Des jeunes migrants ont déjà perdu la vie sur ce que les bénévoles de Kesha Nya appellent le sentier du Pas de la mort, près de la frontière franco-italienne. Photo : Nejma Bentrad/EPJT
De la frontière à l’obtention du statut de mineur non accompagné, les jeunes exilés peuvent attendre plus d’un an. Leur espoir : être pris en charge par l’Aide sociale à l’enfance. La garantie d’une vie meilleure après un parcours traumatisant.
Par Nejma Bentrad, Carla Bucero–Lanzi, Léobin de la Cotte.
« Hot drink ? Food ? » Une bénévole interpelle deux jeunes qui remontent la route en direction de Vintimille. À 1 kilomètre de la frontière française, côté italien, son stand de fortune propose boisson chaude et semoule à la tomate aux migrants de passage. Deux d’entre eux se restaurent et discutent. Près d’un arbre se dresse une pile de vêtements destinés à les protéger du froid.
Présente tous les jours de 8 h 30 à 21 heures, l’association allemande Kesha niya apporte un peu de réconfort aux migrants renvoyés vers l’Italie par la police française aux frontières (PAF). Elle invite, sur son mètre carré de terre battue, chacun d’eux, souvent des jeunes, le temps d’une pause dans leur périple.
Ilyes* avance, tête baissée, en direction du stand. Ce matin de janvier 2021, il a été interpellé à la gare de Menton-Garavan, une petite station déserte située juste avant la gare principale de la ville. Les CRS y font la chasse aux migrants en inspectant chaque wagon en provenance de l’Italie. Après quelques heures passées derrière le commissariat de la PAF, dans un préfabriqué, le jeune Soudanais est renvoyé jusqu’à la frontière.
C’est là, en milieu d’après-midi, dans un froid glacial, qu’il rencontre Léa, 25 ans, cheveux bruns frisés et sourire aux lèvres. Depuis trois semaines, elle et les autres bénévoles de l’association se relaient pour tenir le stand, sept jours sur sept et quasiment douze heures par jour. Le ballet incessant de jeunes hommes, parfois mineurs, sur cette route sinueuse, oblige les bénévoles à déplier leur stand sur des amplitudes horaires étendues.
Du haut de ce promontoire offrant une vue imprenable sur la baie de Menton, un vrai espace de vie a été installé : des tapis de yoga sur le sol qui font office de banquette, un jeu de dames aux cases blanches noircies par le temps… Mais aussi des horaires de bus cloués sur l’arbre central, pour permettre aux migrants de rentrer à Vintimille en sécurité.
Après quelques minutes passées à siroter son café dans un gobelet en carton, Ilyes* se décide à rejoindre le groupe d’hommes qui discutent sur le muret. Près d’eux, Corinne*, une femme d’une quarantaine d’années, originaire des Cévennes, s’occupe de préparer les thermos de café. Elle est ici depuis une semaine : « J’aidais déjà les mineurs isolés dans mon petit village mais j’avais envie d’aller plus loin en venant ici. Je me suis dit que c’était le bon moment pour agir. »
Après quelques heures passées sur le stand, Ilyes reprendra la route vers Vintimille. Il n’aurait pas dû être refoulé à la frontière car il affirme être mineur : « J’ai 16 ans. » Il n’en est pas à sa première tentative. « C’est la quatrième fois que j’essaye d’entrer en France. » Encore aujourd’hui, les policiers n’ont procédé à aucune prise d’empreinte. Ils n’ont pas non plus signalé le jeune homme auprès de l’Aide sociale à l’enfance (ASE) du département.
Sur le parking du commissariat de la PAF de Menton, deux jeunes garçons attendent avec un éducateur. Ali*, 16 ans, et son frère, 15 ans, s’étaient cachés dans les toilettes d’un wagon avant d’être trouvés par les policiers : « Ils ont dû casser la porte. Ils ont failli taper mon frère avec l’outil qu’ils ont utilisé pour l’ouvrir. » Des pratiques que nous observons à la gare de Menton-Garavan : le même jour, des policiers utilisent un pied-de-biche pour forcer la porte des toilettes d’un wagon.
Deux jeunes hommes ont été interpellé à la gare de Menton-Garavan. (Photo : Carla Bucero–Lanzi/EPJT)
Cette fois-ci, les deux adolescents ivoiriens sont dirigés vers le centre d’accueil de Saint-Agnès, à 10 kilomètres de Menton, pour être mis à l’abri. C’est le point de départ vers l’obtention du statut de mineur non accompagné (MNA) délivré par les conseils départementaux.
Ali* et son petit frère se sont enfuis le lendemain de leur arrivée au centre pour rejoindre la capitale. Ils tenteront de faire reconnaître leur minorité là-bas.
Discussion WhatsApp avec Ali* en janvier 2021.
Être reconnu MNA permet aux jeunes d’être pris en charge par les services de l’ASE des départements français. Un sésame qui donne droit à suivre une scolarité, à un encadrement par un éducateur et à l’éventuelle obtention d’un titre de séjour à leur majorité.
Dans l’attente d’être convoqués, les jeunes sont mis à l’abri par le département dans des hôtels parfois insalubres, à trois ou quatre par chambre. Selon les départements, cela peut durer d’une semaine à plusieurs mois. Un arrêté du 17 novembre 2016 les oblige à cette prise en charge d’urgence. Par exemple, certaines collectivités, comme les Deux-Sèvres, passent par des appels d’offres pour trouver des hôtels. Une solution économique : les prestataires promettent des services à tarifs très réduits, souvent aux alentours de 50 euros journaliers.
Dans le Puy-de-Dôme, le prestataire propose une prise en charge à 150 euros par jour et par jeune. Un tarif trois fois plus élevé, justifié par un accompagnement médical et des structures adaptées. Claude Boilon, élu départemental, explique ce choix : « C’est une volonté politique de mettre les moyens. Ces jeunes sont des êtres humains. »
D’une semaine à plusieurs mois
Pour Daouda, l’attente à l’hôtel est un mauvais souvenir. « Je suis arrivé en octobre 2017 à Niort, j’avais 16 ans et demi. J’ai attendu trois mois dans un hôtel avant d’être convoqué pour l’évaluation », raconte le jeune homme. Les journées alors sont longues. Il ne sait pas comment les rythmer. Par un autre jeune de l’hôtel, il apprend qu’un club de foot est prêt à l’accueillir aux entraînements. Il entend parler de l’association Migr’action79 qui donne des cours de français et propose de nombreuses activités culturelles. Elle a été créée, en 2018, par des Niortais scandalisés quand le département a mis à la rue, en plein hiver, de nombreux jeunes après leur évaluation.
Pour déterminer l’âge des jeunes, chaque département choisit un processus d’évaluation. Ils peuvent utiliser leurs propres travailleurs sociaux ou faire appel à des prestataires. Le choix se fait selon des critères de coûts et d’efficacité.
Convocation pour évaluation de minorité reçue par un mineur guinéen et émise par les services d’aide social à l’enfance des Deux-Sèvres.
Chloé Nobilo a été éducatrice entre 2018 et 2019 pour P@je, prestataire dans les Alpes-Maritimes. Elle réalisait des pré-évaluations lorsque les jeunes arrivaient dans le centre. Elle dénonce des stratégies visant à les piéger. Dans cette structure, les évaluations sont réalisées en deux étapes : une première, deux jours seulement après la mise à l’abri, est effectuée par des éducateurs. « Fragilisés par leur périple migratoire, ils ne sont pas dans les conditions optimales pour raconter leur parcours aussi vite », regrette l’éducatrice. Elle dénonce aussi l’absence de présomption de minorité.
Une seconde évaluation est menée la semaine suivante par les services départementaux. Ces deux entretiens reviennent sur l’histoire du jeune, son chemin migratoire et son projet en France. Ils prennent en compte la physionomie, la maturité et l’élocution. Une réponse positive implique une ordonnance de placement provisoire à laquelle un juge des enfants doit obligatoirement répondre dans les deux à trois
semaines. Le problème, c’est que le personnel n’est pas toujours adapté. En effet, les associations d’aide aux mineurs isolés et les avocats critiquent le recrutement et le manque de formation des évaluateurs.
Daouda se souvient de la sienne : « Elle a duré une heure. L’évaluatrice notait ce que je disais mais aussi ce que je ne disais pas. Ils ont inventé des propos que j’ai ensuite dû démentir auprès de la juge. »
Sur le refus de prise en charge remis par le conseil départemental des Deux-Sèvres, nous pouvons lire : « Considérant que le discours de l’intéressé est incohérent et comporte des imprécisions ; considérant que la maîtrise, les attitudes et la maturité exprimées lors de l’entretien ne corrobore pas la minorité déclarée de l’intéressée, considérant que Daouda Compo est majeur […] sa demande de prise en charge est rejetée. »
Daouda reçoit donc cette réponse négative un mois après son évaluation. Ce jour-là, il neige à Niort et les jeunes arpentent les centres d’hébergement du 115 pendant que les bénévoles s’organisent pour leur trouver des familles solidaires. C’est ainsi que le jeune homme arrive chez Nadège Guérin, l’une de ses hébergeurs et bénévoles de l’association niortaise.
Une réponse négative du département n’est pas définitive. Le jeune Guinéen ne se décourage pas et conteste cette décision auprès du juge des enfants de la juridiction des Deux-Sèvres. Il entre dans la seconde phase de la procédure de reconnaissance du statut de MNA, il ne sait pas combien de temps elle va durer.
En 2018, après un premier refus, Daouda Compo réussit à faire reconnaître sa minorité en appel. Cette reconnaissance lui permettra d’obtenir un titre de séjour mais également de suivre une formation en bâtiment et de devenir pompier volontaire. Photos : Carla Bucero–Lanzi/EPJT
La rencontre avec le magistrat se fait, le plus souvent, longtemps désirer. C’est lors de cette phase judiciaire que les délais d’attente des mineurs isolés s’étirent jusqu’à l’éclatement. Dans les Hautes-Alpes, le délai pour être reçu une première fois par un juge des enfants est de quinze jours, ce qui est relativement rapide. Mais il faut ensuite trois à quatre mois pour obtenir une seconde audience et la décision finale du tribunal.
En région parisienne, ces délais se comptent en mois, voire en année. En juin 2020, le barreau de Paris a dénoncé, auprès des autorités onusiennes, des temps d’attente allant de trois à neuf mois en première instance, puis de six à douze mois en cas de procédure d’appel.
Durant cette période, les enfants et les adolescents sont laissés pour compte par tous les acteurs publics : l’État, les départements, l’Aide sociale à l’enfance. Ils n’ont aucune protection, ne sont pas hébergés. C’est une véritable mise en danger. Nombreux sont ceux qui, alors, disparaissent dans la nature. En novembre 2018, un jeune Burkinabé de 15 ans a tenté de se suicider dans le palais de justice de Paris après un refus de l’Aide sociale à l’enfance.
Un relai associatif
Seuls les particuliers et les associations répondent présents, comme Migr’action79 pour Daouda. « En mars 2018, j’ai finalement été reconnu mineur par le juge des enfants. Mais, je n’ai été pris en charge par l’ASE qu’en juillet, se remémore-t-il avec émotion. Heureusement que des familles m’ont accueilli. » Ces six mois d’attente matérialisent à eux seuls les failles du système de reconnaissance des mineurs non accompagnés.
Daouda est un exemple parmi 16 760 mineurs non accompagnés en France en 2020. Nous avons confronté les chiffres de 17 départements via les rapports des chambres régionales des comptes. Or, le taux de réponses positives à l’évaluation peut varier de 44 % en Indre-et-Loire (566 personnes reconnues MNA) à 6,7 % dans le Cher (15 personnes reconnues MNA), un département voisin.
Le processus de régularisation des mineurs non accompagnés est la responsabilité de l’Aide sociale à l’enfance et des départements. Une compétence décentralisée qui entraîne des réactions diverses en fonction des collectivités. Source : les rapports de la chambre régionale des comptes de 2020 pour les années précédentes.
Les associations d’aide aux mineurs non accompagnés pointent du doigt une possible instrumentalisation des délais d’attente par la justice. La date de majorité d’un jeune signe en effet l’annulation de sa démarche. Cette idée est rejetée par les professionnels de justice qui dénoncent, eux, le peu de moyens mis à leur disposition.
« Avant mon arrivée, en octobre 2018, il y a eu pendant dix mois un juge des enfants à mi-temps qui devait assurer un nombre croissant de dossiers, indique Benjamin Banizette, juge des enfants au tribunal d’instance de Gap. Il ne pouvait gérer que les urgences et un gros retard s’est accumulé. Aujourd’hui, nous n’avons plus de problème mais je connais d’autres juridictions qui sont extrêmement dépendantes des moyens qu’on leur attribue. S’il manque des juges, le délai de gestion des dossiers sera fatalement allongé. »
Une situation qui crée un véritable malaise dans les rangs de ces juges, métamorphosés en magistrats de vérification de la minorité. « Ce n’est pas une position naturelle pour nous », déplore Lucille Rouet, secrétaire nationale du Syndicat de la magistrature et juge des enfants. Déterminer l’âge de quelqu’un n’est pas une tâche aisée.
C’est souvent subjectif. L’importance du nombre de demandes oblige les juges à faire des choix dans les dossiers qu’ils traitent et à utiliser des outils contestés comme les tests osseux. Face à la politique migratoire de l’État, la justice ronge son frein. Plus largement, c’est toute la procédure des mineurs non accompagnés et l’Aide sociale à l’enfance qui manque de moyens.
La France a déjà été condamnée à plusieurs reprises par la Cour européenne des droits de l’homme pour défaut de prise en charge et conditions d’hébergement insalubres en 2018 à Calais (62). L’enfant concerné n’avait que 11 ans. Les mineurs isolés étrangers sont ballottés dans un jeu de ping-pong entre les départements et l’État.
Malgré un parcours semé d’embûches, Daouda n’a jamais perdu de vue son rêve de devenir pompier volontaire. Il y a six mois, le jeune Guinéen a été décoré d’un premier galon par la caserne de Thouars. « Si je suis naturalisée français, je souhaite passer le concours de la fonction publique et devenir sapeur pompier professionnel. Puis, un jour, retourner en Guinée pour exercer ce métier. »
Nejma Bentrad
@Nejman_
22 ans.
Étudiante en journalisme à l’EPJT, originaire de Nice.
Passionnée par les sujets de société et le récit en image.
A affiné ses compétences au sein de l’émission de France 2 « Tout compte fait » et chez Nice-Matin.
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Carla Bucero–Lanzi
@CarlaB20
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Léobin de la Cotte
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Etudiant en journalisme à l’EPJT.
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