Militaires en Opex

Combat pour une mémoire
Le nom des morts en opérations extérieures est inscrit sur le mémorial situé à Paris. Photo : Coline Salmon/EPJT

Le 11-Novembre, la France honore ceux qui sont morts pour la patrie. Aujourd’hui, elle doit intégrer une nouvelle génération de militaires dans sa mémoire nationale. Regroupés sous le nom de quatrième génération du feu, ces combattants mènent, depuis 1963, des opérations en dehors du territoire national. Mais leurs spécificités sont un obstacle à la création d’une mémoire unifiée.

Par Chloé Plisson, Coline Salmon, Paul Vuillemin

l est 16 h 50 sur le pont Alexandre-III à Paris. Le jeudi 7 janvier 2021, des hommes et des femmes sont réunis pour rendre hommage au sergent-chef Yvonne Huynh et au brigadier-chef Loïc Risser, morts dans le cadre de l’opération Barkhane au Mali. Militaires, associations, personnels de l’armée et civils forment une haie d’honneur pour accompagner le cortège funèbre. Au passage du convoi, une centaine d’étendards français sont abaissés par les porte-drapeaux.

Depuis 2011, après chaque décès de combattant, un hommage ouvert au public a lieu sur ce pont, surnommé le « pont de l’honneur ». Il est suivi d’une cérémonie militaire à l’hôtel national des Invalides. Les hommages sont également diffusés à la télévision. Ces cérémonies se sont institutionnalisées peu à peu pour donner de la visibilité à ces morts pour la France.

Ces derniers appartiennent à la quatrième génération du feu. Une expression qui pourrait être le titre d’un film d’action. Elle qualifie en fait les combattants français engagés depuis 1963 sur différents fronts.

Les deux premières générations correspondent respectivement à la Première et à la Seconde Guerre mondiale. La troisième réunit les combattants des guerres de décolonisation. Les accords d’Évian, signés le 18 mars 1962, marquent la fin de la guerre d’Algérie et l’ouverture d’une nouvelle page pour l’armée française.

Depuis, environ 666 combattants sont morts en opérations extérieures (Opex) selon le ministère des Armées. Les Opex, ce sont les « interventions des forces militaires françaises en dehors du territoire national ». Quelque 11 000 soldats y sont engagés aujourd’hui.

C’est cette quatrième génération qui doit désormais entrer dans la mémoire nationale. Une notion définie par l’historien Jérémy Pignard. Pour ce chercheur, il s’agit de « rendre hommage à tous ceux qui ont fait le sacrifice de leur vie pour protéger la nation et l’intégrité du territoire. C’est ce dont la nation doit se souvenir ».

Des événements comme l’attentat du Drakkar, au Liban, en 1983, lors duquel la France a perdu 58 hommes, ou l’offensive en Afghanistan de 2001, ont fait prendre conscience aux Français que des militaires continuaient de mourir pour la patrie. Pour Jérémy Pignard, ces faits marquent le début de l’intégration de la quatrième génération dans cette mémoire nationale.

Après des années de baisse, le budget annuel dédié aux politiques mémorielles augmente à nouveau. Il passe de 11 millions d’euros en 2020 à environ 20 millions d’euros en 2021, soit une hausse de 60 %. S’ajoutent à cela des projets politiques pour susciter une reconnaissance nationale.

Depuis 2017, les militaires morts en Opex peuvent être inhumés au sein des nécropoles nationales. Aujourd’hui, elles sont 275 réparties sur l’ensemble du territoire national et conservent les restes de près de 800 000 morts pour la France.

Un lieu de mémoire a également été créé. En 2011, un projet de monument national dédié aux morts en opération extérieure sort des cartons. Il sera inauguré huit ans plus tard, le 11 novembre 2019, par le président de la République, Emmanuel Macron. Situé au cœur du parc André-Citröen, à Paris, il rassemble le souvenir des combattants en Opex en un seul endroit. C’est le symbole d’une montée en visibilité de cette quatrième génération du feu.

Mais une partie des militaires trouve cela insuffisant. « Toute la nation n’est pas concernée. Il n’y a pas de résonance dans la société française », regrette Dominique Lépine, président de l’Ufac. Des associations ont pris les choses en main. Ainsi, c’est l’ANT-TRN qui a créé et financé un monument pour les Opex à Theix-Noyalo, dans le Morbihan, en mars 2019. Soit six mois avant le monument national.

Le monument au mort dédié aux Opex à Paris a été réalisé par le sculpteur Stéphane Vigny. Photo : Paul Vuillemin/EPJT
Douze de ces associations forment le G12. Elles tentent de centraliser les revendications pour conseiller le ministère des Armées. L’État est à l’écoute de ce monde associatif. Pour lui, en effet, l’intégration de ces soldats à la mémoire nationale est indispensable. Il s’agit d’entretenir le lien entre l’armée et la nation. Député du Morbihan (La République en marche) et vice-président de la commission défense nationale et des forces armées à l’Assemblée nationale, Jean-Michel Jacques défend cette position : « Il faut préserver l’identité nationale, mettre en lumière les valeurs de notre République et faire perdurer la fraternité et la cohésion nationale dans notre pays. »

Car pour assurer son renouvellement auprès des jeunes, l’armée a besoin du soutien et de la reconnaissance de la population et de l’État. « Il faut que les militaires n’aient pas l’impression d’être de simples mercenaires », justifie l’historien Walter Bruyère-Ostells. Cela passe par le développement d’un sentiment de confiance entre l’armée et la nation. L’enjeu est de résoudre l’incompréhension de ce que font les militaires et être capable de générer de l’empathie pour eux.

Une grande partie des associations d’anciens combattants d’Opex réclament une meilleure considération de la part des pouvoirs publics et de la population. « Il faut respecter chaque génération et lutter contre l’oubli », demande Alain Couperie, président de l’ANT-TRN. Comme une partie des associations, il réclame une journée d’hommage dédiée uniquement à la quatrième génération.

Des députés français se mobilisent également. En septembre 2019, Pierre Cordier, député Les Républicains, dépose une proposition de loi pour établir une journée nationale d’hommage réservée aux Opex. L’élu des Ardennes dénonce un manque de considération de la part des pouvoirs publics. La date du 23 octobre, jour de l’attentat du Drakkar, est proposée. Le projet est finalement rejeté par l’Assemblée nationale.

Mais cette journée ne fait pas l’unanimité. « Trop de cérémonies tuent les cérémonies », affirme Stéphane Le Floch, ancien colonel. À force de multiplier les journées d’hommage, la mémoire risque d’être morcelée. L’ancien adjudant-chef, Laurent Lebas, estime, lui, que l’ajout d’une nouvelle journée n’est plus adapté à la mentalité des Français. Il s’agit de trouver une date symbolique et transgénérationnelle.

La polémique ne date pas d’hier. Déjà, en 2012, le gouvernement avait tenté de mettre fin au débat en élargissant la célébration du 11-Novembre à l’ensemble des militaires morts pour la France et non plus seulement aux combattants de la Première Guerre mondiale.

La tombe du soldat inconnu sous l’Arc de triomphe, le symbole de la mémoire nationale. Photo : Coline Salmon/EPJT

Cet élargissement n’a pas vraiment convaincu. La crainte est que, si on mélange les mémoires, on perde l’histoire et la symbolique de chaque conflit. De plus, nombreux sont les militaires qui ignorent cette mesure et ne se sentent donc pas concernés.

Ils se sentent d’autant moins concernés qu’aujourd’hui, par exemple, les commémorations sont plus structurées autour de la Première ou de la Seconde Guerre mondiale. Cela s’explique entre autres par la nature des différents conflits. Les guerres passées avaient un impact direct sur les populations civiles : bombardements, exils, rationnements. Il s’agissait de défendre nos frontières.

Pendant les guerres de décolonisation, la puissance française était en jeu de façon visible. Chaque famille connaissait au moins quelqu’un autour d’elle qui avait un fils en Algérie. Aujourd’hui, il est plus difficile d’expliquer aux gens la perte de militaires et les centaines de millions d’euros par an dépensés au Mali ou ailleurs. La quatrième génération se sent donc moins investie dans ce corps mémoriel.

Difficile aussi de trouver une date qui serait commune aux Opex tant leurs expériences sont différentes. Elles s’ancrent dans une période historique vaste (entre 1963 et 2021). Les combattants du Tchad de 1969 ne sont pas les mêmes que ceux qui combattent actuellement le djihadisme dans la même région. Stéphane Le Floch, ancien colonel, parle d’une « génération éclatée avec de grosses différences sur l’unité de lieu, d’action et de temps ».

Il n’y a pas d’attachement non plus à un territoire particulier. Les militaires combattent sur des théâtres d’opération différents tout au long de leur carrière et ne se sentent pas forcément liés par un même sentiment d’appartenance. « Ils ne sont pas forcément attachés à dire “je suis un ancien d’Afghanistan ou je suis un ancien du Liban, d’Irak…” », constate Adèle Purlich, chargée de mission au département de la mémoire et de la citoyenneté à l’ONACVG. Ils sont plus attachés au régiment auquel ils ont appartenu et avec lequel ils ont pu combattre sur plusieurs conflits différents.

C’est peut-être aussi pour cela qu’il n’y a que cinq militaires morts en Opex enterrés dans une nécropole nationale. Adèle Purlich estime que les familles préfèrent les enterrer avec leurs proches. Elle ajoute aussi qu’avant 2019, il fallait que « les familles en fassent la demande alors que maintenant, on le leur propose. Le message est différent ». Reste à savoir si cela les incitera plus à opter pour les nécropoles.

Autre facteur, depuis 1963, les conscrits (appelés au service militaire) ne sont plus envoyés au front. L’armée s’est professionnalisée peu à peu jusqu’à la fin du service militaire en 1997. Un tournant significatif dans l’implication des Français dans l’armée et leur connaissance de cet univers.

La mobilisation du monde associatif a également évolué. Les mémoires des conflits mondiaux ont été institutionnalisées grâce aux associations qui ont poussé à la création du secrétariat d’État aux Anciens Combattants. Les guerres de décolonisation ont posé des questions plus sensibles. L’État s’en est donc remis aux associations. Pour les Opex, en revanche, cela a longtemps été un non-sujet car la mémoire était prise en compte directement au sein des armées et non par des associations.

Aujourd’hui, une multitude d’amicales indépendantes et de sections existent dans chaque département français. Les combattants se perdent entre les spécificités de chacune et certains ne se reconnaissent pas dans les revendications. Face à un monde combattant morcelé, il est difficile de défendre une mémoire nationale unifiée.

D’autant plus que, dans certaines Opex, il y a eu peu ou pas de victimes au sein des forces armées. Donc les militaires se voient mal participer, au même titre que ceux qui ont perdu leurs camarades pendant les guerres mondiales et d’Algérie, à la mémoire nationale.

L’historien Jérémy Pignard se veut pourtant optimiste : « On a eu le même problème à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Il fallait synthétiser les mémoires des résistants, des Forces françaises libres, des victimes de la déportation. Les Opex ont vécu des expériences différentes mais le point commun entre tous ces militaires est l’engagement au nom de la France. »

« Un soldat qui meurt pour la France, qu’il soit appelé ou engagé, donne sa vie pour la France »

Alain Couperie, président de l’ANT-TRN

Certains militaires réclament donc une intégration à la mémoire nationale au même titre que les combattants des trois premières générations du feu. Pour Olivier Dufour, secrétaire général de l’Anopex : « Il faut passer le flambeau et parler de toutes les générations. »

Mais avec la professionnalisation, une question se pose : la mort des militaires au combat fait-elle uniquement partie de leur contrat ou doit-on les honorer car leur sacrifice est au nom de la France ? Alain Couperie, président de l’ANT-TRN, tranche : « Un soldat qui meurt pour la France, qu’il soit appelé ou engagé, donne sa vie pour la France. »

Construire une mémoire nationale de la même ampleur que celle des trois premières générations semble donc compliqué. Le 19 novembre 2020, Geneviève Darrieussecq, ministre déléguée auprès de la ministre des Armées, chargée de la Mémoire et des Anciens combattants, a lancé un appel à projet intitulé Commémorer autrement. Il a pour but de soutenir des initiatives mémorielles créatives et originales.

Il s’agit de prendre en compte les spécificités des Opex et de trouver de nouvelles manières de commémorer qui leur correspondent. Car si la mémoire des opérations extérieures est toujours en construction, c’est que son histoire elle-même est toujours en train de s’écrire.

Chloé Plisson

@chloe_plli
22 ans.
Étudiante en journalisme à l’EPJT. Passionnée par le voyage, l’astronomie et les relations internationales.
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Coline Salmon

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Ancienne étudiante en journalisme à l’EPJT.
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Paul Vuillemin

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23 ans.
Étudiant en journalisme à l’EPJT.
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