Parité à la Voix du Nord

Où sont les cheffes ?

En 2018, La Voix du Nord comptait 41,14 % de femmes dans ses murs, aucune à sa direction. Photo du siège de la VDN : Henk-Jan van der Klis/Flickr

L’année 2019 marque le soulèvement de nombreuses journalistes qui se mobilisent pour défendre leurs droits. Elle incarne aussi l’engagement des rédactions pour la parité et la féminisation de leurs contenus. Avec 41,14 % de femmes journalistes, La Voix du Nord peine encore à faire place aux voix féminines dans ses pages, mais surtout dans sa direction.

Par EPJT

Le 8 mars 2020, à l’occasion de la Journée internationale des luttes pour les droits des femmes, La Voix du Nord publiait un édito tout à fait inédit dans l’histoire du journal. Le mot d’ordre est donné : « Se mobiliser chaque jour pour que l’équité de traitement entre femmes et hommes s’inscrive culturellement et durablement dans nos colonnes et dans nos organisations. »

Le plan social massif de la VDN en 2017 n’a pas suffit à redistribuer les cartes dans son organisation, semble-t-il. Cette année-là, en comptant deux nouveaux responsables à la tête du quotidien, respectivement rédacteur en chef et directeur de la rédaction, douze hommes siègent au comité de direction, mais aucune femme.

En 2020, lorsque l’on pose à nouveau la question à Pierre Mauchamp, directeur de la rédaction, le constat est le même : aucune femme n’a pu se faire de place autour de la table décisionnaire.

« La mission d’une rédaction est de témoigner des courants qui agitent la société. Elle ne peut le faire convenablement que si elle s’interroge sur ses propres pratiques », explique l’édito du 8 mars de la rédaction en chef. Depuis trois ans déjà, la volonté de La Voix du Nord est claire, elle souhaite inclure davantage la voix des femmes dans ses colonnes mais aussi dans son organisation.

« Trop de cravates dans le journal », c’est ainsi que les lectrices décrivaient le journal en 2014 lors d’une consultation réalisée par la VDN. Invisibilisation dans certains métiers, représentations trop souvent stéréotypées, manque d’expertes dans les articles, les femmes semblent alors être les grandes oubliées du journal.

Une prise de conscience qui amène une réflexion qui mènera à son tour à la mise au point d’une toute nouvelle formule éditoriale. « École, santé, transports ou encore emplois… Nous avons privilégié des sujets qui touchent davantage à la vie quotidienne. L’objectif est de repartir sur des thématiques pouvant intéresser femmes et hommes », explique Pierre Mauchamp.

Très souvent désavouée, la presse quotidienne régionale (PQR) est pourtant un très bon observatoire pour prendre la température de ce qu’il se passe dans les rédactions. La PQR est aussi le premier employeur en presse écrite fait remarquer Marie-Christine Lipani, chercheuse en sociologie et maître de conférences à l’Institut du journalisme Bordeaux-Aquitaine (IJBA). Elle ajoute que « la PQR est souvent considérée comme une sous-famille alors que ses audiences cumulées sont souvent bien meilleures qu’en PQN (presse quotidienne nationale, NDLR) ».

Infographie : Louise Gressier

Elle parle même d’une presse qui a su se dynamiser et fidéliser son lectorat et conclut : « Il est donc utile que les chercheurs et chercheuses s’intéressent aux représentations sexuées diffusées dans ces contenus. »

Une ascension à deux vitesses

La révolte au sein de La Voix du Nord est partie d’entre ses murs. Début 2019, le collectif Ouvrons la Voix se crée à l’initiative de Claire Lefebvre et Sophie Filipi-Paoli, deux journalistes à la région. En place depuis 2000, cette dernière est d’ailleurs la toute première femme à signer l’édito du journal en soixante-quinze ans d’existence.

Le collectif s’étend par la suite aux antennes locales par le bouche à oreille. Comment expliquer un tel ras-le-bol général alors même qu’au niveau national, des associations féministes comme Prenons la Une, rassemblant des journalistes de toutes les rédactions françaises, peinent encore à se mettre sur pieds ?

« Lorsqu’on a créé le collectif, nous avons réalisé que c’était dans l’air du temps, que nous n’étions pas seules à ressentir cette frustration », confie Claire Lefebvre. Et en effet, La Voix du Nord compte 315 journalistes avec plus de 41 % de femmes, pourtant aucune n’a ce privilège de siéger à la direction et, très (trop) peu, sont cheffes de rubriques.

Un constat partagé par une majorité de femmes journalistes au siège qui, globalement, bien qu’elles affirment être « assez peu » victimes de harcèlement, reconnaissent un manque de représentation des femmes à des postes hiérarchiques et un sexisme ordinaire latent dans certains services.

 

Lorsque Ouvrons la voix s’est lancé, l’unanimité était loin d’être acquise dans les rédactions du journal : « La rédaction en chef la prise comme une remise en cause personnelle de leur mode de fonctionnement », raconte Claire Lefebvre. Si la rédaction accepte de co-animer, avec le collectif, des ateliers sur la place des femmes dans les contenus et les organisations, la journaliste évoque cependant de nombreux points de blocage avec les dirigeants.

Débats houleux sur la question des quotas, refus de nommer des personnes relais dans chaque locale… la rédaction en chef légitime leur démarche mais refuse d’institutionnaliser le collectif. D’autant qu’une référente harcèlement a été désignée pour cela. Mais celle-ci est actuellement en poste à Douai et peut difficilement faire le lien dans chaque rédaction.

« Justifié mais injuste », ce sont les mots qui reviennent le plus souvent chez Pierre Mauchamp. Le directeur de la rédaction avait pourtant le sentiment de mener une politique volontariste depuis son arrivée en 2017. Globalement, la direction observe une augmentation du nombre de femmes dans ses rédactions : « Il y a eu un mouvement naturel : à partir du moment où on a commencé à les embaucher, elles sont petit à petit montées en hiérarchie », explique-t-il.

Une féminisation sans doute liée à la précarisation du métier avec le développement des piges et la multiplication des temps partiels. Aujourd’hui, quatre femmes sont à la tête d’importantes éditions locales (Lille, Maubeuge, Roubaix-Tourcoing et Villeneuve-d’Ascq) et plusieurs en sont cheffes adjointes.

Cheffe d’agence, ce n’est pas cheffe de rubrique au siège

Plus de femmes certes, mais celles-ci restent cantonnées à des postes intermédiaires aux yeux de Marie-Christine Lipani : « Lorsque vous êtes cheffe d’agence en PQR, où il n’y a parfois que quelques journalistes et correspondants, ce n’est pas la même chose qu’être cheffe de rubrique au siège. » Une opération cosmétique, donc, qui vient camoufler le plafond de verre.

La chercheuse dressait déjà ce constat en 2017 pour l’ensemble de la PQR dans Accès réservé. Le pouvoir au sein des quotidiens régionaux : une histoires de mâles. « Il y avait un déni de la réalité déjà à cette époque. Un autre problème qui se pose en PQR, c’est qu’elle est beaucoup plus hiérarchisée que la PQN. D’autant que désormais on trouve de nouveaux postes comme “deskeur” ou éditeur », analyse-t-elle.

 

L’ensemble des journalistes interrogées soulignent un manque de transparence criant dans les nominations à des postes clés. Beaucoup dénoncent des promotions à guichet fermé, ce que reconnaît aisément le directeur de la publication : « Nous nous sommes engagés désormais à publier des appels à candidatures lorsqu’un poste important sera vacant. » Selon une source de la VDN, depuis cette annonce des embauches ont été réalisées, aucune femme n’en a bénéficié.

Un processus de nomination des plus opaque

Jusqu’ici, cette cooptation naturelle entre hommes s’accompagnait de nombreux préjugés sur les ambitions féminines au sein du journal. La rédaction en chef explique avoir embauché plus de femmes que d’hommes à un certain moment. Mais, selon elle, peu se sentaient prêtes à prendre un poste à responsabilité : « On s’inquiétait de cette tendance. Pendant longtemps, nous avons fait monter des femmes trop autoritaires dans la hiérarchie, par souci d’équité », raconte Pierre Mauchamp. Un autoritarisme dont il n’a pas clairement réussi à nous donner la définition…

« Beaucoup ont cette tendance à croire qu’il y a une manière “féminine” de diriger mais c’est entièrement faux et cela renvoie encore à une essentialisation. Ce sont des idées qui ont émergé lorsque les femmes se sont rebellées dans les entreprises », explique Marie-Christine Lipani. En 2017, la sociologue démontrait, entretiens à l’appui, que, pour les chefs de rédaction en PQR, l’égalité semblait acquise : « Leur prise de pouvoir ne serait qu’une question de temps et de génération. »

Lorsqu’on est une femme, comment accéder à un poste de direction avec des carrières souvent interrompues ou freinées ? « Le congé maternité, c’est un peu comme si tu envoyais le message à tes chefs : “Je suis contente de travailler mais j’ai envie de faire autre chose.” »

Ces mots d’une journaliste à l’édition des Weppes sont révélateurs d’une mentalité d’un autre temps. Pour la journaliste, le jour où les hommes auront la même durée de congé paternité, l’égalité pourra enfin commencer. Un facteur qui explique la surreprésentation des femmes dans les temps partiels, ou les « 4/5e » Pour cette jeune maman, « j’ai senti qu’être à temps partiel a changé le regard que l’entreprise portait sur moi ».

À l’occasion de la Journée internationale pour les droits des femmes, le 8 mars dernier, La Voix du Nord fait paraître un édito présentant ses engagements en matière de parité dans les pages de son journal. Photo : VDNPQR.

Depuis 2017, à La Voix du Nord, une prise de conscience semble être donnée, la réalité est pourtant toute autre. La rédaction se dit fière de n’avoir qu’un écart salarial de 3 % entre les journalistes (hors hiérarchie). Une égalité certes presque atteinte mais qui s’explique surtout, selon Sophie Leroy, journaliste au service interactivité, par le fait que de nombreuses femmes ont été embauchées en même temps et au même indice sur la grille d’ancienneté.

Ce chiffre ne reflète pas le sexisme ambiant. Sur la génération embauchée en 2000 à la VDN, les journalistes ont en moyenne besoin de cinq années supplémentaires pour atteindre le même salaire que les hommes. « Lorsque j’ai demandé un geste salarial pour corriger ces erreurs à l’ancien directeur des RH, tout ce que j’ai obtenu c’est : “Vous faites partie de la génération sacrifiée”. » Aucune n’a, depuis, reçu de salaire rétroactif pour compenser ces années perdues.

« En jouant la montre, ils lissent les écarts »

En 2017, dans le cadre de son plan de sauvegarde de l’emploi (PSE), La Voix du Nord a mis en place de tout nouveaux « postes à spécificité ». Référent vidéo, infographiste ou éditeur, ces emplois spécifiques faisaient l’objet d’un accord bien précis avec les syndicats et ne devaient concerner que trois postes.

Aujourd’hui, cela englobe dix emplois pour seulement trois femmes. « Ce nouveau système s’est avéré beaucoup plus favorable aux hommes. Ces postes échappent à la grille des indices et certains ont pu être augmenté de manière injustifiée », rapporte une source.

« Ce qui me gêne, c’est qu’il n’y ait jamais eu de femme au poste de rédactrice en cheffe adjointe. C’est comme si, d’un seul coup, on se croyait obligé de rattraper le retard et cela met une grosse pression sur les épaules de cette future cheffe. »

Jean-Marc Petit

Journaliste au service économique de La Voix du Nord à Lille

Le premier accord sur l’égalité professionnelle femme-homme courrait de 2014 à 2017. La même année le PSE aurait retardé sa renégociation. Selon des journalistes syndiqués, la VDN aurait profité de ce flou pour retarder sa réévaluation : « En jouant la montre, ils lissent les écarts de salaires. Certaines journalistes ont donc vu leur indice augmenter entre temps. Ce qui permet à la direction de dire à tord qu’elle gomme les inégalités. » La VDN s’est remise autour de la table en 2017 mais l’accord n’a été signé qu’en 2019, soit près de deux ans après le terme du précédent accord.

Pierre Mauchamp et Patrick Jankielewicz se sont engagés auprès des syndicats à nommer une femme lors du prochain changement de direction. Un poste vers lequel tous les regards sont désormais tournés. « Ce qui me gêne, c’est qu’il n’y ait jamais eu de femme au poste de rédactrice en cheffe adjointe. C’est comme si d’un seul coup on se croyait obligé de rattraper le retard et cela met une grosse pression sur les épaules de cette future cheffe qui risque de se dire par la suite qu’elle n’a été que “la caution parité” alors même qu’elle en avait les compétences », s’inquiète Jean-Marc Petit. L’avenir de la parité à La Voix du Nord reste encore bien opaque.