Au-delà de l’arc-en-ciel

Nicolas Baranowski

Au-delà de l’arc-en-ciel

Au-delà de l’arc-en-ciel

Nicolas Baranowski
15 août 2016
La presse LGBT

C’était il y a à peine un an, le 1er juin 2015. Têtu était placé en redressement judiciaire. Une nouvelle pas vraiment étonnante pour cette publication surendettée, mais qui sonnait la fin d’une ère. Deux semaines plus tard, c’était au tour de Yagg d’appeler à l’aide. Le pureplayer « unique en son genre » selon son slogan demandait à ses lecteurs de s’abonner d’urgence. Et s’ajoutait à la longue liste des publications LGBT disparues ou en difficulté.

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Yagg avait besoin de trois mille abonnés pour se stabiliser. Aujourd’hui, un an après son appel au don, le compte n’y est pas encore. Le compteur en haut de la page reste bloqué à près de deux mille cinq cents. Yagg s’ajoute à la longue liste des publications LGBT disparues ou en difficulté : le bimensuel gay PREF mag s’arrête après son quarante-deuxième numéro en 2011 ; le magazine historique des lesbiennes, Lesbia, est mort en 2012 après trente ans d’existence ; « Le mag’ des filles qui aiment les filles », La Dixième Muse tente un temps une nouvelle formule mixte et change de nom pour Muse & Out avant de stopper définitivement sa publication en juillet 2013.

Marche pour l'égalité des droits. Photo : Olivier Ortelpa/Flickr

La presse LGBT est en crise au moment même où un débat met sa communauté en lumière : celui sur le mariage pour tous. François Hollande en avait fait un des ses chevaux de bataille pour l’élection présidentielle. Au gré des manifestations et des contre-manifestations, ce débat fait rage. S’y s’engagent, bien entendu, la presse LGBT, mais aussi la presse généraliste. Dès le début, les publications choisissent leur camp, en suivant leur ligne éditoriale. Alors que certains comme Libération ou Les Inrocks se réjouissent ouvertement de ce projet de loi, d’autres, comme Le Figaro et Valeurs Actuelles, s’inquiètent.

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Pendant un temps, des sujets auparavant abordés seulement par la presse spécialisée se retrouvent propulsés sur le devant des kiosques. Au point qu’on peut se demander si les lecteurs habituels des publications LGBT n’ont pas abandonné leur papiers favoris au profit d’une presse plus traditionnelle. Comme le remarque Jade Almeida, historienne et sociologue des médias à L’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) : « Quand vous n’avez plus l’exclusivité du sujet, vous n’avez plus celle du public. »

Un constat que font aussi les journalistes. Xavier Héraud, rédacteur en chef de Yagg, explique que les médias généralistes sont devenus leurs concurrents les plus direct. « Ils traitent de sujets LGBT et le diffusent gratuitement sur le Net. Les lecteurs ne vont pas s’abonner s’ils peuvent trouver une info similaire sans payer. » Pour lui, fidéliser les lecteurs doit se faire sur un autre créneau que simplement les sujets abordés. « On doit montrer qu’on peut faire des choses que les médias mainstream ne peuvent pas. Délivrer une information “à la première personne”. Par des LGBT, pour des LGBT. » Un plus non négligeable, quand on constate les dérapages dans les traitements de ces questions par la presse généraliste.

Le 6 septembre 2015, le rugbyman ouvertement gay Gareth Thomas est interviewé par Thierry Demaizière dans le magazine « Sept à huit » sur TF1. Une des questions provoque la colère d’un bon nombre de téléspectateurs : « Comment vous vous débrouilliez avec vos pulsions homosexuelles et ce rapport très intime que vous aviez avec vos joueurs ? »

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Le journaliste s’excusera des termes employés le lendemain, mais ne parlera pas du fond (on peut se demander s’il aurait posé cette question à un hétérosexuel).

Le 31 octobre 2015, Vanity Fair France publie sur son site internet un diaporama intitulé le « musée des horreurs », qui présente ce qui serait, selon lui, les personnalités les moins bien opérées par la chirurgie esthétique. Y figure Caitlyn Jenner, célèbre transgenre qui avait pourtant fait la une de la version américaine du magazine en juin. Une photo historique qui avait été annoncée comme une grande avancée pour la visibilité des transgenres.

Ces écarts homophobes et transphobes sont pointés du doigt par les associations. À leur tête, celle
des journalistes LGBT. Créée en 2013, elle a pour but d’améliorer le traitement des questions LGBT par les médias. Dans ce but, elle a rédigé un guide de 28 pages intitulé Informer sans discriminer. Il traite de tous les sujets de discorde récurrents : le « lobby gay », les stéréotypes de l’homosexuel, l’existence des bisexuels, le respect de la transidentité… L’association invite les médias généralistes à se servir librement de leur guide. Mais tout le monde n’est pas prêt à le faire.

Cette incitation est vécue comme une ingérence dangereuse par certains journaux, comme L’Express. Celui-ci refuse de s’imposer un discours pour satisfaire une association. L’espace médiatique généraliste n’est donc pas toujours bienveillant envers la communauté LGBT. C’est pourquoi les raisons de la baisse du lectorat sont à chercher plus loin. Depuis de nombreuses années, la presse LGBT est critiquée pour son manque de diversité. Alors que ses publications assument généralement une ligne progressiste, la majorité des personnes représentées dans leurs pages sont des hommes blancs. Au point qu’elles ont été parfois taxées de racisme et de sexisme.

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Ce soucis touche toute la presse occidentale. Il a été mis en lumière par le rapper afro-américain transgenre Mykki Blanco. Ce dernier a profité de la polémique sur les Oscars (aucun acteur de couleur n’a été nommé) pour publier sur Twitter une sélection de unes du magazine gay Attitude. Sur toutes, des Blancs et, en très grande majorité, des hommes. « Comment peut-on voir ça et se sentir “hors de la communauté” ou même progressiste ? » demande-t-il au magazine.

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Quelques unes des unes pointées par Mykki Blanco.

La France ne fait pas mieux. Le récent Garçon Magazine, lancé en novembre 2015, disait vouloir s’adresser à toute la communauté LGBT. En réalité, c’est un magazine exclusivement masculin ce qui a passablement agacé les lecteurs notamment les lectrices. Jade Almeida enfonce le clou : « Lors du débat sur le mariage pour tous, on n’a invité que des hommes sur les plateaux de télévision pour parler de PMA (procréation médicalement assistée, NDLR). C’était aberrant. »

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Didier Lestrade, fondateur et ancien rédacteur de Têtu, nie le racisme. Pour lui, les raisons d’une telle ségrégation sont avant tout économiques. « Quand Têtu publiait un homme noir en couverture, les ventes étaient en baisse », indique-t-il à Slate le 30 mars dernier. L’argument ne tient pas vraiment. Il le fait d’ailleurs lui-même remarquer : « L’intérieur de ces magazines est aussi trop blanc. » Les minorités ethniques n’y sont que peu exposées. Quand elles le sont, c’est souvent sous un angle négatif : la criminalité, le taux de séropositivité important… Chose que l’on peut également constater dans le reste de la presse magazine.

Alors, raciste la presse gay ? Ces critiques ont en tout cas permis une remise en question des lignes éditoriales. Les nouvelles productions et celles qui résistent à la crise tentent d’être le plus inclusif possible et de représenter tout leur lectorat. C’est le cas par exemple de Well Well Well (voir l’interview de Marie Kirschen) ou encore de Yagg. « Nous essayons de traiter des sujets qui concernent tout le monde », explique Xavier Héraud, rédacteur en chef de la seule publication LGBT classée en « information politique et générale. » « Notre équipe est mixte, cela nous permet de faire attention. Pour le moment nous n’avons pas de salarié trans, mais nous avons des collaborations. »

En effet, si le combat se situe aujourd’hui principalement sur la visibilité des femmes et des minorités ethniques, un autre est en train d’émerger : la reconnaissance et la représentation des transgenres et des intersexes dans les médias. En témoigne le mot d’ordre de la marche des fiertés cette année : « Les droits des personnes trans sont une urgence. » La presse LGBT est taxée de transphobie, et accusée de ne s’adresser qu’aux cisgenres (voir glossaire ci-dessous), tout comme la presse généraliste. Pour ne pas réitérer les mêmes erreurs, la plupart des publications s’intéressent dès aujourd’hui à cette question. Un certain nombre d’actions sont prises pour inverser la tendance. Dernier exemple en date : Yagg qui a invité la célèbre trans Bambi alias Marie-Pierre Pruvot, à être sa rédactrice en chef d’un jour le 4 mai 2016.

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Ces revendications émergentes permettent un renouveau dans la presse LGBT. Des sujets auparavant mis de côté garnissent les colonnes des magazines. Des publications voient le jour, bien souvent poussées par cette hégémonie masculine dénoncée. C’est le cas du mook Well Well Well, mais aussi de Jeanne magazine, publié uniquement sur le web. La majorité de son équipe est constituée d’anciennes rédactrices de Muse & Out, disparu en 2013. Le credo de ce nouveau titre lancé en janvier 2014 : « Un nouveau média pour les filles qui préfèrent les filles, ouvert sur l’actualité et la culture, les sorties et les voyages. »

En presse, l’immobilisme est toujours perdant

Car il faut bien se rendre à l’évidence, les articles engagés de publication légendaires comme Le Gai Pied ou Lesbia ne font plus vendre. La presse LGBT pâtit de son immobilisme face aux changements dans la
consommation de l’information. Un phénomène qui n’est pas inhérent au secteur, mais à tout le paysage médiatique français. La révolution de l’internet est passée, mais personne n’a suivi. « À une époque ou le numérique va de pair avec la production de contenu, Lesbia n’a ni page Facebook, ni compte Twitter, ni site avant 2012. Et encore, celui-ci n’est qu’une interface sans articles », rappelle Jade Almeida.

Rien n’est fait pour pérenniser le lectorat ni séduire la jeunesse. Des jeunes souvent incompris par les grands pontes du milieu. En 2004 sur France Inter, Jacqueline Pasquier, alors rédactrice en chef de Lesbia est invitée dans une émission intitulée « Les médias homosexuels en France ». Interrogée sur le côté austère de son magazine qui ne séduit guère les jeunes, elle se contente de répondre : « Je suis désolée mais à 20 ans, statistiquement, elles [les lectrices] regardent les images. »

Pourtant, le jeune lectorat est en demande de publications qui lui ressemblent, en témoigne les campagnes de financement participatif des nouvelles productions. Les budgets sont atteints en quelques semaines, voire quelques jours. Les attentes ont simplement changé. Comme l’analyse Jade Almeida : « Des modèles homosexuels apparaissent dans les espaces médiatiques mainstream, que ce soit au cinéma et dans les séries ou grâce au coming out de stars. Le modèle des années quatre-vingt-dix des LGBT très militants, qui évoluent surtout au sein de leur communauté devient désuet et la nouvelle génération s’en désintéresse. »

Comme les hétéros

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Les jeunes générations qui se sont exprimées lors des marches pour l'égalité aspirent à une vie moins ghettoisée et revendique les mêmes droits que tout le monde. Libération décembre 2012.

La nouvelle génération rêverait donc plutôt d’assimilation, d’être comme les autres. Dans ses magazines, elle ne veut plus de tribunes enflammées, mais des interviews de stars et des idées de sorties pour le week-end. C’est en tout cas ce que l’on peut croire, en lorgnant sur ce qui marche le mieux outre-Manche et outre-Atlantique. Gay Times, Diva, Curve…, toutes ces publications fonctionnent sur le même modèle. Elles mettent en avant des articles lifestyle et culturels associés à des interviews de célébrités. Vient ensuite l’actualité générale sous un angle LGBT, où l’on retrouve l’engagement du magazine.

C’est sur ces modèles calqués sur la presse lifestyle mainstream que s’orientent dorénavant les publications LGBT. En France, ils sont quelques un à avoir déjà pris cette direction. Le nouveau Têtu met le plus souvent en valeur des articles des rubriques culture, destinations ou clubbing. Le magazine Hétéroclite, lui, se situe sur un créneau culturel haut de gamme et détaille les activités de la région lyonnaise derrière des unes signées par l’artiste Vergine Keaton.

L’orientation sexuelle et l’identité de genre sont reléguées au second plan. Les médias LGBT du futur seraient donc des GQ gays et des Elle lesbiens ? Jade Almeida en dresse un portrait robot : « Pour les lectrices que j’ai rencontrées, la publication idéale serait fun, un peu militante mais pas trop, avec des actrices en couvertures, des tutos make up ou des conseils sur l’amour. Bref, un magazine tout ce qu’il y a de plus mainstream, sauf qu’au lieu de lire “les 10 moyens de rendre fou votre jules” elles veulent lire “les 10 moyens de rendre folle votre juliette.” »

La revue « Inversion » voit le jour en 1924.

Militants, culturels, intellectuels, révolutionnaires… La presse LGBT française a toujours su inventer des nouveaux format pour faire avancer la reconnaissance et les droits de ses lecteurs. S’il ne fallait en choisir que six dans cette galaxie de revues, ça serait celle-ci. Un bref voyage dans le temps médiatique.

1909

Akademos, première revue homosexuelle française, est également une revue d’art. C’est la toute première tentative en France de défendre l’homosexualité dans une revue. Son premier numéro est marqué par le suicide de son secrétaire de rédaction de 22 ans. Cette revue très belle et très riche (160 pages sur papier d’ingres) ne trouve pas son public. Elle ne passe pas l’année et s’arrête au onzième numéro, malgré le soutien de grands noms comme Laurent Tailhade, Henri Barbusse ou Anatole France.

1927

Il faudra attendre cette année-là pour qu’une nouvelle revue « pour l’homosexualité » voit le jour. Inversions ne tiendra que six mois. Malgré un changement de nom et le soutien de ses lecteurs, elle sera interdite pour « outrage aux bonne mœurs » et « propagation de méthodes anticonceptionnelles ». Elle a fait l’objet d’une réédition à l’identique en février 2016.

1954 – 1982

Arcadie, publication de l’association du même nom, créée par André Baudry avec le soutien des écrivains Roger Peyrefitte et Jean Cocteau. Elle s’inspire de la célèbre revue suisse Le Cercle. Très sage pour éviter la censure, elle n’arrive pas à s’adapter au lectorat de plus en plus militant des années soixante-dix et disparaît après vingt-huit ans d’existence.

1979 – 1986

Sous-titrée « La revue des homosexualités », Masques est créée en mai 1979 par des universitaires. Ce trimestriel culturel, lié à l’association Masques (Mouvement pour l’analyse sociale, le questionnement et l’étude de la sexualité) est le premier à s’adresser aussi bien aux hommes qu’aux femmes. Son dernier numéro paraît en septembre 1986.

1979 – 1992

Le Gai Pied est sans doute le magazine gay le plus important des années quatre-vingt. Ses pages auront vu défiler des interviews de célébrités comme Serge Gainsbourg, Barbara, Jean-Paul Sartre ou Michel Foucault.

1982 – 2012

Lesbia est lancé lors de la fête de Gai Pied Hebdo, au cirque d’hiver. Ce n’est alors que quatre feuille ronéotées. Le magazine prendra sa vitesse de croisière en 1985 et deviendra Lesbiamag en 1989. Magazine de référence, mais n’ayant jamais pu transformer la structure bénévole en structure commerciale, il disparaît en 2012. A noter que le tout premier magazine lesbien était régional. A Lyon,  Quand les femmes s’aiment publia cinq numéros entre 1978 et 1979.

Le Têtu de l’été 2015 a été le dernier acte d’une longue aventure de la presse LGBT. Retour sur l’épopée du magazine homo le plus connu des hétéros.

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Le premier numéro d'un magazine emblématique.

C’était sans doute le magazine LGBT le plus connu. En vingt ans d’existence, il aura su accompagner les avancées sociétales et cristalliser les critiques à l’encontre de tout un segment de la presse. Une histoire qui débute en juillet 1995. Les deux journalistes et cofondateurs de la branche parisienne de l’association Act-Up, Didier Lestrade et Pascal Loubet, décident de créer un nouveau magazine pour la Gay Pride. Le Gai Pied a disparu en 1992. Il n’y a plus de maga­zine homosexuel de référence. Têtu, « le ma­gazine des gays et des lesbiennes » selon son slogan, veut prendre le relais. Le premier numéro, titré « Sortez », se veut un véritable manifeste à la veille d’un défilé dans une France ou le Pacs n’existe pas encore.

Cependant l’histoire n’est pas aussi simple qu’elle en a l’air. Au bout de trois numé­ros, le magazine s’arrête. « La ligne édito­riale n’intéressait personne. Il y avait trop de masculin pour le lectorat féminin et in­versement », se souvient Xavier Héraud, au­jourd’hui rédacteur en chef de Yagg. « Ils ont repris quelques mois plus tard avec une for­mule un peu plus masculine. » Le quatrième numéro sort en juin 1996. C’est le début d’une odyssée de vingt ans qui s’est stoppée net il y a un peu moins d’un an. Le 23 juillet 2015, Têtu est placé en liqui­dation judiciaire. Une disparition annoncée.

Le mensuel faisait en effet souvent état de ses diffi­cultés financières. Chaque année, il perdait des millions d’euros. Un déficit vertigineux dû à une absence de modèle économique précis. Comme le rappelle Sylvain Zimermmann, à l’époque rédacteur en chef adjoint du ma­gazine, « notre modèle historique était celui du mécénat ». En effet, lors de sa fondation, le magazine n’a pas réellement eu à se soucier du budget. Il a reçu immédiatement le soutien de l’homme d’affaire Pierre Bergé et de sa fondation Yves Saint-Laurent. Propriétaire et mécène du magazine,  il a épongé régulièrement les dettes monumentales.

Racheté pour 1 euro

Jusqu’à n’en plus pouvoir. Dès 2011, la presse économique indique que Pierre Bergé sou­haite se séparer du titre qui vient de perdre 2 millions d’euros, avant de se rétracter pour investir dans une nouvelle formule. Mais en octobre 2012, La Correspondance de la presse indique qu’il cherche à nouveau un acheteur. Selon le directeur de la rédaction de l’époque, Hugues Charbon­neau, qui répondait à Yagg, « il est conscient qu’il a 82 ans et qu’il est actionnaire unique, donc il souhaite trouver un repreneur ».

On peut ce­pendant penser que les finances du titre ont joué leur rôle. Même si la distribution du magazine continue d’aug­menter, les comptes sont toujours dans le rouge. Avec 1,5 million d’euros de pertes. Pierre Bergé finit par vendre le titre le 17 janvier 2013 à Jean Jacques Augier, un proche de François Hollande et trésorier de sa campagne présidentielle. Son prix : 1 euro symbolique, pour un magazine histo­rique dont les comptes ont été renflouées par son (désormais ancien) mécène pour pouvoir survivre encore deux ans.

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Ce soutien de Pierre Bergé aura permis à Têtu d’obtenir un succès inatten­du. Dès ses premiers numéros, il devient le premier magazine LGBT à attirer les annonceurs généralistes, provoquant une petite révolution. L’ouverture des droits homosexuels avec le Pacs lui permet aus­si d’acquérir une notoriété incomparable. Les vedettes viennent faire leur coming out dans ses colonnes. Depuis les élections de 2002, les principaux candidats à l’élection présidentielle lui accordent une interview. Homos comme hétéros, tout le monde fi­nit par connaître le magazine.

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Le dernier numéro papier. Depuis, Têtu a réapparu sur le Web.

Une célébrité trop importante pour qu’il disparaisse facilement. Le 29 décembre 2015 au soir, le site est relancé. La startup iDyls a racheté la marque. C’est elle qui avait développé l’ap­plication de rencontre So Têtu. Dans un communiqué, les nouveaux patrons disent vouloir en faire « un média collaboratif » as­socié à « une plateforme de services gays et gay-friendly ». Une annonce qui attire déjà des critiques. Les attentes sont grandes, le poids sur les épaules de la nouvelle équipe risque d’être difficile à gérer.

Marie Kirschen fait partie de la relève de la presse LGBT. Après avoir dirigé le site tetue.com jusqu’à sa disparition en mai 2013, elle fonde Well Well Well, publication lesbienne d’un nouveau genre.

Qu’est-ce qui vous a poussé à créer une nouvelle publication alors que de nombreuses publications LGBT étaient en difficulté ?

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Photo Marie Kirschen

Marie Kirschen. En 2014, il y avait un gros manque de visibilité des lesbiennes dans l’espace médiatique. La presse mainstream nous ignore complètement. On a pu le voir pendant les débats sur la PMA. Alors que cela concernait surtout les femmes, c’était des hommes qui étaient interviewés. Têtu qui avait voulu être le magazine des gays et des lesbiennes était en fait très masculin. Garçon magazine qui s’est vendu comme magazine LGBT s’adresse au final exclusivement aux hommes. Au même moment, les seules publications lebiennes disparaissaient. Muse & Out, anciennement La Dixième Muse a cessé de paraître en juillet 2013 et Jeanne Magazine n’avait pas encore été créé. Le paysage stagnait un petit peu. C’est pour cela que nous avons voulu créer Well Well Well.

Aujourd’hui, quel bilan tirez-vous de ces deux premières années à la tête du magazine ?

M. K. Le numéro 3 de Well Well Well arrive bientôt. Nous n’avons pas encore de date mais ce sera sans doute après l’été. À la base, ce devait être un semestriel, mais nous tendons plus vers l’annuel. Nous n’avons pas assez de temps dans l’équipe pour produire assez de contenu pour un Well Well Well tous les six mois. Nous travaillons toutes à côté. Tout s’est fait sur un coup de tête. Nous n’avions pas prévu que le mag soit rentable. Nous avons  lancé une campagne de financement participatif pour pouvoir payer l’impression du premier numéro. Les recettes de sa vente devaient payer les suivants.

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Le sommaire du premier numéro de Well Well Well.

Le financement a d’ailleurs été très vite. Vous avez atteint votre objectif de 10 000 euros en seulement deux semaines. Vous y attendiez-vous ?

M. K. Pas du tout ! Et heureusement que nous avons rapidement dépassé ce que nous demandions. Nous avions complètement sous-évalué notre budget. On nous a dit que c’est une erreur récurrente de ceux qui font appel au crowdfuning pour la première fois. Au final, nous avons atteint plus de 17 000 euros. Cela montre bien le besoin que pouvaient ressentir les lectrices à ce moment. Il n’existait plus de publication lesbienne. Nous avons imprimé 3 000 exemplaires de ce premier numéro. Je trouvais ça énorme et je ne pensais jamais pouvoir tout écouler. Mais ils se sont tous vendus.

Mais, comme vous le dites dans votre premier édito, il est difficile de plaire à tout le monde. Quel lectorat avez-vous choisi de cibler ?

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M. K. C’est impossible de s’adresser à toutes. Tout le monde est différent. La presse hétéro n’y arrive pas, la presse LGBT non plus. Notre cible, ce sont les lesbiennes. Comme je l’ai écrit dans l’édito, nous avons fait le choix d’écrire avant tout sur ce qui nous plaisait pour le partager avec les lectrices. Il y a beaucoup de femmes qui rêvent d’un Grazia ou d’un Elle homosexuel. Nous ne serons jamais sur ce créneau, comme il n’y aura sans doute jamais d’interview d’Énora Malagré qui est pourtant ouvertement bisexuelle. En y réfléchissant c’est vrai que nous sommes est un peu « intello ».

On critique souvent la presse LGBT pour son manque de diversité. Est-ce que c’est quelque chose qui vous préoccupe ?

M. K. Nous essayons au maximum de prendre cela en compte : nous parlons de femmes de toutes les origines, de toutes les tailles… Par exemple, après nous être rendues compte qu’un portfolio comportait uniquement des femmes blanches, nous avons demandé à la photographe de revenir pour le recommencer parce que ça n’allait pas pour Well Well Well.

Vous travaillez aussi dans des médias généralistes. Vous êtes passé par Libération et vous êtes maintenant journaliste à Buzzfeed. Est-ce compliqué de concilier ce travail avec une activité engagée comme rédactrice en chef de Well Well Well ?

M. K. Je ne considère pas que mon activité soit militante, je ne suis pas à l’Inter-LGBT. Je ne fais que mon métier, en étant spécialisée sur les questions LGBT. Mais c’est vrai que quand je travaillais à Têtu et qu’on m’a proposé un CDI, j’ai réfléchi. Têtu sur un CV, ça n’est pas neutre. Ça peut être vu comme militant. Au moment du débat pour le mariage pour tous, Slate a publié un article disant que les journalistes homosexuels ne pouvaient pas écrire sur les sujets LGBT parce qu’ils étaient trop concernés et donc pas assez objectifs. J’étais en colère en lisant ça à l’époque. C’est difficile de faire comprendre que même en étant LGBT, on peut rédiger quelque chose de professionnel. C’est juste une spécialité comme une autre. Ce n’est pas un acte militant.

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Dans le deuxième numéro, une interview de Soko, actrice et chanteuse.

Slate est pourtant vu comme « gay friendly ». Libération et Buzzfeed aussi. Les journalistes LGBT doivent tout de même faire face à une certaine homophobie au sein de ces rédactions ?

M. K. À Buzzfeed, je n’ai jamais eu de problème de ce genre. Je ne suis pas restée assez longtemps à Libération pour savoir. Mais bien sûr, il y a des dérapages. On a pu le voir récemment avec le traitement de l’affaire Serge Aurier. Les rédacteurs de Libé expliquaient que « tafiole » dans ce contexte, ce n’était pas homophobe. Là encore, j’étais vraiment en colère en lisant ça. c’est vrai qu’on se fâche plus vite en voyant un dérapage dans Libé que dans Le Figaro. On attend plus d’une publication « gay friendly ».

Il y aurait donc des médias mainstream homophobes et transphobes?

M. K. Je ne pense pas qu’on puisse dire ça. Je dirais juste qu’ils ne connaissent pas grand chose au sujet et qu’ils ne veulent pas en savoir plus. Il ne veulent pas non plus écouter les journalistes LGBT parce que leur avis serait biaisé. J’ai été militante à l’association des journalistes LGBT. Je sais que Buzzfeed utilise le guide qu’a écrit l’association pour traiter les sujets LGBT. Je sais aussi qu’à l’Express par exemple, ils ont refusé. Il ne voulaient pas qu’on leur dicte ce qu’ils doivent écrire. Ils n’ont visiblement pas compris à quoi servait ce guide.

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Pour son second numéro, le magazine rétablit des règles de grammaire égalitaire qui existaient avant le XVIIe siècle.

Pourtant, la presse généraliste s’intéresse de plus en plus aux sujets LGBT. La presse spécialisée ne risque-t-elle pas de disparaître au profit d’une presse traditionnelle plus « éclairée » ?

M. K. Cela fait plaisir de les voir écrire sur ce sujet. Surtout dans les médias anglophones comme Buzzfeed et le Huffington Post où on retrouve des productions de qualité. Mais je ne pense pas qu’ils volent des lecteurs aux publications LGBT. En tant que lectrice je ne me suis jamais dit que j’allais arrêter de lire Têtu parce que la presse mainstream commençait à s’intéresser aux sujet LGBT. On en aura toujours besoin.