Les programmes scolaires sont enseignés à plus de 12 millions d’élèves. Photo : Kelvin Jinlack/EPJT
En France, l’évolution des programmes scolaires a toujours été source de vives tensions. Pour y remédier, le Conseil supérieur des programmes est créé en 2013. Son objectif : être transparent et indépendant. Dans la réalité, le poids de la politique rend ses missions difficiles.
Par Kelvin Jinlack et Anne-France Marchand
Pourquoi les tables ont bougé ? » se questionne Basile au début de l’heure d’histoire-géographie. Christian Ayreault, son professeur, a modifié la disposition de la classe pour que ses élèves de sixième travaillent en groupe. Pendant une semaine, ils vont plancher sur un exposé. Le thème ? Imaginer la ville de demain. Vendredi, ils présenteront leurs idées devant tous les sixièmes du collège Stalingrad de Saint-Pierre-des-Corps (37). L’objectif est de rendre le programme de géographie plus ludique et concret.
En France, l’enseignant dispose d’une liberté pédagogique. Mais celle-ci doit s’exercer « dans le respect des programmes et des instructions du ministre chargé de l’éducation nationale » (Code de l’éducation, article L912-1-1). Autrement dit : il doit se conformer aux contenus scolaires établis mais peut appliquer sa propre méthode.
Comment les programmes sont-ils élaborés ? Cette tâche est confiée, en grande partie, au Conseil supérieur des programmes (CSP) créé en 2013 par le ministre de l’Éducation nationale, Vincent Peillon. Il estime alors que « l’école est martyrisée » entre autres par la suppression de postes d’enseignants, celle d’une demi-journée de classe pour les élèves de l’école primaire et la disparition de la formation des enseignants. À cela s’ajoute le manque de transparence des programmes scolaires.
Pour répondre à tous ces problèmes, Vincent Peillon impulse la loi d’orientation et de programmation pour la refondation de l’école de la République. Son objectif : augmenter le niveau scolaire de tous les enfants. Parmi les mesures, la suppression du cours du samedi matin au profit du mercredi matin ou encore la mise en place de l’apprentissage de l’éducation civique et morale. Et, en ce qui concerne les programmes scolaires, c’est le CSP qui en aura la charge.
Le CSP est composé de dix-huit membres désignés pour cinq ans.
Au total, vingt membres siègent au sein du Conseil supérieur des programmes pour une durée de cinq ans. Infographie : Anne-France Marchand/EPJT
Le CSP émet des avis et formule des propositions qui n’engagent que le conseil. « C’est donc très confortable pour le ministre puisqu’après il dit “ça m’intéresse, j’en tiens compte” ou bien “ça ne m’intéresse pas” et il n’en tient pas compte », explique sans détour Mark Sherringham, actuel président du CSP.
En réalité, c’est un peu plus compliqué. Le ministre de l’Éducation nationale prend note du projet de programme soumis par le conseil. Qu’il soit d’accord ou non, il ne peut pas le modifier. Mais ensuite, le projet est envoyé à la Direction générale des programmes scolaires (Dgesco). Et c’est seulement à ce stade que le ministre peut intervenir, la Dgesco étant un service rattaché à son ministère.
Un tel conseil n’est pas une nouveauté en France. Le CSP a succédé au Haut Conseil de l’éducation (2005-2013) qui lui-même avait remplacé le Conseil national des programmes (1989-2005). Ces deux derniers n’avaient qu’un rôle consultatif. Le CSP, lui, participe activement à la conception des programmes.
Objectif : transparence et indépendance
Plus que tout, l’idée de Vincent Peillon était de rendre transparent le processus d’élaboration des contenus scolaires de l’école primaire, du collège et du lycée. Autrement dit : savoir quelles étaient les modifications apportées et, surtout, par qui. Le CSP devait rendre cohérent les contenus, les évaluations et la formation des professeurs.
Enfin, il devait répondre à un besoin d’indépendance : il fallait donner plus de place aux acteurs éducatifs (professeurs et pédagogues) et moins aux politiques. Une rupture avec ce qui précédait. Avant 2013, l’élaboration des programmes était majoritairement à la charge des inspecteurs, rattachés au ministère de l’Éducation nationale.
Le CSP, s’il n’est pas connu du grand public, joue un rôle fondamental. Les programmes, rédigés pour les plus de 12 millions d’élèves français, contribuent à former les citoyens de demain.
Ses membres se réunissent tous les quinze jours dans les locaux du ministère. Ces réunions leur permettent de faire un point sur l’avancée des projets de programmes. Ceux-ci sont rédigés dans des groupes de travail compétents sur chaque niveau scolaire. Composés de professeurs, de chercheurs ou encore d’inspecteurs, ils mènent des auditions auprès des personnels de l’Éducation nationale.
Tous les quinze jours, les propositions de programme sont votées entre les membres du conseil. Le CSP est le premier maillon d’une longue chaîne.
La création d’un programme scolaire suit un long processus. Une demi-douzaine d’acteurs se succèdent et interviennent dans sa conception. Diaporama : Kelvin Jinlack/EPJT
Les programmes scolaires sont donc pensés, élaborés et discutés par une multitude d’intervenants. Vient ensuite la Dgesco. Puis les enseignants et les syndicats sont consultés mais leur avis n’a pas d’incidence sur le contenu du projet.
En fin de compte, dans toute cette organisation, c’est le ministère qui a le dernier mot à travers la Dgesco. Et c’est lui qui décide de la politique éducative et pédagogique et qui assure la mise en œuvre des programmes d’enseignement dans les établissements scolaires du pays.
Étape finale : les éditeurs transposent les contenus scolaires finalisés dans les manuels. Mais le plus souvent, ils manquent considérablement de temps pour mener à bien cette tâche. Ici aussi, beaucoup d’acteurs (enseignants, chercheurs, graphistes, correcteurs, etc) participent à l’élaboration du manuel. Les éditeurs ont, en général, besoin d’au moins neuf mois pour achever le manuel. Si un programme est officiellement publié en mai et qu’il doit être effectif à la rentrée suivante, ils ne disposent que de cinq mois pour concevoir le manuel. Trop peu, donc.
Des démissions à répétition
Si le CSP est novateur par sa forme, il reste la cible de nombreuses critiques dont la plupart viennent de ses propres rangs. La plus partagée par ses membres est celle du travail titanesque. Une charge qui a poussé à la démission pas moins de deux présidents, une vice-présidente, des universitaires et des parlementaires. Les réunions sont longues. Entre chaque, il y a les rapports pointus des groupes de travail à lire et à corriger.
Pour mener la tâche à bien, il faut que l’investissement des membres soit considérable. Difficile lorsqu’ils exercent déjà une activité à plein temps. Marie-Aleth Grard a démissionné du CSP en 2018. Membre depuis la création du conseil, elle avait à rédiger, avec ses collègues, à la fois la charte des programmes (les principes de travail du CSP), le socle commun de connaissances, de compétences et de culture (les bases que chaque élève doit acquérir au cours sa scolarité) et les premiers projets de programmes. « La charge de travail était colossale » souffle-t-elle.
« Quand vous ne pouvez plus dialoguer dans une instance soit disant indépendante, c’est que la main est mise par l’autorité supérieure et que le président du CSP y obéit. »
Marie-Aleth Grard
Mais ce n’est pas la seule cause de démission. L’irruption du politique crée parfois des dissensions trop fortes. « Les programmes ont toujours été politiques. Ils n’ont jamais été neutres, relativise Christian Ayreault. Par exemple, on étudie le judaïsme et le christianisme mais pas l’hindouisme ni le bouddhisme. »
C’est effectivement un choix politique car ces deux dernières religions, majoritairement présentes en Asie, sont très minoritaires en France. L’Hexagone est, en revanche, un pays de tradition catholique, d’où la prédominance du christianisme dans les programmes d’histoire par exemple.
La politique dans le sens « vie de la cité » est donc intrinsèque à l’élaboration des programmes. Ce qui est compliqué c’est l’irruption des politiques dans le travail du CSP. Denis Paget, ancien professeur de lettres modernes, ex-cosecrétaire général du Snes-FSU et membre du CSP jusqu’en 2018, estime que pour éviter la tutelle du ministère, il ne faudrait pas tenir compte de l’agenda politique.
En effet, chaque ministre souhaite réformer un niveau scolaire et apporter son lot de modifications. Mais il n’est en poste que pour quelques années alors que le temps de conception des programmes et de consultation de toutes les parties intéressées nécessite un travail sur le long terme.
Les programmes sont, en effet, régulièrement modifiés : rédaction du socle commun en 2013, réforme du collège en 2016 puis du lycée en 2018.
Timeline : Kelvin Jinlack/EPJT et Anne-France Marchand/EPJT
Pour le CSP, il ne faut pas tant parler d’indépendance mais d’autonomie, analyse Pierre Kahn, chercheur en sciences de l’éducation et professeur émérite à l’université de Caen. Le ministre en poste donne des lettres de mission au CSP. Celui-ci organise ses travaux et détermine ses groupes de travail, la rédaction des propositions et les auditions. À cette étape, il travaille donc de manière autonome et sans intervention du ministère.
Mais si Alain Boissinot, premier président du CSP de 2013 à 2014, affirme que « Vincent Peillon n’a jamais appelé pour me dire quoi faire », d’autres gardent un œil sur les activités du conseil. « Je me suis aperçue que le CSP, supposé indépendant, ne l’était pas et qu’il y avait un regard assez attentif du cabinet de la ministre (à cette époque, Najat Vallaud-Belkacem, NDLR) sur les orientations prises », s’agace Annie Genevard, qui a démissionné du CSP en 2015.
Souâd Ayada, à la tête du conseil de 2017 à 2022, se défend d’avoir entretenu un rapport particulier avec Jean-Michel Blanquer qui l’a nommée. Pourtant, les reproches sont nombreux. Dès 2017, les décisions du ministre interrogent certains membres du CSP. Plusieurs démissionnent, dont Michel Lussault, président de 2014 à 2017.
Avec l’arrivée de Souâd Ayada, le CSP, en effet, connaît alors une rupture . « Quand vous ne pouvez plus décider et dialoguer dans une instance soit disant indépendante, c’est que la main est mise par l’autorité supérieure et que le président du CSP y obéit », juge Marie-Aleth Grard.
Elle poursuit en pointant que la consultation des professeurs et des syndicats a également disparu. Souâd Ayada, ne partage pas cet avis et assure avoir interrogé beaucoup de syndicats lors de sa présidence.
En réalité, pour consulter les projets, les enseignants disposent aujourd’hui d’une période plus courte qu’auparavant. Moins de temps accordé, c’est donc moins de retours d’enseignants, premiers concernés. À ce jour, les consultations s’étendent sur deux à trois semaines. Avant l’arrivée de Jean-Michel Blanquer, elles duraient plutôt un mois.
Ministre de l’Éducation nationale de 2017 à 2022, Jean-Michel Blanquer de la part des membres du CSP, des syndicats et d’une majorité d’enseignants rencontrés. Photo : École polytechnique – J. Barande
La nomination, en février 2022, de Mark Sherringham à la tête du conseil crée de nouveaux remous. En cause : ses positions sur les écoles privées hors-contrat et la place du christianisme dans les programmes. Le nouveau président définit, en effet, l’école laïque française comme « l’héritière de l’école chrétienne » dans le magazine Famille chrétienne, en 2009.
Des propos qui soulignent sa proximité avec l’enseignement privé et chrétien. Jacques Duplessy et Anna Erelle rapportent dans leur ouvrage L’Ecole hors de la République que ce président du CSP serait intervenu en faveur d’écoles privées bretonnes en juillet 2020.
Guislaine David, porte-parole du syndicat d’instituteurs SNUipp-FSU et professeur dans l’enseignement primaire, est catégorique quant à la nomination de Mark Sherringham : « C’est encore une personnalité proche de Jean-Michel Blanquer qui a placé tous ses copains à la tête des institutions. » Contacté, l’ancien ministre de l’Éducation nationale a indiqué qu’il ne souhaitait pas s’exprimer dans les médias.
Les dissensions existent également au sein du CSP. Chaque membre vient avec sa propre approche des programmes. Alain Boissinot mentionne ainsi l’existence de tensions liées à des courants de pensée idéologiques. « Je pense à une personne qui se disait républicaine mais qui était hostile à toutes les réflexions pédagogiques. Elle cherchait donc à bloquer toute perspective hors des connaissances traditionnelles. »
Après cinq ans au CSP, Souâd Ayada confie qu’elle ne réitérera pas l’expérience.
Photo : Kelvin Jinlack/EPJT
Les élèves demeurent-ils la priorité des membres du CSP ? Oui, car derrière les idéologies, l’objectif reste avant tout de se mettre d’accord sur les programmes qu’ils estiment les plus pertinents. Mais, les divergences parfois grandes ont poussé certains à la démission.
C’est ce qui est arrivé quand Denis Paget s’est opposé à Souâd Ayada. Celle-ci, à peine nommée par Jean-Michel Blanquer, est perçue comme conservatrice et traditionaliste. Elle est attachée à l’école républicaine et à la liberté pédagogique des enseignants. Denis Paget qui occupe le poste de personnalité qualifiée est, lui, favorable à une école égalitaire : « Lire La Princesse de Clèves ou Madame de Lafayette dans une classe de première en sciences et technologies industrielles, ce n’est même pas possible. C’est une langue qui est trop loin d’eux. Tout le monde n’est pas obligé de savoir lire la langue du XVIIe siècle. »
Denis Paget démissionnera en 2018. Ce différend entre ces deux membres est le reflet des visions multiples de l’école qui peuvent exister au sein même du conseil.
Sur le terrain, les professeurs conscients de la succession des réformes les appliquent-ils réellement ? Non, si l’on en croit Patrick Rayou, sociologue et professeur en sciences de l’éducation à l’université Paris-8. « Les enseignants n’appliquent que mollement les dernières mesures apportées. »
C’est également ce que constate Guislaine David : « Cela fait vingt-cinq ans que j’enseigne et, tous les cinq ans, il y a des nouveaux programmes. » Elle affirme que les modifications apportées aux contenus scolaires, entre 2015 et 2017, par Jean-Michel Blanquer, n’ont pas été respectées par les enseignants.
Les professeurs en première ligne
Car loin de ces querelles politico-idéologiques, ce sont bien les enseignants qui sont chargés de la transmission des savoirs. Les professeurs n’ont pas suffisamment de temps pour s’approprier les contenus et les enseigner à leurs élèves.
Le projet de Christian Ayreault, au collège de Saint-Pierre-des-Corps, semble avoir fonctionné auprès de ses élèves de sixième. Plus que le chapitre de géographie sur la ville de demain, les jeunes ont pu développer leurs compétences orales et leur imagination. La manière dont l’enseignant s’approprie les programmes scolaires compte ici tout autant que le contenu même.
Christian Ayreault retient surtout le bénéfice à long terme pour les enfants : « Comme l’objectif du programme est de trouver des solutions aux contraintes des métropoles, l’exposé met les élèves en situation d’acteur pour résoudre les problématiques. La géographie est intéressante pour cette raison : elle permet de former un élève citoyen. »
Kelvin Jinlack
@kelvin.Jlk
22 ans.
Journaliste en formation à l’EPJT.
Passé par France Bleu, La Nouvelle République et Le Progrès.
Journaliste en apprentissage à TF1.
Toujours souriant, passionné par les sujets sociétaux, environnementaux et le sport.
Aspire à devenir journaliste rédacteur-reporter.
Anne-France Marchand
@af_marchand
23 ans.
Journaliste en formation à l’EPJT.
Passée par Ouest-France, La Nouvelle République et Puissance Télévision.
Intéressée par les sujets société, environnement et sport.
Se destine à la télévision mais n’écarte pas la presse écrite et web.