. Des parents avaient fait appel à la police car ils soupçonnaient leur fille de se prostituer. Il s’agissait pourtant d’une famille sans problème financier. « La fille s’était inspirée d’un film où une jeune étudiante recourait à la prostitution pour s’amuser, pour se payer ses habits ou encore pour ses loisirs. Elle s’est prostituée pour les mêmes raisons. »

Le film en question est Jeune et jolie, de François Ozon. Dans l’intrigue, Isabelle, tout juste 17 ans, a été contactée par un homme à la sortie des cours. Elle se livre ensuite, volontairement et secrètement, à la prostitution de luxe sous le pseudonyme de Léa.

Derrière cette vie rêvée, la réalité est toutefois plus sordide. Même si la prostitution touche des profils d’adolescentes assez variés, dans la majeure partie des cas, les jeunes filles n’y voient qu’une façon de sortir de leur misère. Issues de milieux défavorisés, elles sont souvent démunies financièrement, elles n’ont pas d’autres choix que d’accepter de vendre leur corps pour gagner de l’argent. Le plus souvent, ces filles connaissent des situations familiales très complexes. Elles sont parfois exposées, très jeunes, au spectacle de la violence.

Les réseaux sociaux apparaissent alors comme des refuges où elles créent des liens avec des amis virtuels et où elles peuvent aussi faire de mauvaises rencontres. Très jeunes, elles sont aussi très naïves et particulièrement vulnérables. En recherche d’affection, elles sont susceptibles de tomber sous l’emprise d’un loverboy. Ce n’est pas un phénomène nouveau. Les proxénètes ont souvent joué sur la corde sentimentale pour appâter leurs proies.

Mais les réseaux sociaux facilitent les contacts et les proxénètes se sont adaptés à ces nouvelles manières de fonctionner. Du premier contact à l’exploitation sexuelle des mineures, leur stratégie se décline en plusieurs phases.

Non seulement les réseaux permettent à ces loverboys de trouver des proies plus facilement, mais ils les protègent des opérations policières. Et la tâche des policiers s’en trouve considérablement compliquée. Repérer les prostitués mineurs et les loverboys est plus difficile sur Internet où ils agissent sous couvert de pseudonymes.

Les recruteurs utilisent les principaux réseaux sociaux, à l’image d’Instagram, pour établir un premier contact mais invitent ensuite les jeunes filles à poursuivre les échanges sur des applications cryptées comme Signal Messenger. Durant notre immersion, les proxénètes avec lesquels nous avons échangé se braquaient dès que l’on commençait à poser trop de questions. Ils supprimaient aussi les messages pour effacer toutes preuves de leur culpabilité.

« Les jeunes n’ont pas confiance dans l’adulte et on les comprend. Les adultes n’ont jamais été en capacité de les protéger. C’est très compliqué de travailler avec des adolescents qui sont sous emprise. »

Cécile Lalumière, protection judiciaire de la jeunesse

Autre difficulté, les réseaux sociaux ont facilité le développement de petits réseaux de prostitution, loin des grandes organisations criminelles auxquelles la police était habituée. Les affaires sont désormais beaucoup plus ordinaires et moins étudiées.

La police a le plus grand mal à les détecter. La plupart des commissariats n’ont pas de service dédié aux enquêtes sur les réseaux sociaux. La faute au manque de temps et de moyens. « Pour être franc, on a tellement d’autres choses à côté concernant des suspicions de maltraitance et d’agressions sexuelles par dénonciation que l’on ne fait pas de recherches sur les réseaux sociaux », déplore le brigadier-chef François Mainieri.

Pour tenter de mettre les jeunes filles qui se prostituent à l’abri, les associations spécialisées, mais aussi les services départementaux, interviennent dans l’urgence. Elles aident aussi à la réinsertion des adolescentes. Mais certaines d’entre elles continuent de se prostituer malgré tout et les pouvoirs publics sont impuissants.

Les institutions reconnaissent ne pas être encore assez performantes et déplorent le manque de confiance des jeunes à leur encontre. « Elles n’ont pas confiance en l’adulte et on les comprend. Les adultes n’ont jamais été en capacité de les protéger. C’est très compliqué de travailler avec des adolescents qui sont sous emprise », reconnaît Cécile Lalumière, directrice territoriale adjointe de la protection judiciaire de la jeunesse du Val-de-Marne.

La prise en charge des adolescentes est difficile car si elles sont assurément des victimes à protéger aux yeux de la loi, elles n’en ont pas forcément conscience. Matthieu Launay rappelle aussi que le fait de se prostituer est, pour certains jeunes, « une manière de faire valoir une forme de souffrance ». Selon lui, il est important de ne pas diaboliser la prostitution et de montrer que les adultes se préoccupent de leur situation.

Les réseaux sociaux eux-mêmes semblent incapables d’empêcher les mauvais usages de leur plateforme. Un travail de modération est mené mais est largement insuffisant, en particulier sur Instagram et sur Snapchat. Durant notre immersion, nous avons testé la réactivité des modérateurs du site de rencontre Tinder. La plateforme est censée supprimer les comptes des utilisateurs qui proposent des relations sexuelles en échange d’argent.

Mais modérer ces comptes n’est pas instantané. Il est d’ailleurs facile de contourner cette restriction avec toute sorte de tactiques. Par exemple, mettre une photo de profil avec des roses signifie que l’on souhaite être rémunéré pour des prestations sexuelles.

« Disponible pour des plans d’un soir en échange d’une rémunération. 16 ans. » C’est ce que nous avons indiqué dans la biographie Tinder de notre profil d’immersion. Les clients potentiels sont plutôt méfiants, cette description a d’ailleurs laissé des internautes perplexes.

L’un d’entre eux s’interroge : « Euh… T’as vraiment 16 ans ? Ton annonce est assez explicite je trouve. » Il n’a pas envoyé d’autre message. Au bout d’une semaine, notre compte d’immersion est enfin suspendu par les modérateurs du groupe Tinder. Mais entre-temps, des contacts ont pu être établis.

L’État tente de se mobiliser. Mais il n’en est qu’à l’étape de réflexion. Un groupe de travail a en effet été lancé en septembre 2020 par le gouvernement. L’objectif : trouver des leviers d’action afin de mieux lutter contre la prostitution des mineurs.

« Nous sommes en train de faire une étude pluridisciplinaire avec des constats partagés par différents acteurs sur le terrain », expliquait, en décembre 2020, l’avocat général Gilles Charbonnier qui préside le groupe de travail. Ses premières conclusions sont attendues en juin 2021, tandis qu’un rapport final sera publié en décembre 2021.

Nous avons constaté que beaucoup d’adolescentes sont abonnées à des pages « plan sous » sans pour autant vouloir elles-mêmes se prostituer. Avec un faux profil de proxénète, nous avons échangé avec l’une d’entre elles pour en comprendre les raisons. Sur la défensive, elle s’est instantanément braquée : « Pourquoi tu t’intéresses à ma vie privée ? Je fais ce que je veux. »

Et c’est tout le problème des réseaux sociaux, les jeunes jouissent d’une pleine liberté pour consulter certaines pages, accepter ou non des invitations. Les parents n’ont généralement aucune idée de la vie que mènent leurs enfants sur ces réseaux. Ceux-ci ne semblent pas avoir conscience du danger.

Avec Internet, tout est à portée de clic. Même si la plupart des jeunes ne franchissent pas la ligne rouge et s’en tiennent à des interactions virtuelles, il est important de les mettre en garde et d’accentuer la prévention.

Marie Le Bobinnec
@MarieLeBob
24 ans
Étudiante en journalisme à l’EPJT. Passée par le service des sports de France Télévisions, Nordic Magazine et le service des sports de La Nouvelle République. Passionnée de sports, particulièrement de biathlon,
se destine au journalisme de sport à la télévision.

Julia Pellegrini
@Juliapellegrn
23 ans
Journaliste en formation à l’EPJT. Passée par France 3 Côte d’Azur, Le Monde et Cannes radio. Affectionne les sujets de société, les sujets liés à l’environnement et aux questions qui touchent à l’intersectionnalité. Se destine aux longs formats et au documentaire à la télévision.
Irène Prigent
@IrenePrigent
21 ans
Étudiante en journalisme à l’EPJT. Passée par Liberté-Le Bonhomme libre, le service des sports de La Nouvelle République et de Paris-Normandie. Intéressée par les sujets qui mêlent sports, société et géopolitique et par les questions internationales. Se destine au journalisme de sport.