Mr Jazz délaisse les femmes

Le monde du jazz peine à ouvrir ses portes aux femmes. Déjà rares dans ce milieu d’hommes, elles le sont encore plus derrière les instruments. Après plus d’un siècle d’exclusion, un changement semble enfin s’amorcer.

Par Léna Kehaili, Marine Langlois, Dorian Le Jeune
Illustration : Arjuna Désiré/Ecole Brassart-Delcourt

Les instruments se font entendre de l’extérieur du 8, rue Jules-Simon, dans le centre de Tours. Un peu de guitare, de saxophone, de piano ou encore de la batterie. Pourtant, à l’intérieur des salles, les instructions affichées sont bien respectées : « Il est strictement interdit de jouer fenêtres ouvertes, sous peine de sanction. » Mais réunissez plusieurs musiciens entre ces murs et même les vitres ne pourront contenir le son.

L’école Jazz à Tours propose, depuis plus de trente-cinq ans, des formations de jazz, de musiques actuelles amplifiées et des cours amateurs. Photo : Dorian Le Jeune/EPJT

L’École Jazz à Tours partage actuellement ses locaux avec le Conservatoire de musique. Vers 13 heures, les couloirs sont déserts, la plupart des étudiants étant en pause déjeuner. Derrière la porte de la salle Miles-Davis, Antoine Polin commence son atelier avec des étudiants en première année du parcours Musicien interprète des musiques actuelles. « On ne sait pas ce qu’on va faire, c’est toujours la surprise », raconte Remy, le bassiste. Aujourd’hui, au programme : Rythm-A-Ning de Thélonious Monk.

Une jeune femme, Yohna, se détache du groupe. Unique présence féminine dans cette classe, elle est aussi la seule musicienne de sa promo. Violoniste, elle est aujourd’hui entourée d’un bassiste, d’un batteur, d’un claviériste, d’un guitariste et d’Antoine Polin, également à la guitare.

Cet exemple n’est pas un cas à part mais plutôt le reflet d’une triste réalité : dans le monde du jazz, les femmes sont rares derrière les instruments. À Jazz à Tours, entre 2013 et 2014, 17 % des musiciens en formation étaient des femmes.

La voix pour seule voie

Photo : Dorian Le Jeune/EPJT

Dans un milieu où il est déjà difficile de se faire un nom, seules les chanteuses semblent avoir une chance de faire carrière. Les instrumentistes, elles, atteignent rarement la notoriété. Mais qu’elles chantent ou jouent, les musiciennes sont exclues de ce milieu. Les hommes auraient l’habitude de créer entre eux, sans se préoccuper du potentiel des artistes féminines.

« Les musiciens répètent souvent qu’ils jouent “entre potes”. De ce que j’entends, 99 % d’entre eux tiennent ce discours : “C’est malheureux mais, moi, je ne peux rien y faire” », déplore Raphaëlle Tchamitchian, journaliste à Citizen Jazz. Devenue un raisonnement naturel pour beaucoup, la logique de l’entre-soi se répercute sur les opportunités professionnelles.

Françoise Dupas est directrice du Petit Faucheux à Tours, l’une des six scènes de musiques actuelles (Smac) françaises spécialisées en jazz. Pour elle, la solution à la faible présence des femmes pourrait simplement être un meilleur accompagnement. « Elles sont nombreuses dans les écoles mais, plus on monte dans le niveau des études, plus on les perd. Au niveau professionnel, c’est encore plus fermé. Il faudrait les aider et les accompagner davantage dans leurs études et leur entrée dans le monde professionnel. »

Il faudrait. Mais pour l’instant, que ce soit chez les disquaires ou sur scène, les musiciennes sont largement minoritaires. Le 17 octobre 2017, les Victoires du jazz récompensaient six artistes et huit professionnels. Parmi les lauréats, aucune femme. La raison ? Le jury avait décidé de n’en nommer aucune. Les réactions n’ont pas manqué. « Comment se fait-il qu’il n’y ait aucune femme parmi les nommés de 2017 ? Est-ce une provocation ? » s’offusquait la contrebassiste Joëlle Léandre dans une lettre ouverte.

À son corps défendant, le comité de sélection des Victoires du jazz n’avait pas grand choix. Dans ce monde, les notoriétés se comptent en effet sur les doigts d’une main – ou peut-être deux, si vous vous y connaissez.

La situation actuelle n’est que l’écho d’une inégalité que le jazz connaît depuis sa naissance, il y a plus d’un siècle. Marie Buscatto résume en quelques mots un principe que l’on retrouve dans bon nombre d’arts : « Historiquement, la femme, c’est plutôt la muse que la créatrice. » Le jazz ne fait pas exception. Lorsque nous pensons à de grands noms féminins du jazz, certains nous viennent très vite à l’esprit : Ella Fitzgerald, Billie Holiday, Sarah Vaughan ou Dinah Washington appartiennent au panthéon.

Mais elles ont plus encore en commun : toutes sont restées célèbres pour leur voix. Alors que de grandes instrumentistes, il y en a eu, « mais on ne les retient pas, comme si les manuels les effaçaient », regrette Yohna. Mary Lou Williams, Carla Bley, Eliane Elias ou encore Melba Liston sont-ils des noms qui parlent autant ?

Les stéréotypes perdurent. Léa, 26 ans, saxophoniste et flûtiste, a terminé ses études à Jazz à Tours. Qu’elle joue de sa flûte traversière ou de son saxophone alto, elle entend un peu trop souvent les mêmes idées reçues : « Quand on écoute les yeux fermés, on ne peut pas savoir si c’est un ou une instrumentiste qui joue. Ce qui n’empêche pas d’entendre des choses comme “t’as un son de femme ! » Pour moi, c’est aussi ces expressions-là qu’il faut bannir. »

Montrer que c’est possible

Photo : Léna Kehaili/EPJT

Le jazz ne se débarrasse pas facilement de ses barricades machistes. Si tout le monde doit faire ses preuves pour intégrer le milieu, il semble que les femmes doivent redoubler d’efforts. Malgré un talent égal, la carrière apparaît bien différente. Non pas que les femmes soient bannies du milieu, mais leur insertion n’est pas évidente tant les places sont chères.

Malgré les embûches, la route n’est pas totalement impraticable. Depuis plusieurs années, des femmes instrumentistes commencent à occuper, elles aussi, le devant de la scène française. Parmi elles : la batteuse Anne Paceo, la contrebassiste Joëlle Léandre ou encore la trompettiste Airelle Besson. Cette dernière a d’ailleurs vu son album « Prélude » être récompensé d’une Victoire du jazz et du prix Django Reinhardt du meilleur musicien français de l’année.

À ses débuts, Airelle Besson était bien seule. Elle commence la trompette à 7 ans et le violon deux ans plus tard. Déjà, dans sa classe, elle est l’unique fille. Elle n’en a pas encore conscience, mais lorsqu’elle intègre le conservatoire public du 10e arrondissement de Paris à 11 ans, elle entre dans un monde d’hommes. Que ce soit lors de stages ou dans les big bands dans lesquels elle joue, là encore, il est rare qu’une autre étudiante soit présente. « C’était quelque chose de normal. Être la seule fille était devenu naturel », estime-t-elle.

La trompettiste Airelle Besson fait partie de ces rares femmes devenues une référence
sur la scène jazz française. Photo : Patrick Zachmann/Magnum Photos

L’omniprésence masculine décourage les femmes à s’imposer dans le milieu. C’est le constat que fait la pianiste Macha Gharibian, diplômée de l’École normale de musique de Paris : « Dans les écoles que j’ai faites, il y avait très peu d’instrumentistes femmes. »

Durant toutes ces années passées aux côtés d’hommes, Airelle Besson ne s’est jamais sentie explicitement discriminée. « On m’a souvent dit que, quand je suis là [dans un orchestre], ça change un peu l’ambiance et les hommes se tiennent à carreau. » Et c’est encore plus vrai depuis qu’elle est cheffe d’orchestre.

Cette mise à distance des musiciennes est une conséquence du machisme – conscient ou non – de générations de musiciens pour qui la plupart des instruments doivent être placés entre les mains d’hommes uniquement. Un schéma qui perdure mais que les nouvelles venues semblent pouvoir briser. En effet, les jazzwomen s’inscrivent dans une démarche de transmission de leur passion. Leur présence-même sur la scène actuelle est la démonstration qu’il est possible, pour les jeunes filles, d’être connues et reconnues pour leur art. Puissent-elles en prendre de la graine.

Cette notion d’exemplarité est essentielle et les musiciennes en ont conscience. Airelle Besson a d’ailleurs compris le sens de cette démarche : « C’est en ayant des modèles que les jeunes peuvent voir que c’est possible, affirme-t-elle. Il y a de plus en plus de filles qui viennent nous écouter. Peut-être que la parité de notre quartet attire. Quand on voit des musiciennes, ça donne peut-être plus envie, on voit que c’est possible. » La riche carrière d’Airelle Besson et le succès qu’elle connaît depuis plusieurs années font d’elle un des exemples à suivre pour la nouvelle génération d’instrumentistes. La quantité de lettres qu’elle reçoit de jeunes filles admiratives le montre. Peut-être, elles aussi, seront les modèles de futures amoureuses du jazz.

Selon Léa, la jeune flûtiste et saxophoniste, le rôle des femmes instrumentistes « c’est déjà d’être présentes, pour faire changer les choses ». Beaucoup des femmes que nous avons interrogées supposent que la multiplication de modèles féminins pourrait faire évoluer les ambitions des musiciennes. Les instrumentistes sont présentes pourtant, mais elles ne bénéficient pas de la même médiatisation que les hommes. Si on n’en parle pas, on ne les voit pas et on les écoute encore moins. Difficile donc d’avoir des modèles si on ne les connaît pas…

Une envie de changement

Elia Guerin, étudiante à Jazz à Tours. Photo : Marine Langlois/EPJT

Pour remédier à l’absence des femmes, des initiatives commencent à voir le jour. Du côté des instrumentistes, la parole se libère petit à petit. « Ce qui a changé, c’est la facilité à pouvoir en parler, le fait que, maintenant, c’est devenu un sujet, affirme la journaliste Raphaëlle Tchamitchian. Les femmes qui ont témoigné ont découvert que leurs expériences étaient partagées par d’autres et que c’était un phénomène social et non individuel. »

Octobre 2017, scandale Weinstein et début du mouvement #MeToo. Les langues se délient. Des musiciennes de jazz du monde entier fondent le collectif We have voice. C’est écrit noir sur blanc dans leur code : « Aucune tolérance pour le harcèlement. » En France, la pianiste Macha Gharibian ou encore la journaliste Katia Touré font partie du millier de signataires.

La salle tourangelle Le Petit Faucheux essaie de programmer plus de femmes.
Sur son programme du premier semestre 2019, la pianiste Eve Risser.

Mais le changement ne peut pas venir seulement des musiciens, tous les maillons de la chaîne doivent y mettre du leur. « C’est une responsabilité partagée : celle des directeurs de lieux, des programmateurs, des musiciens, des écoles, des enseignants…, assure Françoise Dupas, directrice du Petit Faucheux. Les efforts et la prise de conscience doivent être collectifs. Sinon, la situation ne changera pas. »

Dans sa salle de concert tourangelle, seulement 11 % des artistes programmés sont des musiciennes. C’est pour cette raison que Françoise Dupas essaie de faire bouger les choses. Attention, cela ne veut pas dire qu’elle va instaurer des politiques de quotas, elle ne les porte pas dans son cœur. « La question du genre est importante et nous allons l’intégrer dans notre projet. Mais nous n’allons pas programmer des femmes parce qu’elles sont des femmes », garantit-elle.

Même si Le Petit Faucheux ne s’impose rien, des actions pour remédier au manque de parité sont quand même mises en place. Cela commence par la couverture du programme du premier semestre 2019, qui représente la pianiste Eve Risser. Au-delà du papier, tous les deux ans, un artiste est choisi pour être partenaire de la salle de concert. La liste des heureux élus était pour l’instant bien masculine mais « l’année prochaine, ce sera une femme », affirme la directrice.

Son programmateur, Renaud Baillet, semble avoir pris les demandes de sa supérieure en compte. « Parfois, si j’ai un bon projet porté pour une femme et un bon projet porté par un homme, je vais plutôt aller vers celui porté par la femme. » Il ne s’agit pas de discrimination positive mais d’une prise de conscience de la responsabilité des salles dans le problème du manque de musiciennes.

Le Petit Faucheux est adhérent de l’association Jazzé Croisé (AJC), un collectif de 73 diffuseurs de jazz. L’AJC vient justement de lancer une étude sur la place des femmes dans le secteur qui sera diffusée en mai 2019. Les acteurs semblent avoir bel et bien conscience de l’existence d’un problème. Certes, l’association ne s’attend pas à une bonne nouvelle. « Nous ne sommes pas naïfs, les résultats risquent d’être mauvais », déclare Antoine Bos, le délégué général. Mais, suffiront-ils à provoquer un réel électrochoc ?

Yohna, dans la salle Miles-Davis de Jazz à Tours, joue avec ses camarades, sans se préoccuper de tout cela. Avec son violon, elle essaie de se faire une place dans le monde du jazz. Certes, le chemin ne va sûrement pas être simple mais elle adore la liberté d’improviser que ce genre lui permet. « Ce qui importe, c’est la musique », affirme-t-elle. Airelle Besson la rejoint sur cette idée : « L’important n’est pas le genre. C’est le son. » Après tout, la musique est avant tout une histoire de passion.

Léna Kehaili

@Lena_Kehaili
22 ans
En première année de journalisme à l’EPJT.
Passée par Les Dernières Nouvelles d’Alsace.
Se destine à la télévision, pour être rédactrice et JRI.
Passionnée par 
les sujets culturels et 
les questions de société.

Marine Langlois

@MarineLanglois
21 ans
En première année de journalisme à l’EPJT.
Passée par Ouest France.
Se destine à la presse écrite.
Intéressée par les questions sociétales
et culturelles mais surtout, passionnée de cinéma.

Dorian Le Jeune

@DorianLeJeune
23 ans
Passé par Le Journal d’Elbeuf
pendant deux ans. Se dirige vers
la presse écrite, notamment
pour du grand reportage et du long-format
pour traiter de sujets de société, culturels et politiques.