Travaillez, vous êtes filmés

Wilfried Redonnet et Simon Soubieux

Travaillez, vous êtes filmés

Travaillez, vous êtes filmés

Wilfried Redonnet et Simon Soubieux
22 février 2016

Après les lieux publics, les caméras investissent les entreprises. Les syndicats dénoncent une nouvelle façon de contrôler la productivité des salariés. Les patrons y voient, eux, un simple outil de lutte contre le vol. Entre les deux, la Cnil joue les arbitres et condamne (un peu) les abus de la vidéosurveillance.

« Pendant plusieurs semaines, mon patron a épié tous mes faits et gestes grâce aux caméras de surveillance. » Sonia* est pâtissière. La vidéosurveillance, elle en a subi les abus quand elle travaillait dans une boulangerie tourangelle. Son patron l’a licenciée pour une série de fautes mineures qu’il a qualifiées de graves. Sauf que le boulanger n’était pas présent au moment des faits. Sonia est persuadée qu’il pouvait observer les images des caméras depuis son domicile. Ce qui est interdit. L’affaire n’a pas intéressé les médias. Elle est symptomatique, pourtant, du problème de la vidéosurveillance et de ses dérives. Son usage en entreprise s’est développé mais les abus sont aujourd’hui peu sanctionnés. Il faut dire que les patrons ont trouvé les arguments pour éviter d’éventuelles poursuites : pour eux, il ne s’agit pas de surveiller leurs salariés mais uniquement de se prémunir contre les vols.

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A la pharmacie des Atlantes, les caméras filment les rayons mais aussi les caisses et plusieurs locaux réservés aux employés.

Photo : Wilfried Redonnet/EPJT.

A la pharmacie des Atlantes, dans l’agglomération tourangelle, la direction a décidé il y a deux ans d’installer une dizaine de caméras, y compris dans les locaux réservés aux employés. L’agent de sécurité, reçoit directement sur sa tablette numérique les images captées. Pour les salariés, l’objectif de cette récente installation va au-delà de la simple lutte contre les clients indélicats. L’une d’entre eux, qui préfère rester anonyme, s’insurge : « Les patrons qui installent des caméras dans leur entreprise ont toujours une version officielle. Ici, c’est la protection contre les vols. Mais nous savons très bien qu’ils en profitent également pour nous surveiller. » Et de citer, pour preuve, les nombreuses remontrances du patron à l’encontre des employés qui prennent des pauses trop longues. Et de faussement s’étonner du fait que même quand il est à l’étage supérieur, il connaisse, à la minute près, leur heure d’arrivée et ne se prive pas de faire part de son mécontentement en cas de retard.

La surveillance des salariée par des caméras est pourtant « une pratique interdite par la loi mais serait en recrudescence depuis plusieurs années », regrette Jean Delaire, conseiller juridique à l’antenne générale de la CFTC à Paris. Certes, le nombre d’abus reste faible si on prend en compte le nombre total des entreprises mais les dérives existent. Fouillant dans sa mémoire, il se rappelle le cas de ce coiffeur parisien qui avait installé des caméras jusque dans les toilettes de son établissement.

Les supermarchés, pro de la vidéosurveillance

Photo : Simon Soubieux/EPJT

Si tant d’entreprises font aujourd’hui des demandes d’autorisation pour des systèmes de vidéosurveillance, c’est qu’elles succombent aux sirènes du marketing. C’est en tout cas ce qu’expliquait François Bonnet, sociologue au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), lors d’un colloque organisé par l’université populaire Dionyversité à Saint-Denis (93) le 21 septembre dernier : « Il y a des gens qui ont naturellement intérêt à promouvoir les caméras, à commencer par l’industrie de la vidéosurveillance. » Ce marché aurait d’ailleurs cru de 228 % entre 1993 et 2007 soit près de 9,5 % par an.

Mais du côté des entreprises d’installation de matériel de vidéosurveillance, on se défend d’encourager la surveillance des employés. « Les firmes ne s’équipent pas pour espionner leurs salariés qui, de toute façon, sont légalement informés lorsqu’il y a une installation vidéo », balaye Frank Bendenoun, président d’AZ Concept, une entreprise Orléanaise spécialisée dans la vidéosurveillance. Déjà en 2012, le chef d’entreprise expliquait à La Nouvelle République les deux éléments qui poussaient les patrons à s’y mettre : la mobilité et la légèreté du matériel.  Une évolution technique que met également en cause François Bonnet. Du minidôme infrarouge aux caméras spéciales contre-jour, la gamme est large et s’adapte parfaitement aux besoins de chacun. En quelques clics, n’importe quel patron peut obtenir un devis qui lui indique combien lui coûterait un système de vidéosurveillance.

Pour François Bonnet, auteur d’une thèse sur la vidéosurveillance, on attend des caméras trois choses : prendre les gens sur le fait, élucider des délits après qu’ils aient été commis et dissuader les criminels. Mais « il est quasiment impossible de mesurer la part de ces trois effets ». Il a par ailleurs constaté qu’ « à chaque fois que l’on met en place un dispositif de vidéosurveillance, il y a un principe de déplacement. Les gens vont commettre leurs délits ailleurs, là où on ne pourra pas les filmer ». L’efficacité des caméras dépendrait ainsi de l’espace que l’on cherche à surveiller. Dans un petit local, la vidéosurveillance sera utile et efficace mais dans un lieu ouvert avec une forte affluence, elle aura moins d’impact. Ce qui bat en brèche l’argument selon lequel les caméras sont essentiellement là pour surveiller les clients, notamment dans les grandes surfaces.

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Client ou employé, nul n'est à l'abri des caméras.

Photo : Flickr.

C’est justement dans les grandes surfaces que la vidéosurveillance abusive des salariés semble la plus présente. En mars 2008, l’hebdomadaire allemand Stern dénonçait les méthodes peu orthodoxes de Lidl. Le groupe aurait, à l’époque, placé des caméras pour surveiller le personnel et aurait même enregistré les conversations des salariés pendant leurs pauses.

La chaîne de supermarché Casino a également été accusée d’espionner ses salariés. « Les images des caméras de surveillance du Casino de La Riche Soleil, près de Tours, sont directement transmises au domicile du directeur ainsi qu’au siège social de la chaîne, à Saint-Etienne », dénonce Guy Sionneau, le secrétaire général de l’Union départementale d’Indre-et-Loire de la CFDT. Interrogé, Mathieu Hegron, adjoint au directeur du supermarché, affirme que les salariés ne sont pas visés. Sur place, difficile de vérifier si ces derniers sont réellement observés. Les caméras prennent, comme souvent, la forme d’un petit dôme noir de 5 centimètres de diamètre et il est impossible de distinguer, à l’œil nu, vers quel endroit du magasin elles sont dirigées. Mais François Bonnet est formel : « Quand la direction souhaite licencier quelqu’un sans lui verser d’indemnités, il arrive qu’elle demande aux services de sécurité de se focaliser sur ce salarié jusqu’à ce qu’il commette une erreur. Il sera dès lors facile de le pousser à la démission sans indemnités. »

François Bonnet déplore la passivité des salariés : « Même si, en France, utiliser un système de sécurité pour surveiller ses salariés est strictement interdit, les gens n’en rejettent pas l’idée. » Les raisons de cette passivité ? Le sociologue l’explique par le taux de syndicalisation en France, un des plus faibles de tous les pays de l’OCDE. « Dans le secteur privé peu qualifié, comme la grande distribution ou le nettoyage, les syndiqués sont généralement très peu nombreux et sans beaucoup de pouvoirs. La question de la surveillance des salariés est donc peu évoquée et il est assez facile, pour les patrons, de la mettre en place », analyse-t-il.

Taux de syndiqués des principaux pays de l’OCDE
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Source : OCDE, chiffres de 2013 – Infographie : Wilfried Redonnet

La Cnil, un arbitre impuissant

Photo : Wilfried Redonnet/EPJT

Face aux abus, les salariés ne sont pas désarmés. Outre les syndicats, une institution a été créée en 1978 pour protéger leurs données personnelles. La Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil) réglemente la vidéosurveillance. Elle autorise les caméras au niveau des entrées et des sorties des bâtiments, des issues de secours et des voies de circulation. Elles peuvent aussi filmer les zones où des marchandises sont entreposées pour éviter les vols. Mais pas question de filmer les salariés. La Cnil l’interdit formellement sauf circonstances particulières, comme lorsqu’un employé manipule régulièrement de l’argent. Et encore, dans ces cas spécifiques, la vidéosurveillance doit se diriger vers la caisse et non vers l’employé. Les directeurs de grandes surfaces n’hésitent pourtant pas à outrepasser leurs droits. Au Casino de La Riche, difficile de savoir si les caméras placés en hauteur à la sortie des caisses filment les clients ou les caissières.

« Les intentions de la Cnil sont bonnes, mais elle n’a aucun moyen et ses recommandations sont peu suivies par les entreprises »

La Cnil est bien consciente de ces dérives. Elle a donc mis en place une nouvelle réglementation. Une entreprise qui souhaite se doter d’un dispositif de surveillance dans un lieu non ouvert au public doit le lui déclarer. Et si les caméras sont destinées à un lieu public, c’est la préfecture qui doit être prévenue. Les entreprises sont obligées de prouver l’utilité de la vidéosurveillance. Enfin, le personnel doit être informé et consulté avant toute décision. Une condition indispensable qu’aurait oublié de remplir le patron de la pharmacie des Atlantes. Une des salariés raconte : « Il a installé les caméras sans demander l’avis de personne. Rien n’a été fait dans les règles. En plus, l’agent de sécurité m’a avoué qu’il avait pour mission de nous surveiller. »

L’intéressé se défend : « Si je voulais vraiment espionner mon personnel, j’aurais posé des caméras à l’étage, où seuls les employés peuvent venir et où j’ai énormément de marchandises. Je ne l’ai pas fait. Pourtant, il m’est arrivé de voir des produits disparaitre des endroits où les clients ne peuvent pas se rendre. » L’agent de sécurité qui se tient fièrement entre les rayons, tablette en main, admet quant à lui : « Je suis agent de sécurité, donc je surveille les voleurs. Si les salariés n’ont rien à se reprocher, ils n’ont rien à craindre des caméras. »

Peu de contrôles en entreprise

La Cnil permet aux salariés de déposer des recours à son siège ou à l’inspection du travail. Mais pour quel suivi ? Pour la seule année 2014, 11 892 déclarations concernant des systèmes de vidéosurveillance lui ont été envoyées. Un chiffre impressionnant. Sauf que l’institution ne précise pas combien de ces demandes ont finalement abouti ni combien de recours ont été déposés. Au moins sait-on que trois décisions, dont une relaxe, ont été prononcées l’année dernière. Ridicule à côté du nombre d’abus rapportés par les syndicats de salariés rien que dans la région Centre-Val de Loire. D’autant que les sanctions se limitent à des amendes de 10 000 euros dans les cas les plus graves. Des punitions assez faibles alors même que les atteintes aux libertés individuelles sont bien réelles.

source : Cnil – Infographie : Wilfried Redonnet/ EPJT
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Chaque commerce sous vidéosurveillance doit l'indiquer à ses clients et salariés.

Photo : Simon Soubieux/EPJT

Pour chacune des trois entreprises condamnées en 2014, l’absence d’informations fournies aux employés et la collecte excessive de données personnelles sont en cause. Ultime sanction infligée par la Cnil : rendre public les noms des sociétés incriminées. Sur les trois entreprises punies par l’institution, l’identité d’un seul contrevenant a été dévoilée. Il s’agit de Providis, une société spécialisée dans le commerce de gros de fruits et légumes. En 2013, quatre entreprises avaient été condamnées à des sanctions pécuniaires. Parmi elles, ACS Groupe, une société d’ambulances, ainsi que NCT et AOCT, deux entreprises ayant le même gérant, qui distribuaient des téléphones mobiles et des abonnements pour le compte de SFR. Des secteurs d’activités variés qui prouve que la surveillance abusive ne se limite pas aux grandes surfaces.

Difficile pourtant de prendre ces employeurs la main dans le sac. La Cnil n’effectue que peu de contrôles en entreprise. Sur les 421 effectués par l’institution en 2014, seul 88 portaient sur la vidéosurveillance. Bien insuffisant pour être efficace. « Ses intentions sont bonnes, mais elle n’a aucun moyen et ses recommandations sont peu suivies », dénonce Camille, membre de Tours-sous-surveillance, un collectif de lutte contre l’omniprésence des caméras. Avec une capacité d’arbitrage aussi limité, il ne reste plus que les syndicats pour empêcher la surveillance abusive des salariés. « S’ils sont faibles, le patron a les mains libres pour espionner ses employés. »

(*) Le nom a été changé.

Photo d’ouverture : Simon Soubieux/EPJT.