Après avoir longtemps été considéré comme une pratique réservée aux mauvais garçons, le tatouage a conquis peu à peu le cœur et le cuir des Américains. En vingt-six ans de carrière, Jay Wheeler a vu la montée en puissance d’une mode à même la peau.
Par Hugo Noirtault, à Détroit dans le Michigan (États-Unis)
e bourdonnement de l’aiguille rappelle celui d’un essaim d’abeille. Touche après touche, une main de femme prend forme sur le biceps de Tarik*. Le jeune homme confie vouloir quelque chose évoquant une sculpture. « J’adore le rendu des tatouages représentant des statues taillées dans la pierre », affirme-t-il en fermant les yeux. Il tente de faire le vide mais la douleur s’intensifie au point de lui arracher des grimaces. « J’ai l’impression qu’on me griffe la peau en permanence », avoue-t-il, avant d’ajouter que le bruit incessant de la machine résonne dans sa tête « comme des cloches dans une église ».
Quand le vrombissement s’estompe enfin, Tarik bondit de son fauteuil et s’empresse de s’étirer. Cela fait deux heures qu’il observe, immobile, son tatouage prendre lentement forme sur sa peau. Cette main est l’avant-dernière pièce d’une fresque en chantier depuis plus de six mois. Tarik n’a pas choisi le salon North Main Tattoo par hasard. C’est là que Jay Wheeler exerce son art depuis 2015. Trophées et plaques ornent un mur entier de son atelier. L’agence américaine Expertise lui a même décernée le titre de meilleur tatoueur de Detroit en 2016 et en 2018.
Tarik le jure, personne d’autre n’était mieux placé que Jay Wheeler pour donner vie à l’image qu’il avait en tête. « J’ai été conquis par son style et sa polyvalence. Il excelle en tout. »
« Je suis entré dans le salon pour me faire tatouer. J’en suis ressorti avec un travail »
Jay Wheeler
Un jour, je me suis rendu dans le salon de tatouage Eternal Tattoo à côté de chez moi à Livonia. Pendant que je me faisais tatouer un dragon sur le bras, Terry Walker, le propriétaire des lieux, a débarqué pour s’entretenir avec mon tatoueur. Il voulait embaucher un nouvel artiste pour développer le studio. L’occasion était trop belle. À l’époque, j’emmenais toujours un portfolio de mes dessins avec moi. Je lui ai dit que j’étais son homme. Après m’avoir fait passer plusieurs tests, il m’a proposé de devenir son apprenti. Je suis entré dans le salon pour me faire tatouer, j’en suis ressorti avec un travail. »
MON TATOUAGE LE PLUS FOU
Les premiers jours de sa formation ont été une révélation. « Je suis tombé amoureux de cet art. J’ai continué à tatouer, je me suis amélioré, et j’ai finalement réussit à monter mon propre salon de tatouage vingt ans plus tard avec mon ami Aaron Ruby. »
Il l’avoue sans complexe, le timing était parfait pour ses débuts. « Quand j’ai commencé à tatouer en février 1992, un vent de changement soufflait sur cette industrie . Les jeunes artistes arrivaient par dizaines et il ne s’agissait plus de tatouer uniquement des bikers. Je suis chanceux d’avoir été présent au bon endroit au bon moment. »
« Mes parents m’ont toujours soutenu »
Jay Wheeler
Cadet d’une famille de trois enfants, Jay grandit à Livonia, à trente minutes à l’ouest de Detroit. Il évoque de longues journées passées à dessiner dans son coin. « Ma sœur et mon frère ont douze et treize ans de plus que moi. Nous n’avons jamais vraiment partagé les mêmes centres d’intérêt. Ni avec mes parents d’ailleurs. Mon père conduisait des camions et ma mère était femme au foyer. Aucun d’entre eux n’avait une fibre artistique. En revanche, ma grand-mère maternelle était très créative. Même si nous n’avons jamais vraiment pris le temps de nous asseoir autour d’une table pour dessiner ensemble, elle a été une véritable source d’inspiration pour moi. »
À l’école, Jay passe le plus clair de son temps à gribouiller sur ses cahiers plutôt qu’à écouter ses professeurs. Mais c’est en entrant au lycée qu’il a pu exploiter son potentiel au maximum. « J’ai eu la chance d’intégrer un programme artistique. La moitié de la journée était consacré aux arts. Que demander de plus quand ton seul désir est de dessiner ? »
« Les clichés sur les tatouages ont la peau dure »
Jocelyn Camacho est doctorante en criminologie à l’université Old Dominion à Norfolk en Virginie. Elle travaille actuellement sur le rôle des tatouages dans le système judiciaire américain. En 2013, elle publiait une thèse intitulée The Tattoo: A Mark of Subversion, Deviance, or Mainstream Self-Expression? consultable en ligne.
Pour quelle(s) raison(s) décide-t-on de se faire tatouer ?
Jocelyn Camacho. Les gens se font tatouer pour différentes raisons, bien que la plus courante reste celle de l’expression de soi. Certains se font tatouer pour revendiquer une croyance religieuse ou une appartenance à un gang, ou encore le soutient à une équipe sportive. D’autres se font tatouer uniquement pour décorer leur corps.
Comment peut-on expliquer que le tatouage soit parfois considéré comme un art déviant, réservé aux mauvais garçons et aux personnes en marge de la société ?
J. C. Après avoir été adoptée par les marins, ce fut au tour des motards, des gangs et des prisonniers de s’emparer de cette pratique. Si les marins étaient généralement bien vus dans la société, leurs tatouages étaient quant à eux toujours considérés comme une pratique sauvage des populations non-civilisées. Les motards, les gangs et les prisonniers étaient relégués en marge de la société. Tous voient le tatouage comme une contre-culture, un moyen d’expression artistique et une façon sympathique de bousculer l’opinion public. Si cette pratique est aujourd’hui plus populaire qu’hier, elle reste la cible de critiques et de jugements assez sévères par certaines personnes qui considèrent les porteurs de tatouages comme déviantes et en marge de la société. Selon eux, les gens tatoués ne seraient pas dignes de confiance pour la simple raison que les tatouages leur rappellent les gangs et la prison.
Quel rôle ont joué les marins dans le développement des tatouages aux États-Unis ?
J. C. Il a été essentiel. Ce sont eux qui ont ramenés les premiers indigènes maoris, polynésiens et hawaïens sur le sol américain au XVIIIe siècle. Ces « sauvages » portaient tous des marques étranges sur leur peau. Les marins ont ainsi adopté cette pratique et l’ont améliorée grâce à la technologie occidentale. Le nombre de marins s’est ensuite accru avec les années et beaucoup d’entre eux sont devenus adeptes des tatouages. Cette pratique s’est rapidement rependue aux États-Unis. Sans cette large communauté de marins, l’impact des tatouages auprès des autres membres de la société américaine aurait été considérablement moindre.
Les acteurs, musiciens et autres représentants de la culture populaire ont-ils influencé la perception du tatouage de manière positive ?
J. C. La prévalence des tatouages dans la culture populaire a effectivement créé un changement positif dans la perception de cette pratique et des gens qui en portent. L’opinion public change à mesure que les stars portent de plus en plus de tatouages visibles, tout comme les athlètes ou les top modèles. Mais ce changement prend du temps, et les clichés sur les tatouages ont la peau dure.
Quelle différence y a-t-il entre assumer un tatouage en le plaçant sur une partie visible du corps ou le cacher ?
J. C. Beaucoup d’Américains continuent à croire que les tatouages sont réservés aux personnes en marge de la société ou au comportements déviants. Ce sentiment est perçu par tout le monde, même ceux qui ne le partagent pas. Certains s’en moquent et ne dissimulent pas leur(s) tatouage(s). D’autres personnes souhaitent se faire tatouer mais craignant des répercussions. Ils choisissent alors une partie du corps facilement dissimulable avec un vêtement. Et cela ne fait pas d’eux des personnes déviantes ni dangereuses pour autant. Aujourd’hui, tout le monde peut porter un tatouage. Votre médecin peut tout à fait avoir son dos et son torse recouvert de tatouage sans que vous ne le sachiez et, le weekend, retrouver ses amis motards. Si vous ne connaissez pas cet aspect de sa vie, vous continuerez à lui faire confiance sans vous poser de question.
Un ultime va-et-vient, et la machine s’arrête. Après avoir nettoyé les dernières traces d’encre, une crème hydratante est appliquée sur la peau rougie. Bras tendu, Tarik admire le reflet de son nouveau tatouage dans le miroir. « Tu as tout déchiré, mec », lance-t-il à l’encontre de Jay. Ce dernier le gratifie d’un sourire avant de débarrasser son plan de travail.
Gants, feuilles de protections, bouchons d’encre, tout est systématiquement jeté à la poubelle. Rien n’est conservé après usage par mesure de sécurité et d’hygiène. Jay se souvient que ce protocole était déjà en place quand il a réalisé son premier
Après trois ans à réaliser toutes les petites commandes du studio, Jay a fini par céder à l’appel de l’aventure. « J’ai traversé les États-Unis de convention en convention. Puis, en 1995, Mario Barth, tatoueur de renommée mondiale, m’a proposé de le remplacer dans son salon à Graz, en Autriche. On ne dit pas non à Mario Barth. Le projet avait l’air sympathique, alors j’ai sauté sur l’occasion même si je n’avais que 22 ans. C’était une formidable expérience. Toutefois, je regrette de ne pas avoir été assez mature. Je ne faisais que travailler. Je n’ai pas vraiment eu la chance d’expérimenter le style de vie autrichien et de découvrir cette culture d’Europe. »
« Pour chaque pièce, j’estime une durée approximative en fonction de la taille et des détails du motif »
Jay Wheeler
Une rapide accolade, et Tarik se dirige vers l’accueil. Pour une séance d’un peu plus de deux heures, le jeune homme s’acquitte d’une facture de 400 dollars (environ 346 euros) auprès de Chelxie, la réceptionniste de l’établissement. Encaisser de telles sommes en liquide ne l’étonne plus. Cela fait deux ans qu’elle gère la logistique de l’établissement avec la confiance absolue de Jay. « C’est à la fois un patron chaleureux, un homme de valeur, et un véritable ami », dit-elle en recomptant les billets. Selon elle, le salon fait le plein de clients essentiellement grâce à lui. « Je ne compte même plus le nombre de rendez-vous dans son agenda. Mais ce qui m’impressionne le plus, c’est que, malgré son excellente réputation, il reste les pieds sur terre et ne prend pas la grosse tête. » Chelxie l’assure, Jay ne se laisse pas griser par le succès car il est très attaché à ses racines. « Sa vie se résume au Michigan et aux alentours de Detroit » affirme-t-elle tout en rangeant les billets dans une pochette.
Jay a sa méthode bien à lui pour déterminer le prix d’un tatouage. « Pour chaque pièce, j’estime une durée approximative en fonction de la taille et des détails du motif. Ensuite je facture 200 dollars de l’heure. » Vingt ans auparavant, le système de facturation des tatouages était un peu différent. « Quand j’ai commencé, on ne se basait pas sur le nombre d’heures passées à le réaliser une œuvre. On déterminait juste un prix de base et c’était tout. »
Plus de trente heures de travail ont été nécessaires pour parvenir au résultat sur le bras de son client du jour. Une fois complet, le tatouage avoisinera les 6 000 dollars (environs 5 200 euros). Tarik reviendra dans quelques semaines pour une nouvelle session. Il s’agira cette fois de recouvrir son triceps d’une composition d’anges, de nuages et de colombes. La touche finale de cette fresque à caractère religieux.
De telles sommes peuvent donner le tournis. Mais Jay assure que ses tarifs ne sont pas si exorbitant qu’ils n’y paraissent. « Aujourd’hui, certains tatoueurs vont jusqu’à facturer au-delà de 300 dollars de l’heure. Je trouve ça extrêmement élevé, peu importe le nom du tatoueur. »
Quelques petites tâches grises parcourent son avant-bras gauche. Ce sont les résidus de son opération au laser pour retirer son dragon. « Le détatouage a commencé à se populariser il y a environ quinze ans. Je me souviens d’un docteur qui était présent à toutes les conventions auxquelles j’allais présenter mes travaux, vers la fin des années quatre-vingt-dix. Il présentait une technique pour faire disparaître les tatouages grâce aux lasers. Sachant que je n’étais plus vraiment satisfait de mon tatouage, je me suis dit que ça pouvait être une solution. J’ai ensuite pris rendez-vous dans son cabinet une fois par an pendant six ans. J’aurais pu y aller une fois par mois ou tous les deux mois, mais je craignais que ma peau ne puisse pas guérir convenablement. »
Si les tatouages sont progressivement passé de l’œuvre indélébile à une décoration consommable, Jay tient à mettre en garde. Retirer un tatouage n’est pas une épreuve agréable. « Cela fait dix fois plus mal que l’aiguille d’une machine. Mais la bonne nouvelle, c’est que c’est aussi plus rapide. Mes séances ne duraient jamais plus de trente minutes. Le laser attaque l’encre. Une fois terminée, la peau devient rouge, ce qui signifie que le corps peut éliminer les résidus et ainsi, faire disparaître le tatouage. » À la fin de chaque séance, Jay voyait des résultats immédiats. Toutefois, la sensation de coup de soleil lui a laissé un souvenir amer.
Son quotidien, Jay le partage avec sa femme et ses deux chats qu’il considère un peu comme ses enfants. « Ma femme et moi sommes ensemble depuis le lycée. Quand je lui ai annoncé que je me lançais dans le tatouage, elle était un peu confuse. J’étais en effet un artiste, mais je ne connaissais rien au tatouage. Dès que je lui ai parlé de l’apprentissage, elle a tout de suite cru en moi. ».
MON TATOUAGE LE PLUS MARQUANT
Les chaines de télévisions ont assez cru en Jay pour le faire participer à leurs émissions de téléréalités consacrées au tatouage. « Ink Masters », « Tattoo Wars », « Best Ink »… Jay les a toutes refusé. « Ce n’est simplement pas mon truc. Ce n’est pas que ce soit de mauvaises choses, mais je n’aime pas le principe de limite de temps. Pourquoi devoir se presser à réaliser quelque chose qui d’habitude demande justement du temps et de la patience ? D’ailleurs, j’ai l’impression que ces émissions se focalisent plus sur les disputes que sur les tatouages en eux-mêmes », constate-t-il.
Il le reconnaît tout de même, « heureusement que ces émissions de télévisions existent car elles sensibilisent une population qui ne se serait pas intéressé aux tatouages de son plein gré. Le tatouage n’est plus la pratique effrayante d’autrefois réservée aux mauvais garçons. C’est devenu un art. Je pense que les gens commencent à le comprendre. »
(*) Mise à jour du 25 avril 2023 : le prénom a été modifié à la demandé de la personne
Hugo Noirtault
@HNoirtault
21 ans
Rookie de troisième année en spécialité radio.
A posé ses valises à Détroit dans le Michigan pour la saison 2017-2018.
Navigue d’un stade à l’autre pour partager les émotions que seul le sport peut transmettre.
A porté le maillot du Courrier de l’Ouest, de Radio VINCI Autoroutes et de WDET.